XIII.

Par Loutre

Quand on est ressortie du café, tous pleins de projets étaient lancés. Un truc m'avait étonné, cependant, c'était que Valentine s'était proposée d'aider aux costumes.

Tu sais coudre, toi ? demanda Sam alors que les deux sœurs marchaient en ville, sous la chaleur de plomb de plein midi.

– Oui. J'ai appris à l’hôpital, lors de ma première hospitalisation.

– Y avaient des sortes d'ateliers ?

– Quelque chose comme ça, répondit Valentine évasivement. C'est par là ?

Non, à gauche. On arrive bientôt. Tu vas savoir rentrer à l'appart toute seule, après ?

– T'en fais pas.

– Valentine m'a raconté son hospitalisation beaucoup plus tard. Apparemment, elle s'ennuyait tellement qu'elle avait fini par complètement régenter son étage. Dès le lendemain de son hospitalisation, elle avait pour projet de repeindre sa chambre. Forcément, personne n'était d'accord, mais elle les a tellement agacé qu'ils ont fini par céder. Lorsqu'elle en a eu terminé avec la déco, elle s'est mise à la couture — parce qu'il n'était pas question qu'elle et les autres portent des pyjamas moches et des blouses mal taillées. Elle a commencé à animer des ateliers avec les autres enfants, et ça a tellement bien marché que même après qu'elle soit sortie, elle a continué à venir, de temps à autres, bénévolement, pour tenir compagnie aux patients et leur proposer des activités manuelles. C'est ça, Valentine. Une bombe d'énergie débordante, une fille qui en verra sans doute de toutes les couleurs — enfin j'espère.

Bientôt, le palais des Papes où travaillait Sam apparut au bout de la rue, et les deux sœurs ne tardèrent pas à devoir ses séparer. Toute la journée durant, les pensées de Sam dérivèrent vers le projet qu'elle et sa sœur avaient fomenté ; elle peinait à se le représenter, à imaginer le processus, à envisager ne serait-ce que la première étape. Tout lui semblait confus, informel. Plusieurs fois, ses collègues comme les spectateurs durent l'interpeller pour attirer son attention.

Le soir, lorsqu'elle poussa la porte d'entrée de leur appartement, elle trouva sa petite sœur assise dans le canapé avec, autour d'elle, sur les coussins, la table basse et sur le sol, une foultitude de feuilles, de brouillons, de liasses de journaux. Valentine avait regroupé  plusieurs modèles d'articles de presse, et elle commençait à lister les différents formats qui seraient pertinents pour faire la promotion des pièces du café. Devant elle, son ordinateur projetait sur ses traits une lumière bleutée. Elle se redressa en entendant sa sœur entrer, la salua avec un grand sourire.

Sam sentit combien cela lui avait manqué, de se sentir à l'aise, et non pas écrasée sous la pression d'une dispute sous-jacente. Pour la première fois, elle put rejoindre sa petite sœur sans que celle-ci se s'évapore, ne coule entre ses doigts, prétextant avoir besoin de prendre sa douche, avoir un truc à faire dans la chambre. Elle ne s'assit pas, comme à son habitude, seule avec son téléphone, mais aux côtés de Valentine et de sa liasse de projets dont elle semblait si heureuse de parler.

Faisant défiler une à une les différentes idées qu'elle avait eu, Valentine lui montra les modèles d'interview, de critique, de publicité qu'elle envisageait, insistant bien sur le fait que tout cela n'était qu'un premier jet, qu'elle comptait bien ne pas se contenter de si peu ; pourtant, les maquettes semblaient déjà fort convaincantes aux yeux de Sam qui, jusqu'à présent, avait été incapable d'imaginer une forme à ce qui n'était pour elle qu'un rêve, une échappatoire. 

– Je nous ai fait un compte Instagram, aussi. J'ai demandé à Claire si elle était ok, elle en a parlé au reste de la troupe, et ils ont tous convenu que c'était une bonne idée. Je vais m'occuper de le tenir à jour. Tu voudras participer ? Je me dis que tu peux avoir des photos sympa, avec ton boulot.

– Valentine m'a embarqué avec elle dans le sillon de sa tornade. Elle s'était renseignée sur le théâtre, avait commencé à lire tous pleins de trucs, et pour la première fois, je pouvais partager ce que je savais. On a passé la soirée à discuter théâtre ; je lui ai cité les grands noms que je connaissais, lui ai raconté quelles pièces j'avais vu l'année passée — d'ailleurs, quand j'y pense, c'était la première fois que je lui parlais de mon année de terminale. Elle savait pas vraiment comment je m'étais intéressée au théâtre, alors je lui ai tout dit : que j'avais failli arrêté la danse, que j'avais rencontré Claire aux rencontres chorégraphiques, qu'elle m'avait emmené au théâtre, que j'avais décidé de passer mon examen de fin de cycle en mêlant les deux disciplines... Je lui ai parlé de la fois où nos parents étaient venus dans mon lycée pour parler avec mon prof principal, combien ça avait été délicat de les persuader d'accepter ma décision, décision que moi-même je trouvais un peu effrayante. On a évoqué ma peur de l'avenir, mon impression de naviguer en eaux troubles, sans savoir où aller. Finalement, c'était plus simple que ce que j'imaginais. De lui parler, je veux dire. Ça venait tout seul. Elle écoutait en silence, hochant la tête, posant quelques questions de temps à autre. Comme il était tard, on est allée se coucher. Le temps autour de nous était comme très étiré ; tout allait au ralenti. On a continué à discuter comme deux gamines, la tête sur l'oreiller. Sa voix me réveillait à chaque fois que je commençais à décrocher puis, sans que je sache quand ni comment, j'ai fini par m'endormir. Je me suis réveillée en panique, en retard, j'ai couru au boulot — Valentine se moquait de moi...

 

Alors que je descendais les marches de l'escalier à toute vitesse, elle s'est penchée, encore en pyjama, par-dessus la rampe — je voyais juste sa tête toute décoiffée, souriante — et elle m'a crié de pas oublier de penser à nos articles.

Promis ! répondit Sam, la tête levée vers celle de sa sœur.

Puis elle reprit sa course, attrapa un bus juste à temps et n'arriva qu'avec un petit quart d'heure de retard, mais le ventre vide et la figure enfarinée. Elle profita, toute la journée durant, de la moindre minute de répit qu'elle avait pour pianoter sur son téléphone des ébauches de scripts, d'articles. De même, lorsqu'elle dut attendre, derrière un comptoir, l'arrivée de spectateurs ou de retardataires, elle écrivit des ébauches de textes visant à présenter le spectacle de Claire ainsi que le projet du café.

– J'ai fais ça pendant plusieurs jours d'affilées. Et quand je rentrais, j'en parlais à ma sœur. Tout est devenu théâtre : les repas, la vaisselle, les soirées, tout devenait un prétexte pour discuter d'une mise en scène, de la façon de présenter une interview. Valentine, quant à elle, passait de plus en plus de temps au café ; elle rentrait la tête encore pleine d'anecdotes, avec des costumes à repriser, des points de couture à faire. Et elle s'en occupait, sur le canapé, pendant que je préparais à manger. On se parlait en faisant des allers-retours d'une pièce à l'autre, elle en me suivant avec ses aiguilles, moi avec un saladier ou une sauce en train d'être touillée. 

Au fait ! J'ai rencontré Sole, s'écria Valentine en attrapant un champignon pour le fourrer dans sa bouche.

Sam se retourna, surprise.

– Elle est grave sympa. On dirait pas que vous avez le même âge ; elle fait plus mature.

Sam leva les yeux au ciel. Continuant à trancher une courgette, elle en profita pour récolter quelques informations. Sole, depuis quelques jours, faisait l'effort de répondre plus souvent aux messages, mais elle n'avait pourtant pas prévenu Sam de sa visite au café.

– Elle venait pour aider ?

Juste pour ramener des trucs que sa mère avait préparé. Elle est graphiste, c'est ça ?

– Sarah ? Oui. Enfin je crois pas qu'elle ait terminé ses études, mais elle doit être en alternance, maintenant.

– Mais elle a quel âge ?

– Je sais plus. 33 ans, environ.

Valentine, accoudée au plan de travail, contemplait le ciel par la lucarne.

– Elle est ultra jeune, murmura-t-elle d'une voix songeuse. Soledad s'entend pas avec sa mère ?

Sam fronça les sourcils. Sa sœur le remarqua :

– Elle en parlait bizarrement, précisa-t-elle afin que Sam comprenne mieux le sens de sa question. Avec respect, mais presque trop de... Distance.

– C'est un peu compliqué. Quand on est entrée au conservatoire, avec Sole, Sarah en a profité pour reprendre ses études. Elle avait pas son bac, rien, donc elle est repartie de zéro. Quand elle a su qu'elle était prise dans une école de graphisme, elle a pas mal hésité, mais elle a finit par choisir de déménager.

– Sans sa fille ?

– C'était ça ou alors Sole arrêtait le conservatoire.

– C'est dur, comme choix, constata Valentine, le nez baissé.

– Sole est restée vivre avec sa grand-mère, poursuivit Sam, les yeux dans le vague.

– Et son père ?

– Il bossait beaucoup. Et puis je crois qu'il a assez mal vécu sa séparation avec Sarah ; il a eu une période de grosse déprime pendant laquelle il était plus distant, plus froid. Mais il passait régulièrement chez la grand-mère, ne serait-ce que pour s'occuper d'elle — elle a des petits problèmes de santé.

– Sacré famille... Et dire que je trouvais la nôtre bizarre.

Sam émit un rire légèrement forcé. Du bout du doigt, elle fit rouler un oignon sur le plan de travail. Le chemin que Sarah avait emprunté ressemblait, maintenant qu'elle y pensait, un peu trop au sien : dans un cas comme dans l'autre, la famille était sacrifiée au profit d'un rêve incertain. Du coin de l’œil, Sam observa l'expression de sa petite sœur, mais celle-ci avait déjà abandonné les rivages de leur précédente conversation pour s'arrimer à ton téléphone portable.

– C'est qui ? demanda Sam en la voyant pianoter sur le clavier à toute vitesse.

– Les parents. Ils ont appelés cet aprèm, mais j'étais occupée.

Ses pouces se suspendirent une seconde puis reprirent leur course.

– Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Sam en voyant sa sœur hésiter à nouveau.

Valentine balaya la question d'un revers de la main avant de quitter la cuisine :

– J'ai mal au crâne ! Je vais prendre ma douche.

– Mais c'est bientôt prêt ! s'écria Sam en se penchant en arrière pour suivre sa sœur des yeux.

– M'attends pas, t'inquiète ; fais moi juste une assiette, je mangerai après.

Sam obtempéra. Elle mangea seule, un livre dans une main, sa fourchette dans l'autre. Sa sœur sortit, ses cheveux enroulés dans une serviette. Elle demanda où était son assiette. Sam, entendant la porte du frigo s'ouvrir, s'écria depuis le salon :

– Tu veux que je te la fasse réchauffer ?

Mais Valentine refusa la proposition.

Le lendemain matin, Sam vérifia si l'assiette dans le frigo avait bien disparu, ce qui était le cas. Elle quitta l'appartement tranquille et rejoignit la navette ; elle travaillait en dehors de la ville, ce jour-là. Aussi n'arriva-t-elle qu'en fin de journée devant les portes du café.

À peine entrée à l'intérieur, elle fut aspirée par le tourbillon des préparatifs. Les membres de la troupe s'affairaient à régler les derniers détails, ajustant les costumes, peaufinant les éclairages, discutant des dernières modifications scéniques. Valentine, concentrée, croisa le regard de Sam et lui fit signe de la rejoindre.

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