XII - Délivrance

Une vague.

Des frissons, une douleur.

Une vague.

Elle courrait sur son échine, contractait ses muscles.

Une vague.

La lumière filtrait depuis l’entremêlement de racines qui lui servaient de ciel.

Une vague, encore.

Malkia serra les crocs, ses griffes labourèrent la terre meuble.

Une vague, puis une autre.

Un combat sans merci se livrait dans ses entrailles.

Une vague, mais différente.

La jeune lionne se tourna vers sa queue. Une bulle jaunâtre et gonflée émergeait de son méat.

Encore une vague, la bulle céda. Un paquet de fourrure humide glissa sur le sol.

Malkia tendit sa truffe, reniflant la chose qui se mit à remuer.

Elle lui donna un coup de langue.

Puis un autre.

Le petit couina, s’agita. Elle l’attira contre son flanc.

Puis, les vagues reprirent leur va-et-vient dans son abdomen.

Elle sentit quelque chose cisailler ses mamelles. Le petit tentait de téter.

Une autre bulle jaillit de son corps, éclatant dans un sursaut pour rouler sur la terre.

La jeune mère lécha le corps frissonnant de son petit, puis mastiqua le cordon flasque et empli de sang qui pendait à son ventre.

Encore une bulle, la mécanique se répétait. Malkia se pencha sur son troisième petit, mais eut à peine elle temps de l’accueillir dans le monde qu’une nouvelle contraction la saisissait.

Un autre lionceau naquit. Alors qu’elle le léchait tendrement, un dernier émergea.

Malkia sentit enfin les contractions décroître. Elle brossa la fourrure de ses petits, imbroglio de pattes et de fourrure gigotant, jusqu’à ce qu’elle soit proche et sèche. Elle se tendit quand les vagues reprirent, mais ce ne fut que pour expulser une masse sanguinolente qui exsudait une puissante odeur. Elle avala ce placenta, ne pouvait se permettre que ses effluves ferreux attirent les prédateurs.

Elle soupira, épuisée. Son flanc était pétri par d’innombrables minuscules pattes. Elle remarqua que la dernière paire se montrait faible. La respiration de ce lionceau-là était sifflante. Elle le cala contre elle, lui donnant d’autres coups de langues ronronnants.

Elle ferma les yeux, elle sentait ses muscles trembler de fatigue. Elle se rendit à peine compte qu’elle sombrait dans le sommeil.

 

_____

 

Malkia ouvrit les paupières sur son ciel morcelé. Une chaleur dense régnait sous l’arbre mort où elle avait mis bas. La plupart de ses petits dormaient, serrés les uns contre les autres. Elle les détailla, un à un. Ils étaient minuscules, si faibles et si menus. Ils ne survivraient pas un jour sans elle. Elle se demanda si elle voyait là une digne responsabilité ou de lourdes obligations, sans parvenir à trouver la réponse.

Les nouveau-nés remuaient doucement, se pressant les uns contre les autres. Sauf un.

Malkia se pencha sur le dernier, celui qui respirait mal. Il ne respirait désormais plus.

Elle le poussa du bout de la truffe, le lécha avec vigueur, mais il demeura immobile.

Elle savait ce que cela signifiait.

Elle leva un instant la tête vers la lumière pâle qui filtrait dans son abri.

Elle n’avait même pas eu le temps de lui donner un nom.

Elle se résolut à manger le petit corps malgré la nausée qui la prenait.

Son funèbre repas terminé, elle s’occupa en lavant de nouveau les petits survivants.

Il n’y avait qu’une femelle parmi eux. Elle la nomma Kwanza, rassurée de constater qu’elle réagissait bien à ses coups de langues. Puis elle prit soin de Kaburi, Mazishi et Kijana.

— Je ne sais pas si je serai une bonne mère, leur confia-t-elle, mais je vous promets d’essayer.

 

_____

 

Une mouche malheureuse s’était faufilée dans la tanière. Kwanza ne manqua pas son vol hésitant et tendit les pattes en avant pour l’attraper. Elle fut cependant bousculée par Kaburi qui voulut reprendre la chasse.

— Pousse-toi ! protesta-t-elle.

— Non, toi !

— Moi aussi, jouer ! ajouta Mazishi sans oser se glisser entre les deux furies.

Kwanza, peu sûre sur ses pattes, parvint néanmoins à éloigner son frère, pourtant bien plus grand qu’elle. Mais elle n’eut pas de répit, car la mouche s’échappa en direction de Kijana qui attendait patiemment. Il fit claquer ses petites mâchoires sur l’insecte.

— Noooon ! pesta sa sœur.

Elle lui bondit dessus pour le punir, mais s’emmêla les pattes et s’étala par terre.

— Mamaaaaan ! pleurnicha-t-elle.

Malkia bâilla à l’entrée de la tanière d’oryctérope où elle les avait cachés. Elle ne prit pas part au conflit, tentant de trouver le sommeil qui se refusait à elle.

— Mamaaaaan !

Elle grogna alors que Kwanza lui grimpait dessus. Elle n’eut même pas à la chasser, la petite glissa toute seule et se retrouva les coussinets en l’air. Kaburi ne rata pas cette occasion de lui mordiller le ventre, lançant une bataille encore pataude, mais résolument passionnée.

Malkia se roula sur le sol jusqu’à trouver une position confortable. Elle exposa son ventre alourdi de mamelles gonflées au soleil ardent. Baignée par sa chaleur réconfortante, elle se laissa glisser vers le sommeil avec délice. Du moins, jusqu’à ce qu’un petit museau n’attrape une de ses tétines.

La jeune mère ouvrit les yeux alors que Kijana aspirait goulûment son lait. Les autres vinrent vite le rejoindre au festin sous l’œil agacée de la jeune lionne. Elle se prit d’envie de se lever et de les laisser là. Mais la vision de leurs silhouettes fragiles l’attendant près de la tanière la refroidit aussitôt.

Elle était mère, pour le meilleur et pour le pire.

 

_____

 

Malkia ne prit pas le temps d’apprécier la chair de la proie qu’elle venait de tuer. Elle engloutit le jeune phacochère, fit une rapide toilette, et retourna dans son antre.

— Maman !

Kwanza et Kaburi lui sautèrent dessus quand elle se glissa dans la tanière. Elle se mit à ronronner.

— Maman, faim ! tempêta Mazishi en lui rejoignant.

— Je vais devoir vous déplacer d’abord. J’ai senti des hyènes.

— Hyènes ? s’enquit Kijana.

— Oui, des hyènes. Tu sauras bien vite ce que c’est.

Elle l’attrapa par la peau du cou et le souleva, ignorant ses protestations.

— D’abord manger !

— Non, on a pas le temps.

Elle trottina dans la savane. Elle avait déjà repéré une cachette idéale, une ancienne termitière écroulée, hors du territoire des hyènes. La meute étendait ses terres, la repoussant loin de la route de migration. Elle craignait de ne plus revoir Gumzo. Mais pour l’instant, elle ne devait pas y penser.

Elle déposa Kijana au sol.

— Maman, faim !

— Plus tard, je te promets.

Ses petites oreilles se plaquèrent sur son crâne.

— Maman, peur ? couina-t-il.

Elle lui donna un coup de langue.

— Peur pour vous. Reste bien ici et ne fais pas de bruit, s’il te plaît.

Il acquiesça, le regard inquiet. Elle sortit de la cachette et retourna à la tanière d’oryctérope.

Son cœur rata un battement quand elle constata qu’un de ses petits manquait à l’appel.

— Où est Kwanza ? pesta-t-elle.

Kaburi et Mazishi se blottirent l’un contre l’autre devant sa colère.

— Partie…

— Partie où ?

— Cherche proie.

Malkia prit une inspiration franche.

— Bon, vous, ne bougez pas, je reviens.

Elle fit demi-tour, humant l’air à la recherche de sa fille. Un mauvais souvenir vint titiller son esprit anxieux. Elle revit la gueule du léopard qui fondait sur elle. Elle revit le corps sans vie de Kufifia. Elle pressa le pas.

— Kwanza ! Kwanza, où es-tu ?

Des miaulements aigus lui répondirent. Elle fondit sur sa fille, occupée à jouer avec un scarabée.

— Kwanza ! rugit-elle. Je t’avais dit de ne pas sortir !

La petite recula.

— Maaaais…

— Il n’y a pas de mais ! Je t’ai dit que c’était dangereux !

Elle lui mordit l’oreille en guise de punition et la saisit dans sa gueule.

Essoufflée, elle se pressa néanmoins jusqu’à la termitière. Ses naseaux dilatés ne purent que capter l’odeur de plus en plus forte des hyènes.

Malkia largua Kwanza devant son frère endormi qui sursauta.

— Tu n’as pas intérêt à bouger de là ! gronda-t-elle.

Le lionceau comprit qu’il valait mieux obéir et opina.

— Bien ! siffla sa mère.

Elle se griffa les flancs dans son empressement à sortir de la cachette et grogna. Ses muscles et ses poumons protestaient. Encore un effort, un petit effort. Kaburi et Mazishi l’attendaient.

Alors qu’elle revenait sur ses pas, elle perçut de sombres ricanements. Elle se figea, le cœur au bord de l’explosion, le sang glacé.

Les hyènes.

Les hyènes avaient trouvé la tanière.

Un instant congestionné fila alors qu’elle tendait ses oreilles anxieuses vers l’avant. Une meute entière tournait autour de la cachette de ses petits. Leur excitation palpable fit jaillir une peur sourde dans les entrailles de la jeune mère. Elle bondit en avant.

Elle déboula sur la scène comme une tornade. Les hyènes s’écartèrent en jappant.

Mais son élan fut coupé par l’odeur rance du sang qui percuta sa truffe.

Son regard s’arrêta sur un petit corps indéfinissable, une boule de fourrure poisseuse gisant sur le sol. Elle remarqua qu’une hyène tenait une autre boule dans sa gueule.

Sa fourrure se hérissa, sa queue se cabra. Elle rugit jusqu’à ce que ses cordes vocales cèdent.

La meute, ayant compris qu’elle était seule, l’entoura, bien décidée à achever son œuvre macabre. Elle resserra l’étau alors que ses membres fébriles et enthousiastes tendaient leur gueule puante vers les flancs de leur ennemie.

Malkia, dont la poitrine en ébullition menaçait de rompre, se ramassa sur elle-même. Une hyène s’avança alors pour la mordre.

La lionne frappa, propulsant l’assaillante en arrière dans un jet de gouttelettes sombres. Les canidés eurent un instant d’hésitation face à cette réplique sans équivoque, mais la blessée se releva, relançant leurs ricanements excités. Malkia gronda, mais cette fois, n’attendit pas qu’on l’attaque.

Elle bondit sur une des meurtrières qu’elle plaqua au sol. Ses crocs labourèrent la fourrure et la chair qu’ils trouvèrent. La hyène couina, appelant ses pairs qui contre-attaquèrent. La lionne fit volte-face et donna de puissants coups de pattes qui repoussèrent l’assaut. Elle rugit encore malgré la douleur qui éclatait dans sa gorge. Elle mordit un canidé, en frappa un autre.

Les hyènes tournaient autour d’elle, parvenant parfois à planter leurs crocs dans ses flancs. Mais chaque coup porté était suivi de redoutables représailles. Malkia ne sentait pas les morsures, seulement le gout du sang de ses ennemies dans sa gueule. Elle voulait toutes les tuer. Elle devait toutes les tuer.

La meute était cependant bien trop prudente pour se laisser exterminer. La femelle alpha sonna la retraite, les hyènes se dispersèrent en boitant. Malkia s’élança à leur poursuite, elle arriva à attraper un mâle faible déjà bien amoché par ses congénères. Elle le strangula avec un délice rageur.

Elle le lâcha longtemps après qu’il ait rendu l’âme. Alors, elle laissa son cadavre flasque retomber sur le sol et s’en retourna à la tanière. Elle avait été prise d’un espoir.

Elle s’approcha de Kaburi et Mazishi. Et si…

Elle renifla leur corps, une fois, deux fois. Le constat était toujours le même. Sa nuque ploya. Elle examina encore.

Ses flancs commençaient à la lancer. Ses mamelles la tiraient aussi. Elle n’avait pas nourri ses petits depuis longtemps. Comme si elle avait encore des petits à nourrir…

Elle pensa à Kwanza et Kijana. L’attendaient-ils encore à la termitière ? Kwanza en était sans doute sortie, peut-être même était-elle tombée sur un léopard…

Malkia, anxieuse, fit demi-tour, abandonnant derrière elle les corps de Kaburi et Mazishi. Malgré la fatigue, ses blessures, et son cœur émietté, elle courut jusqu’à la cachette.

— Kwanza !

Une petite tête émergea de la glaise séchée, suivie d’une seconde.

— Maman !

La petite bondit pour quémander à la tété, imitée par son frère. La jeune mère se coucha sur le flanc en grimaçant, relevant la patte pour leur permettre d’accéder aux mamelles. Elle ne résista pas à l’envie de les couvrir de coups de langues.

Ce ne fut qu’une fois repus qu’ils remarquèrent quelque chose d’étrange.

— Kaburi et Mazishi, où ? s’enquit Kijana.

Malkia se sentit trembler.

— Ils ne sont plus là. Quelqu’un est venu les chercher.

— Qui ?

— C’est… une mère, elle est très gentille. Elle s’occupera bien d’eux.

— Non ! protesta Kwanza. Kaburi et Mazishi veut toi mère !

La jeune femelle déglutit.

— Ne t’en fais pas, ils seront contents.

— Mmmh. Plus jouer avec eux ?

— Vous jouerez entre vous.

Kwanza et Kijana échangèrent un regard. Puis, d’un même mouvement, allèrent se presser contre leur mère.

— Triste… souffla la petite.

Malkia prit une grande inspiration.

— Je sais… balbutia-t-elle, mais ça va passer…

Elle donna un coup de langue tremblant à sa fille.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Canopus
Posté le 09/12/2021
Ça me fait de la peine! La pauvre, déjà qu'elle est toute seul alors si il faut que des hyènes viennent lui tué ses petits, c'est encore pire TwT Et le fait qu'elle doivent manger son petit mort, ça me répugne même si c'est naturel XD
Outre l’histoire, j'aime beaucoup le début, on ressent vraiment les contractions dû à l'accouchement ^^ et les moments où elle se bat aussi sont très bien écrient. On voit tout à fait la scène se dérouler devant nos yeux.

(ESt ce qu'il y a une significations là aussi aux prénoms des enfants?)
AudreyLys
Posté le 10/12/2021
Cool si ça te plait toujours autant ! Merciiiiiii <3
Plus ou moins, mais je te laisse chercher ;-)
Vous lisez