XI.

Par Loutre

– Ouverture des portes dans cinq minutes, s'écria un des responsables.

Rappelée implicitement à l'ordre, Sam accourut vers les portes d'entrées. Le soleil de l'après-midi l'aveugla quelques secondes. Lorsqu'elle se fut habitué à la lumière, elle distingua une petite foule de spectateurs déjà présents, agencés en un rang assez informel. Elle s'approcha d'eux, tendant à ceux qui l'acceptaient des prospectus, dont le journal d'Avignon au sein duquel étaient présentés différents spectacles et critiques d'amateurs. Elle eut bientôt la bouche sèche à force de distribuer des « bonjours » polis et des « bon spectacle ».

Soudain, son geste se figea, en face d'elle se tenait Soledad, son amie d'enfance. Celle-ci était vêtue élégamment d'une robe longue et claire. Des lunettes de soleil cachaient ses yeux. Elle affecta une calme indifférence devant la surprise de Sam :

– Claire m'a dit que tu bossais là, expliqua-t-elle. Il paraît que la pièce est bien ?

Sam hocha la tête.

Je l'avais pas vue depuis des semaines, elle me répondait quasi jamais au téléphone, et soudain elle était là, comme une fleur. Elle avait ses béquilles et son attelle au genou. Comme j'avais envie de lui parler mais que je voulais rester un minimum professionnelle, je m'en suis servie comme excuse pour la faire passer en première et l'accompagner en salle avant tout le monde. Au début, elle trouvait ça idiot, mais j'ai assez insisté pour qu'elle accepte.

C'est quoi, ton siège ? demanda Sam en parcourant les gradins des yeux.

– 34B. Tu sais où c'est ?

– C'est plus à droite. Là, dans cette rangée.

Comme Sole essayait de se débarrasser de ses affaires, gênée par ses béquilles, elle emmêla la hanse de son sac avec une mèche de ses longs cheveux bouclés. Sam, prévenante, s'approcha pour l'aider à les démêler.

– Aïe ! glapit Sole.

– Bouge pas. Là, c'est bon.

– Merci.

Et sur ces mots, Sole se laissa tomber dans son siège avant de faire glisser ses béquilles sous ses pieds afin de ne déranger personne. Sam, débout, ne sachant trop ni quoi faire ni quoi dire, se passa la main dans ses cheveux.

– Tu les laisses repousser ?

Et comme Sam haussait un sourcil, Sole précisa :

– Tes cheveux ; tu les laisses repousser ?

– Ah ? Non. Enfin c'était pas prévu. J'ai juste pas pris le temps d'aller chez le coiffeur.

– Ça t'irait bien, un carré.

– Tu crois ?

– Ça changerait. Ça fait longtemps que t'as les cheveux courts. Faut pas que tu retournes bosser ?

Sole avait parlé d'un ton égal, sans hésitation ni fioriture. Sam baissa les yeux. Elle allait reculer quand son amie ajouta :

– On essaie de se voir, après le spectacle ?

La jeune femme n'eut pas le temps de répondre, déjà, d'autres spectateurs commençaient à entrer pour prendre place ; elle se contenta donc d'opiner avant de s'éloigner pour regagner son poste, aidant quelques personnes âgées à descendre les marches. Le visage de Soledad fut avalé par la foule de silhouettes à la recherche d'un siège portant le numéro qui leur était attribué. Pleins de brouhaha, les gradins se métamorphosèrent, devenant le théâtre de salutations, de retrouvailles, de dialogues enthousiastes ou impatients. Puis bientôt, le silence, le noir, le début de la pièce.

Sam, près d'une porte, se décala légèrement pour mieux voir le profil de Soledad se dessiner dans la pénombre. Plutôt que de regarder la pièce, elle observa la façon dont les répliques et la mise en scène faisaient naître un sourire, de la surprise ou de la fascination sur les traits des spectateurs, et plus d'une fois, elle guetta la réaction de Soledad ; mais celle-ci demeura de marbre, et lorsque la pièce prit fin, que de nombreux spectateurs se levèrent pour applaudir, Sole garda une expression fermée. Lorsque les lumières se rallumèrent dans la salle, Soledad se leva et chercha son amie des yeux. Leur regard se croisèrent. D'un signe de la main, Sam lui demanda si la pièce lui avait plu, ce à quoi Soledad répondit par un haussement d'épaule. Elle hésita une seconde puis pointa son œil avec son index et dessina ensuite le sillon d'une larme. Sam pencha légèrement la tête, mais comprit le message lorsque Sole souleva légèrement sa béquille avant d'agiter sa main en direction de la scène.

Elle voulait être sur les planches, et elle ne pouvait pas penser à autre chose, lorsqu'elle se trouvait dans les gradins. Ça avait beau faire un an qu'elle était tombée, elle avait toujours du mal à accepter qu'elle ne pourrait plus jamais danser. Et forcément, de voir des gens sur scènes, ça réveillait sa frustration.

Sam répondit par un sourire contrit. Son dialogue muet prit fin lorsqu'un groupe de spectateurs lui adressa la parole :

– Excusez-nous, mademoiselle ; où a lieu la rencontre avec les comédiens ?

– Dans le hall, juste derrière, indiqua Sam avec un sourire.

Avant de les suivre, la jeune femme se tourna vers son amie pour lui faire signe de la rejoindre à l'extérieur de la salle. Dans le hall, le brouhaha et la multiplicité des lumières se réverbéraient contre les vitres noircies par la nuit. Tout le monde se rassemblait en petits îlots afin de discuter de la pièce, de proposer des interprétations diverses. Le regard de Sam s'accrocha pour la énième fois au groupe d'adolescents. Cette fois, ils interrogeaient des personnes venues assister à la pièce, leur demandant d'exprimer leur ressenti, leurs potentielles réserves, ou leurs sources d'étonnement. Leurs caméras se fixaient tantôt sur les visages des personnes interviewées, tantôt sur le panorama offert par le hall d'accueil.

– C'est qui ? demanda Sam en s'approchant d'un des ses collègues.

De la main, elle désignait le groupe de jeunes reporters.

– Oh ! s'écria le jeune homme en comprenant à quoi sa collègue faisait référence. C'est les gamins du projet culturel ! Le festival organise ça tous les ans : il propose à des jeunes une formation aux multimédias. Y en a qui sont à la radio, d'autres côté presse... 

Sam hocha la tête, non sans cesser de scruter les faits et gestes de ces prétendus gamins dont l'âge, pourtant, ne devait pas être si éloigné du sien. Ce fut Soledad qui interrompit le flux de ses pensées et lui tapotant l'épaule :

– Tu finis dans combien de temps ?

Sam sursauta :

– Pas tout de suite. On attend que tout le monde soit parti ; après faut encore ranger des trucs...

– Tu regardais quoi ?

Encore une fois, il fallut quelques secondes à Sam pour comprendre ce dont parlait son amie :

– Les jeunes du projets multimédias.

– Ils font un reportage sur le festival ?

– Apparemment...

– Ça a l'air chouette. Plus que de placer des mamies dans des gradins.

Sam donna un coup de coude à son amie qui lui adressa un sourire en coin.

– Tu devrais faire comme eux. Claire m'a dit que t'étais pas dans ton assiette. Ça te remettrait d'aplomb de faire un truc qui te plaît.

– C'est Claire qui t'a dit de venir ?

– Oui. Elle m'a dit que la pièce était bien.

Sam fronça les sourcil, à la fois déçue et agacée.

Je me disais qu'elle abusait ; on s'était pas vues depuis longtemps, elle répondait presque à aucun message — et lorsqu'elle le faisait c'était avec des jours de retard —, je devais appeler vingt fois pour qu'elle daigne répondre et là, si on s'était croisées, c'était seulement par hasard ? Je trouvais ça gonflé, même pour Sole. Sauf que là, elle m'a fait son sourire bizarre, celui qui veut tout et rien dire, comme si elle se moquait de ma réaction en s'assurant bien pour que je comprenne qu'elle me trouvait prévisible — ce que j'étais, très certainement... Alors je n'ai rien dit.

Observant la façon dont les reporters orientaient les caméras, Sam s'imagina à leur place, et une énergie étrange clignota dans sa poitrine. Elle se sentit soudain très enthousiaste à l'idée de se tenir au milieu de tous ces gens, un carnet de notes à la main ; peut-être était-ce ainsi, finalement, qu'elle trouverait sa place au sein du festival. Sam remarqua soudain la façon dont Sole la regardait, avec un sourire discret, un front patient. Elle était adossée contre un mur, les coudes contre ses béquilles, et, sans doute parce qu'elles se trouvaient toutes les deux en retrait de la foule, Sam eut soudain l'impression d'être dans un étroit recoin du monde où toutes les lignes du temps, immobiles, seraient entrelacées : elle était à côté de son amie d'enfance.

Sole est infernale. Elle est égoïste et impatiente, bornée aussi, et c'est un miracle lorsqu'elle se remet en question, mais y a personne qui me connaisse aussi bien. Quand on est ensemble, y a cette chose étrange, que je ressens avec personne d'autre, comme si j'avais pas besoin de m'expliquer, juste de m'exprimer. Parce qu'on se comprend.

Tu veux que je demande à ma mère si elle peut te prêter une caméra ?

– Tu crois que ça la dérangera pas ?

– Bien sûr que non. Et la tienne, de mère, comment elle va ?

– J'en sais rien. Bien, j'imagine.

– Tu devrais l'appeler.

– Pour qu'elle me demande comment va Valentine ?

– Ça la rassurerait.

– Comme si j'avais que ça à faire...

Sole pouffa de rire. Sam sut qu'elle allait ironiser sur le fait qu'elle n'était pas encore en train d'interviewer qui que ce soit, aussi lui donna-t-elle un coup de coude. Sole l'esquiva en s'écartant juste à temps. Elle allait dire quelque chose quand son téléphone vibra dans sa poche :

– C'est ma mère. Faut que j'y ailler ; elle m'attend juste à côté.

– Elle est venue te chercher en voiture ?

– Oui. Elle essaie de se remettre doucement à la conduite.

Sur ces mots, Soledad essaya d'enfiler son manteau malgré la présence branlante de ses béquilles. Sam lui prit son sac des mains — celui-ci la gênant dans ses mouvements.

– Merci, souffla Sole lorsque son amie lui rendit son bien.

– Tu veux que je t'accompagne ?

– T'es au boulot, Sam. Déjà que tu fiches rien...

– On se revoit dans pas trop longtemps, alors ?

Sam eut un peu honte du ton suppliant qui s'était glissé dans sa voix.

– Je sais pas. J'aime pas trop venir à Avignon. L'ambiance, sans doute. Au début, je voulais aider Claire, au café, mais...

Sole n'eut pas besoin de poursuivre pour que Sam comprenne ce qu'elle sous-entendait : Soledad, laquelle avait toujours rêvé de faire de la danse un projet professionnel, se trouvait en face d'un mur qu'elle était la seule à voir. Tout le monde passait aisément au travers, mais Soledad demeurait en retrait, incapable de le franchir, bien consciente, pourtant, qu'elle était la seule à rester en arrière. Sa blessure au genou avait changé l'image qu'elle s'était faite de son avenir, et peu importe à quel point elle s'efforçait de s'en construire un nouveau, l'amertume de sa situation demeurait, insidieuse, contaminant son quotidien.

– Mais passe à la maison un week-end, ajouta Soledad. Ma mère sera contente de te voir.

– Je peux pas laisser ma sœur toute seule...

– Eh bien embarque-la avec toi, si elle est d'accord.

Sam opina, ne sachant ce qui, de l'enthousiasme et de la mélancolie, était en train de gagner dans le creux de son cœur.

– Si je te réponds rarement, poursuivit Soledad, c'est pas pour t'embêter. C'est juste que j'ai l'impression que le temps file, depuis qu'on a quitté l'internat. Sans doute plus que pour toi.

– Tu vas quand même faire un effort ?

Sole éclata de rire, mais son sourire fut plus lumineux que moqueur. Elle s'éloigna, agitant sa béquille, avant de disparaître dans la foule, puis dans la nuit qui dormait derrière les portes vitrées du théâtre. Une fois seule, Sam se sentit un peu plus abattue. Elle allait retourner à son poste lorsqu'elle sentit son téléphone vibrer.

Bon courage avec ton projet de journalisme ! Appelle-moi si je peux t'aider.

Le message était surmonté de la petite photographie ronde montrant le visage de Soledad encore lycéenne, avec, en fond, les arbres du parc qui bordait le conservatoire.

Et tu sais quoi ? Tu devrais en parler à ta sœur.

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