Walrus game

Par Isapass

Walrus game

 

Le menton posé sur son bras gauche, Calixt ramassait une par une les miettes éparpillées devant lui. Une fatigue agréable alourdissait ses mouvements. En face de lui, Bella souriait béatement en contemplant le vide. Les jambes allongées et la tête renversée en arrière, Diego chantonnait de sa voix de basse, les yeux mi-clos. Au bout de la table, Teddy et Livingstone se murmuraient des secrets front contre front. Un nombre inhabituel de hors-mondes traînait encore au réfectoire à cette heure où, en principe, les uns et les autres devaient se diriger vers leurs corvées de l’après-midi. Le bruit de fond des conversations était comme assourdi.

– C’est toujours comme ça, après un mois de voyage, remarqua Karl, qui massait les épaules de Diego, sans s’adresser à personne en particulier. Tout le monde a un coup de mou. C’est bizarre, non ?

– Moui, répondit le géant aux pointes sans ouvrir les paupières. C’est dû à la gravité artificielle, je crois. Il faut une trentaine de jours pour que l’organisme s’habitue et quand c’est fait, il décompresse.

– C’est ça, approuva Karl, on décompresse…

Sur la table, les miettes devenaient floues et le bras de Calixt pesait de plus en plus sur son épaule. Il ferma les yeux. Juste une seconde…

– LIVINGSTONE ! hurla soudain une voix qui fit sursauter tous ceux qui restaient encore dans la pièce.

Complètement réveillé, Calixt vit approcher avec appréhension la silhouette au manteau noir de Darwin Grant.

– Darwin pique sa crise… marmonna Karl. Ça faisait longtemps, tiens.

– Deux heures ? répondit Bella sur le même ton.

Le médecin du bord était en effet un personnage surprenant. Diego le vénérait pour l’avoir soigné après l’accident qui lui avait coûté sa jambe et lui pardonnait tout, mais l’homme était imprévisible. S’il était de bonne humeur, il aimait se donner en spectacle — comme lorsqu’il avait « taquiné » Oxan et Ulys à leur première apparition dans le réfectoire. Il choisissait sa victime du moment et l’assassinait en public par ses traits d’humour acerbes. Dans ses pires phases, il piquait des rages noires pour à peu près n’importe quoi. Calixt l’avait déjà vu se mettre à vociférer des insultes très malpolies à quelqu’un qui avait fait tomber sa fourchette ; il avait même fait mine d’en venir aux poings. Il avait fallu l’intervention de Skull qui lui avait sèchement ordonné de se calmer et d’aller s’isoler dans sa cabine. Darwin avait obéi, rageur, le visage cramoisi.

– Livingstone ! répéta-t-il en fonçant tout droit vers leur table. Tu dois m’aider à ranger l’infirmerie, cet après-midi ! Qu’est-ce que tu fous encore là ? Bouge ton cul tout de suite ou je demande à Skull de te faire passer la serpillière dans tout le cargo à la place des robots nettoyeurs !

Le bonhomme se leva sans protester, en adressant un petit signe de la main vers Teddy.

– Ça devient vraiment n’importe quoi, ici, depuis qu’on fait garderie, lança encore le médecin avec un regard noir vers le petit garçon.

Calixt éprouva une bouffée d’empathie et d’admiration pour Livingstone qui suivait docilement Darwin vers l’infirmerie. La colère permanente qui irradiait de l’homme au manteau noir le mettait très mal à l’aise.

Le coup de gueule avait au moins eu l’avantage de remuer les derniers traînards.

– À nous en tout cas, ça nous plaît bien que vous soyez là ! claironna Diego en s’étirant.

Il asséna à Calixt une tape dans le dos qui le secoua tout entier et lui arracha un rire.

– Ça, c’est sûr ! ajouta Karl. On peut plus se passer de vous ! C’est pour ça que Diego et moi, on t’embarque dans toutes nos corvées. Allons-y !

– On dirait un brin d’herbe entre deux immeubles, leur lança Bella en les regardant s’éloigner.

 

***

 

Le rangement du cagibi qui leur avait été assigné était presque achevé lorsque Diego extirpa d’un énorme coffre un objet ovale et plat d’une cinquantaine de centimètres de long. À l’extrémité, un bouton muni d’un voyant dépassait de la surface.

– Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda-t-il. Il y en a tout un stock, de différentes tailles.

– Ce sont des modules d’aéroglisse, répondit Karl en extrayant du coffre un modèle plus grand. Sûrement des pièces de rechange pour les airkarts. Je ne sais pas pourquoi il y en a autant : ces machins sont pratiquement increvables.

Diego posa le module par terre et appuya sur l’interrupteur. Le voyant s’alluma au vert tandis qu’un coussin d’air se formait avec un discret « pschiiit ». L’engin se souleva de quelques millimètres et se maintint en suspension au-dessus du sol. Pris d’une subite envie, Calixt posa un pied dessus en se propulsant avec l’autre. Le module bondit en avant plus vite qu’il ne l’avait prévu et il se retrouva sur les fesses. Sans se laisser décourager par l’éclat de rire de ses compagnons, il refit un essai. Cette fois, il réussit à poser le second pied sur la surface de la machine et franchit en glissant toute la longueur du cagibi. D’instinct, il se pencha vers la gauche quelques pas avant la cloison. La plate-forme décrivit une courbe qui permit à Calixt de repartir dans l’autre sens. Il accéléra en appuyant sur l’avant, puis déporta son poids vers l’arrière pour s’arrêter à quelques centimètres de Diego.

– Il faut que j’essaye ! hurla celui-ci, les yeux brillants, en activant un des plus grands modules.

– Il y a une salle vide, à l’étage en dessous, indiqua Karl, enthousiaste.

Une heure plus tard, ils traversaient leur nouveau terrain de jeu en glissant à toute vitesse sur leurs trois modules. Calixt ne s’était jamais autant amusé. Le module réagissait au quart de tour à ses mouvements, lui procurant une sensation de liberté qu’il n’avait jamais éprouvée.

– Vous êtes trop lourds, je vais plus vite que vous ! claironna-t-il en rasant Karl.

– Ça m’étonnerait ! protesta Diego.

Le géant se lança à sa poursuite. Calixt accéléra, mais la puissance de son module était inférieure à celle de son adversaire qui réduisait la distance. Il tourna brusquement à droite, puis à gauche. Derrière lui, Diego s’accrochait, en riant de plus en plus fort. Il ne le sèmerait pas à la régulière. Calixt obliqua en diagonale vers un des murs en s’arrangeant pour que son poursuivant le talonne. Au dernier moment, au lieu d’opter pour le virage ouvert le plus logique, il tourna en épingle à cheveux dans la direction opposée. Il se retourna juste à temps pour voir Diego s’écraser contre la cloison avec un « BOM » retentissant sans s’arrêter de rire pour autant. Gagné !

– Il faudrait un objectif, dit le garçon quand le géant se fut remis sur pieds. On pourrait dessiner des zones numérotées sur le sol… Il faudrait les survoler dans l’ordre, sans se faire intercepter par les adversaires. Ou même poser le pied dessus.

– Intercepter ? s’esclaffa Diego. Mais si je t’intercepte, je t’écrase, mon grand !

– Il faudrait jouer en équipe de deux, coupa Karl en observant la pièce d’un air songeur comme s’il visualisait déjà un match. Et se passer un genre de témoin pour avoir le droit de valider la zone. Du coup, c’est ça qu’il faudrait intercepter, pas les joueurs.

– Ça revient au même : si on doit le piquer aux autres, ça risque de faire du grabuge ! fit remarquer le géant aux pointes.

– Interdiction pour un joueur de passer deux zones d’affilée, proposa Calixt après un instant de réflexion. Les deux équipiers devront les valider chacun à leur tour. Du coup, il faut se transmettre le témoin.

– Pas mal ! Il nous faut donc un quatrième, conclut Diego. Peaufinez un peu l’idée ! Moi je vais chercher quelqu’un d’assez fou pour nous suivre sur ce coup-là…

Lorsqu’il revint accompagné d’Ulys qui brûlait d’essayer l’invention, Karl et Calixt avaient installé cinq bornes luminescentes. Elles s’éclairaient quand on posait le pied dessus, à condition d’être en possession du témoin — fabriqué à partir d’un bâton de signalisation d’astroport équipé d’une puce de géolocalisation. Calixt proposa en rougissant d’appeler ce sport le Walrus game, ce qu’approuvèrent aussitôt ses partenaires. Le témoin, quant à lui, fut baptisé « le wal ».

Ulys acquit rapidement l’équilibre nécessaire au jeu, si bien qu’ils se lancèrent dans un match : Ulys et Diego contre Karl et Calixt. Petit à petit, ils ajoutèrent des règles et leur technique s’améliora. Leurs cris et leurs rires finirent par attirer deux hors-mondes qui demandèrent à en savoir plus.

– Il faut activer deux numéros qui se suivent pour avoir deux points, expliqua Calixt en lançant le bâton à Karl par-dessus le bras levé d’Ulys. Et si on arrive à allumer les cinq zones dans l’ordre sans se faire piquer le wal, on marque un « break » de dix points.

– Et t’as pas peur d’être écrabouillé par ces deux balourds ? interrogea un des curieux.

– Tu rigoles ! Avec la taille réduite de la salle et sa vitesse, il est avantagé ! lança Diego en manquant de justesse de s’écraser contre Karl.

Les spectateurs demandèrent à tenter leur chance. Ils jouèrent jusqu’au soir devant un public de plus en plus nombreux et enthousiaste.

Au dîner, le Walrus game occupa la plupart des conversations du réfectoire. Comme beaucoup de volontaires voulaient s’y essayer, un tournoi fut organisé dès le lendemain. Les enfants obtinrent rapidement de très bons résultats, car ils pouvaient compenser la puissance des joueurs adultes par leur agilité. Ils se faufilaient entre leurs adversaires pour leur arracher le témoin, tandis qu’au-dessus d’eux, les corps lancés à pleine vitesse se percutaient de plein fouet. Calixt resta le plus performant ; Karl ne l’appelait plus que « champion ».

Skull vint assister lui-même à un match.

– Non, mais vous êtes dingues ! vociféra-t-il à l’adresse de Karl et Diego. Vous allez les tuer, ces gamins ! Je vais être poursuivi pour mise en danger de mineurs, avec vos conneries !

 Il se tranquillisa cependant en voyant les enfants évoluer sur le terrain. Il commença à les encourager et finit même par se porter volontaire pour un match, à la grande surprise de Calixt. Le capitaine se révéla un compétiteur acharné. Lorsque Teddy, son partenaire, lui fit manquer un break en offrant le témoin à Livingstone qui jouait contre eux « pour le consoler parce qu’il n’arrête pas de s’écraser contre les murs », Skull devint rouge vif et sembla avoir le plus grand mal à rester stoïque. Ce qui lui valut des taquineries de tout le public.

Le Walrus game fut nommé à l’unanimité sport officiel du WOW et ses créateurs chaudement applaudis. Calixt, les oreilles brûlantes de confusion, collectionnait les bourrades amicales et les félicitations. Après une quatrième victoire, il rejoignit Tan et Blacky sur le bord du terrain, essoufflé.

– …simuler une panne pour pouvoir y entrer, marmonnait ce dernier qui ne l’avait pas vu approcher.

Le terrien changea soudain de physionomie en remarquant Calixt.

– Il est tout fier, fit-il avec un sourire en lui ébouriffant les cheveux, ce que le garçon n’apprécia pas vraiment.

– Si j’avais inventé un jeu comme ça, je le serais aussi ! dit Tan. Même le nom est super !

Il s’interrompit en montrant une balafre rouge sur le poignet de son cousin.

– Eh, mais tu es bien griffé !

– Je sais, c’est un des clous sur le bras de Diego qui m’a fait ça. Il arrête pas de s’excuser. Il veut m’accompagner à l’infirmerie pour que Darwin me soigne. Mais, je préfère pas, ça… ça va guérir tout seul.

Tan se pencha pour examiner l’estafilade.

– Tu devrais quand même y aller ou tu risques de garder une marque, conseilla-t-il. Je suis sûr qu’il pourrait t’arranger ça facilement.

Calixt tordit sa bouche d’un air gêné.

– En fait… il me fait peur, Darwin.

– À moi aussi, souffla Blacky avec un clin d’œil. Et c’est pas le seul.

– C’est pas grave, dit Tan en désignant l’estafilade sur son bras. Les cicatrices, ça fait aventurier.

Le Terrien prit congés avec un signe de la main. Calixt le regarda s’éloigner en fronçant les sourcils. Essayait-il encore de convaincre son cousin que les hors-mondes étaient méchants ? De quoi parlaient-ils avant de s’interrompre à son arrivée ?

– Il… il pense toujours que Paddy est ancien hiker et il ne comprend pas pourquoi il ne le dit pas, expliqua Tan en rougissant.

Ulys les rejoignit à ce moment.

– Encore cette histoire de hikers ? lança-t-il agacé. Que ce soit vrai ou pas, je ne vois pas pourquoi ça prouverait qu’il faut se méfier de Paddy ! J’aimerais que quelqu’un m’expl…

Il s’interrompit soudain, comme frappé par une idée lumineuse, et partit en courant sans ajouter un mot.

– Qu’est-ce qui lui prend ? demanda Calixt.

Tan écarta les mains en signe d’ignorance, au moment où Karl les rejoignait.

– Il est sympa, ce Blacky ? demanda-t-il à Tan. J’ai vu que tu discutais souvent avec lui.

– Oui, pourquoi ?

L’homme-tuyaux haussa les épaules.

– Je sais pas, je le sens pas. Et Diego non plus. A part avec toi, il se mêle jamais aux autres, mais il nous observe comme si on était des animaux bizarres…

Un éclair de mépris traversa un instant le regard de Tan, comme s’il était d’accord avec le Terrien. Calixt en éprouva un profond malaise.

 

 

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Edouard PArle
Posté le 18/11/2022
Coucou !
J'ai pas forcément réussi à visualiser les parties de WOW mais peut-être que des prochains chapitres permettront ça. Il me manque peut-être un principe de base extrêmement simple pour être accroché par le jeu. (genre attraper le vif d'or). Après on n'a pas eu de vrai match à enjeu donc je ne me prononce pas trop vite.
Sinon, j'aime beaucoup l'idée d'inventer un jeu dans une histoire. Quand je lisais HP, le quidditch était un des trucs qui me fascinait le plus ! Je suis curieux de voir comment ça va pouvoir se mêler à la suite de l'histoire.
La fin de chapitre permet de montrer que la méfiance est partagée... J'attends d'en savoir plus !
Mes remarques :
"– On dirait un brin d’herbe entre deux immeubles, leur lança Bella en les regardant s’éloigner." j'ai l'impression d'avoir déjà lu cette phrase, c'est normal ?
"L’engin se souleva de quelques millimètres" -> s'éleva ?
Je poursuis ma lecture !
Isapass
Posté le 21/11/2022
Je pensais que ce n'était pas très compliqué, mais en effet, je pense qu'il faudrait que je revienne sur les règles du Walrus game. Et c'est effectivement en pensant au quidditch que j'ai eu envie de créer un jeu. Toujours dans l'idée où Starsailors deviendrait une série, il pourrait même y avoir tout un tome basé dessus. Il y a un chapitre, plus loin, où il y a un match, mais si j'en crois les retours, il mériterait aussi d'avoir un rappel des règles.
Oups, je vais regarder pour la phrase que tu as déjà l'impression d'avoir lue... ce n'est pas impossible que je l'ai déplacée sans la supprimer (il faut croire qu'elle me plaisait bien !)
Merci pour ta lecture et ton commentaire.
Jowie
Posté le 20/03/2021
Salut Isa !

Le jeu est amusant; au début je me disais que le chapitre serait axé "loisirs" et soulignerait la bonne relation entre les enfants et l'équipage sans apporter du neuf vu que cela a déjà été établi mais la fin m'a montrée que je m'étais trompée ! Tu sèmes la méfiance de l'équipage vis à vis de Blacky (qui, on le sait, est réciproque) et ça rend les choses plus intéressantes !

Remarques:

prit congés -- congé
Isapass
Posté le 22/03/2021
Salut Jowie !

J'avais envie de faire un genre de quidditch, parce que j'aime beaucoup les scènes de quidditch dans HP et je pense que c'est bien d'avoir des moments comme ça. Bon, là, c'est la genèse du jeu alors c'est peut-être un peu technique, mais plus loin, j'ai vraiment écrit une phase de match.
Et en effet, je ne pouvais pas faire un chapitre "gratuit", il fallait aussi que je fasse un peu avancer l'intrigue.
Merci pour la coquille !
Rachael
Posté le 18/02/2021
C'est sympa ce jeu, bien trouvé. On en apprend aussi un peu plus sur le docteur et le capitaine
En revanche l'aspect blacky est un peu répétitif, voir mon commentaire précédent...
Isapass
Posté le 18/02/2021
Oui, j'aime bien mon jeu, moi aussi XD. D'ailleurs, j'ai écris une séquence de jeu pour l'épisode 5, je crois que ça marche pas mal (enfin j'espère).
Oui, je vois ce que tu veux dire pour les scènes avec Blacky, mais comme dit dans ma réponse précédente, je sais comment je vais corriger (Houra !)
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