Vin, tartelettes et herbe à fumer

Par Jowie

 

Vin, tartelettes et herbe à fumer

 

La face fraîchement lavée, Eleonara se rendit de bonne heure à l'abbatiale. Elle ne cessait de revenir sur ce qui avait été dit et fait. Ni le sermon de l'Abbesse, ni les chants liturgiques ne parvinrent à la détourner de ses pensées troublées. Elle lui avait dit qu'elle le haïssait, mais là ne résidait pas le pire. Le pire était que cela avait sonné faux, effroyablement faux.

L'esprit ailleurs, elle accompagnait le chœur qui entonnait un chant à trois voix. Les notes aiguës lui perçaient l'âme et remuaient dans sa confusion tandis que les notes graves lui volaient de faibles tremblements. Les cordes vocales des nonnes étaient un orchestre à elles seules. Elles possédaient des voix angéliques et cristallines, comparables à des flûtes. L'air vibrait sous la clef de voûte, baignant les chanteuses dans le jeu ensorcelant des résonances. L'intensité du chant augmentait avec la puissance lyrique du refrain.

À bout de souffle entre deux respirations, Eleonara prit conscience de son cœur pulsant dans sa poitrine. Les âneries expectorées au visage de Sgarlaad, elle ne pouvait pas s'empêcher d'y repenser. Quelle mouche l'avait piquée pour prononcer de telles stupidités ? Son cahier rouge, son trésor, n'était que poudre, mais ce n'était pas ce qui faisait le plus mal. Elle s'en rendait compte, maintenant : les pages vermoulues le lui avaient révélé. Eleonara, qui n'avait jamais convoité la compagnie d'autrui, avait mendié le contact humain avec l'ardeur d'une naufragée. Ce petit dictionnaire avait été une opportunité, un pont entre elle et les Barbares. L'elfe ne savait pas de quoi elle était le plus dégoûtée : qu'elle se fût oubliée ou que son intérêt pour le dialecte eût été rejeté. Dans tous les cas, cette dissonance avait semé en elle le chaos comme une tornade dans une chambre aux fenêtres ouvertes.

 

En retrouvant sa cellule silencieuse, la veille, Eleonara avait cinglé son coussin avec ses poings, ivre de hargne, avant de se souvenir de son fragile contenu. Presque avec tendresse, elle avait aussitôt reposé son oreiller et vérifié l'état du flacon ainsi que de la fleur jaune. En soupirant, elle s'était laissée glisser au sol pour contempler ses deux énigmatiques amulettes qui lui offraient si peu de réponses. Elle s'était retenue de humer les pétales séchés, mais sous la chaleur de l'énervement, elle avait débouché la fiole et l'avait portée à nez. Elle avait reniflé, inspiré plus fort et, déconcertée, toisé le petit récipient de verre au contenu bleuâtre et brillant. La concoction de l'alchimiste sentait la cannelle.

Inexplicablement déçue, Eleonara avait rebouché le flacon avec rage et l'avait rangé pour retourner à ses ruminations.

Avait-elle cru pouvoir avoir des amis, elle aussi ? Sinon, pourquoi s'intéressait-elle aux Nordiques ? Pourquoi souhaitait-elle tant leur approbation, leur acceptation ? Réveille-toi Elé, tu es une elfe ! S'ils le savaient, ils te jetteraient du haut de la falaise.

Sa petite voix intérieure n'avait pas tort. Même dans le cas où elle aurait pu conserver le cahier, même si Agnan et Sgarlaad avaient papoté avec elle en dialecte, ça n'aurait eu aucune importance. Les Barbares la voyaient sous un jour einhendrien, ils ne savaient rien. De toutes les amitiés qu'Eleonara tisserait sous le masque de Bronwen, aucune ne serait vraie, car toujours elle cacherait l'authentique « elle » derrière un écran de demi-vérités. On apprécierait l'Einhendrienne, mais jamais l'elfe. Melvine, les Nordiques ; Eleonara les roulait tous dans la farine.

 

Peu avant la fin de la messe, l'Abbesse actionna une clochette argentée et les rangs de moniales se prosternèrent sur les dalles tièdes. Elles se signèrent et, les mains jointes au-dessus de leurs fronts, elles entamèrent une oraison à la fois générale et individuelle, forte et silencieuse. Aucun son ne fut prononcé et pourtant les lèvres remuaient en synchronie.

Les paumes et les paupières pressées l'une contre l'autre, Eleonara avait du mal à se focaliser sur sa prière. La Dame lui avait sommé de se distancier des humains à juste titre et elle avait désobéi. Elle ne pouvait pas se lier d'amitié avec des humains, ça équivaudrait à écrire sa propre damnation, à dévoiler ses oreilles, et ça, elle ne le pourrait jamais.

 

Lorsque finalement, les nonnes se redressèrent et quittèrent l'abbatiale, Eleonara les suivit en sautant de dalle en dalle pour éviter les flaques grises. Elle inspira l'odeur des feuilles mortes, les mains aux fond de ses poches.

Le refus de se laisser abattre la prit d'assaut. Le sourire du soleil nouveau la vitalisait, ses entrailles se réjouissaient de la tiédeur. Elle ne voulait plus être triste. Le cahier rouge appartenait au passé, mais ce qu'elle y avait puisé, personne ne le lui avait volé. Les paroles, les phrases et les runes mikilldiennes étaient gravées sur la tablette de sa mémoire, un coffre qu'aucun flambeau ne pouvait altérer.

Eleonara avait le derrière entre deux chaises. Devait-elle renouer avec les Mikilldiens, avec les préceptes de la Dame ou avec les deux ? Elle devait se décider : à la fin de la formation des moines-soldats et des convers, les Nordiques et elle devraient inévitablement se séparer et ce, pour toujours. Ils voyageraient dans les pays assujettis et elle, dès qu'elle se sentirait prête, rentrerait à Hêtrefoux.

Eleonara se promit de méditer sur la question. Sa résolution reçut cependant un notable coup de griffe lorsque Sœur Naimée, en croisant sa route à l'embouchure d'un couloir, la prit à part pour lui communiquer sa prochaine mission secrète.

— Considère-la comme une deuxième chance, la prévint-elle avec l'amère solennité d'une extrême-onction. Pour te racheter auprès de nous et de Diutur.

 

De quelle tête était née cette affreuse idée, de celle de Sœur Louve ou de celle de Naimée, Eleonara ne le saurait probablement pas d'ici à son trépas. Elle avait toutefois eu le temps, en attendant l'arrivée des sergents, de maudire toutes les suspectes.

Garder un corps d'asperge replié dans une espèce de demi-placard, c'était trop exiger à ses articulations. Par le trou de la serrure du buffet, l'elfe compta les hommes qui entraient dans le salon privé des sergents. Quatre : la totalité du comité avait pointé son nez.

Le plan des moniales avait été calculé dans les moindres détails et chaque inconvénient avait été soupesé. Cette méticulosité laissait Eleonara songeuse : pourquoi diable avaient-elles choisi une espionne aussi démotivée, douteuse et sous-qualifiée qu'elle ? Par sa taille réduite, Melvine aurait été bien plus adaptée à la tâche, si elle n'était pas dotée de son talent pour le désastre. Encore ce matin, chaque nonne dont la Chouette avait prononcé le prénom avait été décorée d'une défécation de mouette à la sortie de la messe. Eleonara se demandait si elle avait échappé à ce coup de malchance parce que sa poisse naturelle la protégeait ou parce que Bronwen n'était pas son véritable prénom.

Pourquoi avait-elle été choisie ? La vérité vint renverser sa fierté. Avec Sœur Bronwen, le couvent n'avait « rien à perdre ».

Elle cligna, puis recolla son œil contre l'ouverture miniature de la serrure. Tandis que les trois sergents s'asseyaient autour d'une table irradiée par la vivacité d'un feu de cheminée, l'Abbé ferma la porte et resta debout. La séance pouvait débuter.

— Je ne sais pas vous, mais moi je ne me concentre pas avec un estomac creux, hein.

L'auteur de cette brillante introduction n'était autre que le sergent de Hormont, un grand homme à la barbe broussailleuse et avec des doigts pareils à des saucisses. Quand il se leva, son ventre rebondi poussa la table et son derrière renversa sa chaise, qu'il ramassa indélicatement. Une main sur son estomac qui criait famine, il se dirigea droit vers la cachette d'Eleonara.

« Je le savais ». Elle se roula en boule à la manière d'un hérisson effrayé et retint son souffle. Un gros poing énervé martela sur le buffet.

— La vache ! s'indigna Hormont. C'est fermé à clef !

L'elfe pouvait s'estimer heureuse que les religieuses avaient pensé à l'enfermer pour sa sécurité. Sans ça, le sergent l'aurait probablement tirée hors du placard en croyant avoir mis le grappin sur du jambon.

— Servez-vous dans le buffet sur votre droite, Modeste. Vous y trouverez votre compte, conseilla un trentenaire à l'aspect débraillé.

Cheveux châtains, corps élancé, bottes sales et cape verte emmêlée dans les pieds de sa chaise ; c'était le sergent Petrus d'Ox. Comme si son allure n'était pas suffisamment négligée, une cicatrice scindait son visage en diagonale depuis son sourcil gauche jusqu'à son lobe droit.

Le sergent d'Ox. Agnan avait mentionné qu'un certain Tomislav d'Ox les avait défendus, lui et Sgarlaad, à plusieurs reprises. Il devait s'agir de l'adolescent qu'elle avait aperçu depuis sa fenêtre, Cape Poireau. Il était difficile de croire que Petrus et Tomislav étaient de parenté : le gracieux garçon ne ressemblait en rien à l'homme hirsute qui se balançait sur son siège.

Modeste de Hormont ne reprit place que lorsqu'il eut fini de disposer un repas gargantuesque sous le nez de ses collègues.

— Beaucoup mieux, jugea-t-il en admirant sa pyramide de viande séchée, de pain, de tomes, de jarres, de grappes de raisin et de darioles. M. l'Abbé, libre à vous de commencer.

Les mains dans le dos, l'Abbé faisait les cent pas du côté de la porte, si bien qu'il entrait et sortait du champ de vision d'Eleonara, qui ne bénéficiait d’une vue directe que sur la table et ses trois occupants. L'homme était si petit que ses allers-retours lui donnaient un air d'enfant boudeur.

— Messire de Bloodmoore a quelque chose à nous faire partager, annonça-t-il.

L'homme-enfant, Modeste de Hormont et le sergent d'Ox se tournèrent vers la silhouette recourbée qui croisait les jambes à l'autre bout de la table, un faucon pèlerin sur l'épaule.

— Le Nord et le Sud coopèrent.

Eleonara venait d'entendre la voix grognonne du sergent de Blodmoore, un personnage qu'elle avait vu de loin et appris à connaître au travers des mésaventures des Mikilldiens. Elle ne devinait que son profil : un grand nez coupant perché trop haut et émergeant d'un orage de cheveux foncés et gras. En d'autres circonstances, l'elfe aurait ricané : sous sa houppelande courte et bouffante de velours noir, il portait des collants.

À le décortiquer d'aussi près, elle ne put s'empêcher de le trouver désagréable. Son visage, jeune et plutôt rond, se repliait dans une grimace empreinte de mépris. À celle-ci s'ajoutait une réputation et une généalogie peu avenante. En effet, Sergius de Blodmoore était le fils aîné de la duchesse Hermine de Blodmoore. Telle mère, tel fils : Sergius ne portait pas les étrangers dans son cœur non plus. « C'est donc lui qui veut absolument virer Agnan et Sgarlaad du Don'hill », nota la moniale.

Petrus d'Ox secoua la tête ; quelques grumeaux de boue séchée s’émiettèrent de ses bottes. D'un élan protecteur, Modeste de Hormont tira aussitôt son banquet vers lui, tout en continuant à s'empiffrer.

— Une alliance entre le Mikilldys et l'Opyrie ? Impossible ! s'écria Petrus, hilare. Leurs intérêts sont contraires et nous serions stupides de négliger l'ampleur du ressentiment des Barbares à l'égard des Peaux Sombres. Ils ne se sont jamais remis de la trahison des Opyriens après l'Extinction. Ne me dites pas que vous avez oublié la chronique de la bataille de Glingen ! Ces deux-là n'ont pas communiqué depuis des siècles. Ça se saurait, sinon : un messager aurait été intercepté, un oiseau voyageur aurait été attrapé. S'ils mijotent quelque chose, c'est chacun de leur côté.

Modeste de Hormont et l'Abbé acquiescèrent en silence. Eleonara se mordit l'intérieur de la joue. L'idée d'être désignée comme espionne des nonnes l'avait initialement répugnée, mais l'adrénaline visitait à présent les veines de son corps entier. Cette messe basse promettait du jus.

Une chaise craqua. Sergius avait appuyé ses coudes sur la nappe.

— Bande d'aveugles, l'unique but des étrangers en venant à cette abbaye est de se rencontrer et d'échanger des informations. N'est-ce pas évident ?

Un sourcil sceptique s'arqua chez le sergent d'Ox.

— Ça m'étonnerait qu'ils se soient démenés pour intégrer la Confrérie rien que pour ça, alors qu'il leur suffisait de se donner rendez-vous dans une taverne.

« Les sergents ne savent pas que les Nordiques sont venus farfouiller dans leurs catacombes », constata Eleonara dans son placard.

— Ah, c'est vrai, vous avez raison, se moqua Sergius, une mimique étirée sur son visage inamical. Les étrangers sont venus nous rejoindre par pure tendresse et amour pour l'Einhendrie et sa Couronne. Comment ai-je pu penser le contraire ?

Son rictus tomba et sa voix baissa d'une octave.

— Sérieusement, d'Ox, je me retiendrai de vous inviter à la prochaine réunion. Dans votre monde à vous, les nuages sont roses et vos plus féroces opposants sont les marmottes.

Petrus éclata de rire et sortit sa boîte d'herbe à fumer. Envenimé, Sergius s'adressa innocemment à l'Abbé et à Modeste :

— Je souhaite que nous parlions du frangin de Petrus, Tomislav. Il s'entend plutôt bien avec les Nordiques, n'est-ce pas ? J'ai entendu dire qu'il avait même offert un luth à l'un d'entre eux, celui à la face perforée. Excusez-moi, mais depuis quand s'offre-t-on des instruments de musique au Don'hill, je vous prie ? La guilde des ménestrels, ce n'est pas ici. Dites-moi, Hormont, une lyre vous plairait-elle pour la fin de l'année ?

— Sergius, goûtez-moi ce vin aux mûres, fit Modeste en se coupant une généreuse part de tome de chèvre. Il vous fera du bien. Vous êtes toujours si crispé, comme si la digestion ne vous réussissait pas. Que voulez-vous que je fasse avec une lyre ?

Sa part de fromage entre les dents, il servit une coupe débordante à Sergius, qui la vida d'un trait et sourit méchamment. Les yeux de son faucon, deux billes noires, réfléchissaient les flammes de l'âtre.

Exactement, dit Sergius. C'est futile.

D'un geste automatique, Petrus bourra sa pipe en terre cuite.

— Si mon frère désire un jour me remplacer, il devra corriger ses manières et se durcir face aux étrangers. Je le confronterai à ce sujet, faites-moi confiance. Il est jeune et il lui reste tellement à apprendre, mais il fera un bon sergent. Lorsque je serai duc, mon cher Sergius, il sera votre collègue.

Sur ce, il suça le bec de sa pipe, visiblement satisfait de sa réplique.

— Pas si je succède à ma mère avant vous, lança Sergius avec une expression goguenarde. Alors, ce seront mes frères à moi que vous aurez à supporter.

Quand il balaya la salle de son regard méprisant, Eleonara tressaillit. Depuis son perchoir, le faucon la fixait droit dans les pupilles.

L'Abbé tapait du pied ; il devait en avoir ras le bol de la rivalité entre sergents. Il se planta devant eux, les défiant de son menton de sorcière. Il leur arrivait à peine à l'épaule, alors qu'eux étaient assis et lui debout.

— Hé, les jolies demoiselles, intervint Modeste à sa place. On ne se chamaille pas. Nous nous étions promis de débattre sur le sort des quatre étrangers.

— Gardons Errmund, renvoyons-les autres, proposa Sergius en tendant une tranche de lard fumé à son rapace. Les rétrograder ne sert à rien.

— Vous savez mieux que quiconque, messire de Blodmoore, que nous avons besoin d'espions, de guides et de gens de notre côté, répondit l'Abbé comme s'il s'adressait à un bambin de deux ans et demi. Pour avoir des espions, des guides ou des gens de notre côté, il nous faut des Mikilldiens et des Opyriens. C'est d'ailleurs à cet effet que nous les avons acceptés en premier lieu. Je ne vois pas l'intérêt de s'en débarrasser après avoir pris le risque de les embaucher.

— Le risque ne concerne que vous, rétorqua Sergius. Vous les avez inscrits, pas nous. L'Opyrienne n'est même pas cassée ; si la Couronne apprend que vous lui avez menti, que vous nous avez menti... Un couac et c'est votre tête qui tombera, pas les nôtres.

Petrus d'Ox expira un trait de fumée.

— Je le déteste, mais il lui arrive parfois d'avoir raison.

— Je vous exècre tout autant, grommela Sergius.

— Belle pipe, commenta Modeste.

— Vous trouvez ? s'anima Petrus. Merci ! Je l'ai achetée en Opyrie. Je trouvais les motifs entaillés superbes.

Modeste de Hormont, ayant ravagé la variété de fromages et le bol de raisins, avait décidé de s'attaquer aux tartelettes aux fruits. Eleonara ne pouvait que le regarder, fascinée par son appétit. « Ses journées doivent être des festins des matines aux complies. »

Un soupir excédé venant du fond de la salle ramena le comité au présent. Petrus reprit à l'intention de l'Abbé :

— J'admire votre volonté d'attribuer une utilité à ces étrangers, mais l'affaire s'avère trop compromettante. Nous sommes allés trop loin ; ils n'auraient jamais dû venir. Quelle garantie avez-vous que ces étrangers nous obéiront jusqu'au bout, qu'ils trahiront leurs familles et leur patrimoine pour nous ? Aucune !

L'homme-enfant soutenait son menton, les yeux au sol, la bouche tordue.

— Les Nordiques ont été cassés, se défendit-il. N'avez-vous pas remarqué leur politesse, leur application et leur obéissance ? Quant à la Peau Sombre, c'est vrai, elle n'a pas subi de cassage, mais pourquoi casserait-on les Opyriens ? Il n'y en a jamais eu besoin. De plus, Sebasha d'Éméride est venue en aide à la Confrérie avant même d'y être. Elle connaît les mœurs de la pléthore de peuples opyriens. Elle nous a fourni de bons contacts et garanti les faveurs de gens haut placés, ainsi qu'une relation privilégiée avec le prince. Après des années d'entraînement, elle...

— N'appelez pas Bezùkiel prince, le coupa Sergius. Ce n'est qu'un pantin, un bouffon au devant de la scène pour faire plaisir aux Opyriens tandis que la Couronne tire les ficelles dans les coulisses. Dites ce que vous voulez des Opyriens ; pour moi, ce seront toujours des fraudeurs et des profiteurs qui se moquent de nous. Mais en matière de Barbares, je m'y connais, alors vous avez intérêt à tendre l'oreille. Les Mikilldiens nous haïssent, un point c'est tout. Cassés ou pas, ça ne change rien. Vous devriez voir comment ils réagissent aux baillis et à mes garnisons. On ne les amadoue pas et ils ne sont pas dociles. Je voudrais bien savoir qui a répandu ce mythe. Vous êtes d'accord avec moi, n'est-ce pas, Hormont ?

Modeste leva son nez de son assiette. Durant la conversation, deux choses l'avaient occupé : ripailler et remplir la coupe du sergent de Blodmoore.

— Hein ? Euh, ouais. Je ne peux pas vous contredire là-dessus. Les Nordiques ne nous aiment pas.

Cette remarque laissa planer un instant de silence. Eleonara, elle, se rongeait les ongles, attendant la suite avec impatience.

— Donc, selon vous, casser les Nordiques serait inutile ? s'étonna Petrus. Il s'agit pourtant d'un traitement perfectionné, fruit de nombreuses expérimentations, appliqué sur une douzaine de jeunes et vous prétendez qu'il n'y aurait aucun effet, aucune séquelle à observer ? Cassés, ils me paraissent nettement plus calmes ; sur ce point-là, je plussoie l'Abbé.

Le cassage, un traitement perfectionné ? Eleonara songea à Sgarlaad. Qu'avait-il dû subir pour obtenir son tatouage en forme de T ? Bien plus qu'un exorcisme, au vu des choses...

— Vous n'en savez rien, maugréa Sergius. Les Barbares ne sont pas du bétail que vous marquez au fer pour rattacher à tel ou à tel paysan. Ce sont des hommes. Plus têtus, vous ne trouverez pas. Ils sont très loyaux entre eux. Les casser n'altère pas leurs valeurs, ni la direction de leur fidélité. Une fois qu'ils en ont une, c'est trop tard. C'est pourquoi le façonnage doit commencer dès l'enfance. Vous connaissez tous Errmund, le protégé de ma mère. Il est Mikilldien et pourtant, c'est un excellent homme. Mes parents l'ont accueilli tout jeune, il ne devait pas avoir neuf ans. Il est le seul étranger en qui j'ai confiance et il n'a pas été cassé.

— Arracher des enfants en bas âge à leurs parents pour les éduquer en Einhendrie, vraiment ? se dégoûta Petrus. Que c'est avilissant !

Sergius soupira.

— Nous ne sommes pas des monstres ; les parents d'Errmund avaient succombé à une épidémie. Ce sont les orphelins et les enfants abandonnés ou égarés qu'il faut viser. Je ne veux pas de mères sanglotantes sur mes pavés.

— Une proposition intéressante hélas défectueuse, intervint l'Abbé. En grandissant, les gosses obtiendraient le physique caractéristique d'un Nordique et l'éducation d'un Einhendrien, mais seraient pauvres, voire ignorants du dialecte ou de la culture de leurs ancêtres, ce qui fait qu'ils seraient incapables de se fondre dans la masse au Mikilldys. Voilà qui nous laisse à nouveau sans solution. Que faire des étrangers ? Si nous pouvons nous fier à Errmund, que dire des autres ? Ça me démange de les renvoyer, mais ce serait les insulter !

— Ma foi, il fallait réfléchir avant, bougonna Sergius. Ce n'est pas comme si vous aviez manqué d'avertissements. Regardez un peu le pétrin dans lequel vous nous avez jetés.

Petrus roula des yeux.

— Vous vous surpassez en contre-productivité, Blodmoore.

— Pardon ? J'ai été le seul à fournir des idées jusqu'à présent ! Votre manque d'inspiration ne m'étonne pas. Depuis le château de ma famille, je vois des troupes partir affronter des dunes blanches et un peuple récalcitrant. Depuis la vôtre, Ox, on ne voit que des petits moutons brouter dans les pâturages.

Petrus posa sa pipe avec détermination.

— Qu'est-ce que vous insinuez, espèce de navet ?

— Que vous devriez ouvrir vos oreilles et fermer votre clapet, crevure.

Deux secondes plus tard, ils avaient quitté leurs sièges et s'empoignaient par le col, prêts à en venir aux poings. Le faucon poussait des cris aigus et battait des ailes, prêt à plonger.

Modeste se dépêcha d'interposer son corps massif entre ses deux collègues.

— Messieurs, messieurs, il n'est pas l'heure de guerroyer. Tant que ces étrangers habitent entre les Crocs des Dragons, nous les contrôlons. Rien ne presse.

Ils se rassirent.

— Allons, allons, trinquons, compagnons, nous sommes sur le point de trouver une issue. Monsieur, ajouta Modeste à l'intention de l'Abbé, je vous en prie, prenez place. Buvez avec moi et rafraîchissons-nous la cervelle.

L'Abbé refusa. Modeste resservit donc du vin à Sergius, qui, la lèvre supérieure repliée par la suffisance, la saisit et la but cul-sec. Fidèle à sa fonction de fontaine à vin, le sergent de Hormont lui reversa aussitôt une coupe.

On dévia sur des mièvreries ; Eleonara dut étouffer plusieurs bâillements. L'Abbé attendit que Sergius eût rosi et perdu son sens de l'équilibre pour attirer Petrus vers le placard. Ne voyant plus rien depuis son observatoire, l'elfe entendit l'homme-enfant murmurer :

— Je vous tiens personnellement responsables pour mes migraines, vous et Blodmoore.

Il s'appuya contre le buffet, étant trop petit pour s'y accouder.

— Vous avez notre soutien tant que les étrangers ne sont plus inclus dans la Confrérie, chuchota Ox.

— Vous proposez un transfert au monastère féminin, peut-être ?

— Bien sûr que non.

— Sergius ne mentait pas, vous savez, quand il disait que le Nord manifeste de plus en plus son hostilité. La situation ne s'améliore pas : des soldats envoyés par les Blodmoore et les Hormont sont continuellement portés disparus et je ne crois pas que le climat soit le seul à blâmer.

— Vous croyez à la préparation d'une rébellion ? s'abasourdit Petrus. Mais ils sont trop peu nombreux et leurs villages trop éparpillés, jamais ils ne pourraient s'organiser !

— Il ne s'agit pas d'une rébellion. Quelque chose ne tourne pas rond. Nom d'un poulet, où sont les espions quand on en a besoin ?

— S'il y a nécessité de renforcements au Mikilldys, nous pourrions retarder notre futur voyage en Opyrie...

— Non. La duchesse de Blodmoore gère tout cela avec les Hormont. Elle interprétera notre aide comme un affront si nous intervenons. Elle frappera à notre porte lorsque son orgueil y consentira. Concernant l'Opyrie, j'attends encore les nouvelles des sergents de Pastylle et d'Olys.

— Je vois. Donc, si je comprends bien, vous souhaitez garder les étrangers à l'abbaye pour l'instant ?

Souhaiter n'est pas le bon mot...

— Pour combien de temps ?

— Je ne sais pas. Il nous faudrait une décision diplomatique qui ne vexe ni les Mikilldiens, ni les Opyriens. Nous les avons acceptés, à nous de les assumer. Il ne faut pas les quitter des yeux. Une chose est sûre : ils ne pourront plus être libres.

— Comptez-vous communiquer vos vraies intentions à Hormont ?

— Oui.

— Et à ce bigot de Blodmoore ?

— Il ne s'est jamais prouvé très coopératif, admit l'Abbé. Pour le moment, Hormont se chargera de le maintenir occupé. Et moi, je ferai tripler la commande de vin.

L'entretien n'eut pas de point final satisfaisant. L'Abbé s'en alla le premier avec un terrible mal de crâne à soigner et les sergents suivirent : Petrus droit comme un i, pipe au bec ; Modeste deux fois plus gros et Sergius avec une démarche courbée et peu assurée.

Embaumée par l'odeur d'herbe brûlée, Eleonara se retrouva seule, prisonnière de sa cachette. Elle étendit ses jambes autant que les parois de bois le lui permettaient et entrelaça ses doigts sur la corde qui ceignait sa robe noire. Avant qu'une moniale ne se souvînt de la libérer, elle aurait largement le temps de brasser les informations qu'elle venait d'entendre. Il y avait deux choses dont elle était sûre, à présent. Agnan, Sgarlaad et Sebasha n'étaient pas venus au Don'hill pour devenir moines-soldats. Si Sœur Melvine les avait surpris ensemble à plusieurs reprises, c'est qu'ils préparaient quelque chose dans le dos de l'Einhendrie. Eleonara se fit craquer les pouces. « Et si ça se trouve, ça se rapporte à cette charte poilue ».

 

 

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Isapass
Posté le 31/01/2020
J'ai trouvé le début du chapitre (avant qu'Elé soit dans le buffet), un peu longue : on apprend bien que la décoction de l'alchimiste sent la cannelle, mais sinon, j'ai eu un peu l'impression qu'il n'y avait rien de très nouveau : Elé est un peu chamboulée, elle doute toujours de pouvoir faire confiance aux Nordiques et lutte contre ses sentiments, mais ça j'ai l'impression que ça coule de source. Bon, rien de grave ceci dit parce que ta façon de raconter excuse les longueurs (et c'est la première fois que j'en trouve une, sinon je trouve le rythme parfait depuis le début).
En revanche, toute la conversation entre les sergents et l'Abbé est sublime : les répliques, les surnoms, Hormont qui bouffe et qui boit tout le temps, l'adversité entre Ox et Blodmoore, les vacheries qu'ils s'envoient et l'inconfort de l'abbé au milieu de tout ça... Quelle ambiance ! On visualise la scène par le trou de la serrure, comme Elé. Franchement, c'est magique.
J'ai juste galéré un peu entre Petrus et Sergius (peut-être faudrait-il plus utiliser leurs noms que leurs prénoms, plus faciles à différencier). Par contre j'ai repéré Modeste tout de suite (un prénom pareil !). Et comme les autres, j'ai été moyennement convaincue par "l'homme-enfant", mais j'ai vu que tu avais corrigé.
Ceci dit, ils s'envoient des douceurs, mais en fait ils sont d'accord sur le fait que les étrangers n'ont rien à faire là. Même l'abbé regrette sa décision. Je pense qu'ils ont bien raison de se méfier...
J'ai quand même au bien peur que Elé se fasse repérer dans son buffet !
Jowie
Posté le 02/02/2020
Tu as raison, il a pas mal d'introspections au début et ça tire en longueur; je vais voir comment je peux raccourcir tout ça ! J'ai bien rigolé en écrivant la scène avec les sergents qui se chamaillent. C'est vrai que ça fait beaucoup de noms; je vais voir comment je peux mieux différencier Petrus et Sergius (évidemment, il fallait que leurs prénoms riment, en plus xD). Oui j'ai corrigé "l'homme-enfant", fort heureusement hahah
Aliceetlescrayons
Posté le 24/05/2019
Voilà un chapitre vraiment passionnant. L'intrigue avance, l'étau se resserre autour des Nordistes et on sent de plus en plus qu'Elé va être un élément crucial pour la suite des évènements.
Toute fois, deux petites choses m'ont interpelée :
- concernant l'Abbesse qui envoie Elé espionner : autant la descente dans la chambre de l'Opyrienne me semblait totalement logique (réaction des moniales face à une femme qui a un comportement "provoquant" selon leurs critères), autant là, il m'a manqué une micro explication sur les motivations de l'Abbesse. Alors, dans mon esprit, il est clair qu'en tant que supérieure du couvent, elle a une volonté politique d'obtenir des informations sur ce qui se passe du côté de l'Abbé maisça aurait quand même mérité un petit éclaircissement. Ou qu'Elé se pose la question (parce que bon, c'est clair qu'elle n'aura pas eu droit à un vague début d'explication...)
- l'expression "homme-enfant" pour qualifier l'Abbé => alors, pour être franche, je n'ai pas compris que ça qualifiait l'Abbé dans un premier temps. Pourtant, ça vient juste après la phrase où tu le désignes en tant qu'enfant boudeur mais, pour moi, c'était un autre personnage. J'ai bien compris que la taille de l'abbé était en cause dans cette comparaison mais je n'ai pas percuté. <br />"Homme-enfant", il me semble que ça fait un peu le masculin de "femme-enfant" qui se rapporte plus à une sorte de caractère enfantin qu'à l'apparence physique (enfin dans mon esprit). 
Jowie
Posté le 24/05/2019
Hey Alice !
Tu es toujours au rendez-vous, ça fait plaisir ! Je suis contente que le chapitre t'ait plu parce qu'il y a quand même pas mal d'info et trois"nouveaux" personnages qui débarquent juste comme ça. J'avais peur que ça fasse un peu beaucoup, mais apparemment ça passe :D
C'est la honte, j'ai utilisé "l'homme-enfant" sans savoir ce que ça voulait VRAIMENT dire. Mais maintenant, c'est corrigé ! Et tu as raison pour les motivations de la supérieure, je ne les mentionne pratiquement pas. Il manque une petite scène, là. Je vais m'empresser de combler le vide ;)
Merci pour ta lecture et tes remarques toujours aussi constructives !
Bonne semaine et à bientôt !
Jowie
 
Sorryf
Posté le 24/05/2019
un chapitre très politique, beaucoup d'infos... bon je t'avoue que je préfère les chapitres ou il y a ma team de bros préférée, mais ce genre de chap ou ça complote est nécessaire, et j'ai quand meme bien rigolé par moments !
Je trouve que l'assignation de la mission est trop expédiée, ça m'a rendu confuse. Je pense qu'il faudrait écrire la scène ou les soeurs ordonnent a Elé de faire ça, et expliquent clairement ce qu'elles attendent d'elle, qu'est-ce qui les motive etc 
Jowie
Posté le 24/05/2019
Salut Sorryf ! Ravie de te revoir par ici !
Ouep, c'était le petit cours de politique surprise ! (rentre chez toi Jowie =_=). Je suis rassurée de lire que les petites touches  d'humour ont rendu ce passage plus agréable :) Et ne t'inquiète pas, il n'y aura pas de cours de politique II :D
je plussoie ta remarque : il manque une scène pour expliquer les motivations des moniales. Je croyais pouvoir y échapper de manière sournoise, mais on m'a attrappée ! Je vais m'y mettre :)
Merci de suivre les aventure d'Elé et d'avoir commenté !
à touti !
Jowie
GueuleDeLoup
Posté le 24/05/2019
Yop choubidou <3
alors avec ce chapitre, on rentre plus directement dans les conflicts politiques qui je supposent vont avoir pas mal d'influences sur la suite ^^.
Perso j'ai beaucoup aimé ce chapitre, mais si tu veux une critique: je vais avaoir beaucoup de mal à retenir tout ces militaire. J'ai retenu l'abbé, Modeste et le rapace (mais je ne sais palus son nom). Il y en a ausi un qui a un frère qui aime bien les nordiques mais je ne sais plus si c'est le rapace où un autre.
 
BRef, je pourrai vérifier, mais ce n'est pas le but de la remarque. Disons que si ces persos sont très importants, peut-être faut-il essayer d'en mettre un peu moins car cela reste difficile de les retenir bien que tu ais bien pris le temps de les décrire. 
Voilà pour ce chap! En avant pour la dernière ligne droite <3
Jowie
Posté le 24/05/2019
Re !
Je comprends tout à fait pour les noms de militaires ! ça m'est souvent arrivé de m'emmêler les pinceaux avec les noms de persos secondaire en lisant sur FPA alors là, avoir quatre personnages relativement nouveaux d'un coup, ça fait beaucoup! Dans ce tome, ils sont tous secondaires et certains n'apparaîtront plus vraiment dans la suite, donc ce n'est pas grave de ne pas se souvenir de leurs prénoms. Le gars au rapace c'est Sergius de Blodmoore et celui qui a un frère c'est Petrus d'Ox. Je pense que le fait qu'ils aient un nom de famille rend les choses plus compliquées aussi. Je voir comment je peux y remédier ;)
Merci d'être passeyyy !
à touti !
Jowie
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