VIII - Une affaire de sang

Par Jamreo

 II . VIII

 

1417 - L’Établissement

Augustus leva son verre de vin. Il sentit sa main trembler et posa le bord du verre contre son menton pour ne pas attirer l'attention. Heureusement, l'obscurité le protégeait des regards perçants de Ladro. Invisibles sous sa capuche, immatériels mais tellement pesants.

Augustus avait peur. Oui, il l'aurait volontiers admis à une personne de confiance, ne serait-ce que pour soulager sa conscience. Ce climat de tension et de cachotteries n'avait rien pour lui plaire. Ronan faisait les cent pas à la lueur de la bougie, réduit à une ombre inarticulée et écrasée en multiples facettes contre les murs de pierre. L'étroite fenêtre montrait un ciel de nuit ; le crépuscule s'était évanoui. Viviane était assise et sirotait tranquillement sa boisson, impénétrable. Augustus la scruta longuement pour tenter de percer ce sourire indéchiffrable qui s'était peint sur ses lèvres. Ou bien n'était-ce qu'une impression ? Il peinait à la distinguer. Il remua inconfortablement et se tourna dans la direction opposée. Il avait froid tout à coup, et resserra ses bras autour de sa poitrine. Aussitôt Ladro, comme par magie, s'insinua dans son esprit ; sa présence inonda la pièce, dévastatrice. Comme si les autres, le point nerveux et gigotant sans cesse que représentait Ronan, la flaque inerte et insondable de Viviane, s'étaient volatilisés.

— Enfuis ! tonna Ronan au même instant, tirant Augustus de ses suppositions maladives.

Le passeur rejeta sa capuche, révélant un visage aux traits tirés et deux cernes violacés sous sa peau presque diaphane. Son expression, d'ordinaire si familière et si rassurante, s'était transformée en un tableau singulièrement troublant. C'était troublant pour Augustus d'observer cet homme, qu'il côtoyait maintenant depuis plusieurs années, défiguré par un soudain accès de rage et de terreur. Ronan n'avait jamais haussé le ton de la sorte. Il était toujours resté dans l'ombre de Viviane et de son abominable fils. De l'abominable Ladro.

— Mais que vais-je dire au doge de Venise, mon Dieu, que vais-je dire, se lamentait-il à présent.

— Du calme, mon cher Ronan, dit Viviane d'une voix traînante et empreinte d'alcool.

— Je vous défends de m'imposer le calme. Ce n'est pas vous qui devrez porter la nouvelle à Venise !

Les bras maintenant ballants, il s'adossa au mur et ferma les yeux, poussant un grand soupir. Ladro laissa échapper un grognement, peut-être un ricanement. Sa voix sortait de son gosier en houles sèches et grinçantes. Un gargouillement d'animal malade.

— Allons, Ronan, venez, l'amadoua Viviane. Prenez donc un peu de vin avec nous et détendez-vous.

Elle se pencha et ses traits s'inondèrent de lumière. Elle ne souriait pas. Ou plus. Son visage arborait un air concerné et soucieux. Elle ne put s'empêcher de faire dériver son regard vers son fils recroquevillé dans l'obscurité ; Augustus put y lire une intensité difficilement identifiable. Colère, connivence ?

Augustus avait de la peine pour Ronan. Deux jours auparavant, Leo et Achille s'étaient enfuis de l’Établissement. Le plus dur serait d'apprendre la nouvelle aux autorités de Milan et aux grandes familles de Murano et Venise qui, depuis plus de dix ans, unissaient leurs efforts financiers pour garder leur école sur pied et former les enfants qui étaient ensuite reconduits sur Murano et intégraient la brigade de décontamination, sous la coupe d'une riche famille. Voilà ce qu'Augustus avait appris, au fil de son séjour à l’Établissement. Lui-même était chargé de l'enseignement de l'écriture, de la lecture, ces choses auxquelles ils n'auraient jamais eu droit – pour la plupart – en restant au sein de leur famille originelle. Il donnait aux orphelins une lueur d'espoir et les aidait à se sortir de l'ombre perpétuelle dans laquelle Viviane et Ladro les plongeaient. Oui, il les aidait.

Il sentit les yeux de Ladro se fixer sur sa tempe et retint un frisson de dégoût.

— C'est de votre faute, murmura alors Ronan.

Augustus releva la tête, choqué, pensant que le reproche était dirigé contre lui. Mais le passeur jaugeait Viviane d'un air de défi. Cette rébellion lui était si peu naturelle. Augustus savait que seuls le désespoir et l'impuissance avaient pu la lui inspirer car Ronan était un être intelligent. Il avait vite compris que se plier aux situations et exigences les plus absurdes et révoltantes, se façonner un esprit capable de supporter les pires aberrations et d'y trouver une place dans l'ombre la plus totale était la meilleure chose à faire. Mais cette fois-ci, tout avait volé en éclats.

— C'est de votre faute, répéta-t-il. C'est à cause de ce que vous leur avez fait.

Il se tourna vers Ladro. Viviane poussa une exclamation mécontente et but une gorgée de vin. Ladro n'avait pas bougé.

— Qu'est-ce que vous leur avez fait ? s'écria Ronan en se précipitant vers lui.

Il l'empoigna et le souleva de son siège. Insensible, Ladro se laissa ballotter d'avant en arrière comme un objet inanimé. Viviane s'était levée en poussant un cri. Son vin s'écrasa au sol.

— Qu'est-ce que vous leur avez fait ? C'est pour ça qu'ils sont partis, continuait inlassablement Ronan.

Le corps de Ladro semblait avoir perdu toute consistance. Ses membres se déliaient et pendaient dans le vide ; ses bras et ses jambes se laissaient malmener par la poigne incroyablement déterminée du passeur, son cou faisait des embardées inquiétantes. Sans réfléchir, Augustus se leva d'un bond et attrapa Viviane pour l'empêcher d'atteindre Ronan.

La capuche de Ladro bascula alors. Ronan le lâcha, surpris, et fit un pas en arrière. Jamais, jamais Ladro n'avait découvert son visage. C'était même la première fois que quelqu'un d'autre que sa mère osait le toucher, le manipuler, le malmener de la sorte. Ils ne virent d'abord rien. Flasque, Ladro s'effondra de nouveau sur sa chaise, la gorge tendue vers le plafond. Il semblait avoir perdu connaissance. Augustus lâcha Viviane qui se précipita vers son fils et lui prit la main, passant un bras derrière sa nuque pour redresser sa tête.

— Il a faim, murmura-t-elle.

Les cheveux de l'homme étaient d'un blond foncé tirant sur le roux, épais et très courts. Une cicatrice rose lui fendait la tempe jusqu'à l'arrière de la nuque. Sa peau était plus pâle que de raison. Lorsqu'il ouvrit lentement les yeux et fit retomber son menton contre sa poitrine, comme au sortir d'un très long rêve, Ronan et Augustus eurent le même geste de recul. Ses traits étaient ceux d'un bel homme encore jeune, mais défiguré par cette blancheur cadavérique et ponctuée de lézardes plus sombres, tirant sur le noir pour certaines, qui couraient sur son épiderme. Ses yeux, perdus dans le vague, étaient cerclés de cernes qui assombrissaient son regard. Augustus se serait attendu à découvrir, sur ce visage, une armée de griffures et de morsures comme celles ornant ses avant-bras. Mais il n'y avait rien de tout cela. Simplement un teint de mort, un air tranquille et presque triste. Augustus plissa les yeux. Ladro avait des traces de sang séché aux commissures des lèvres. Peut-être dataient-elles de plusieurs jours. Comme s'il avait perçu le poids d'une telle attention, le monstre esquissa tout à coup un sourire tranchant et révéla une rangée de dents jaunies. Un lambeau de peau maintenant exsangue restait accroché à l'une d'elles.

Il referma la bouche et repoussa sa mère sans ménagement avant d'attraper sa capuche à deux mains et d'en recouvrir à nouveau son visage. Sa respiration profonde et régulière avait repris son cours.

— Oui, c'est à cause de vous, Ladro, reprit hardiment Ronan. Ne croyez pas que je ne vous vois pas. Nos méthodes ne sont pas les vôtres. Le but de l’Établissement n'a jamais été d'en faire des monstres, mais des serviteurs du bien commun. Je sais que vous œuvrez dans l'ombre, de votre côté. Je ne sais pas encore pour quelle raison mais cela ne saurait tarder, je vous avertis ! Quelles sont vos intentions ? Quel intérêt avez-vous à choisir certains enfants pour en faire... pour... les torturer de la sorte ? Je l'ai bien remarqué, vous savez. Je n'ai rien dit, j'ai préféré oublier, mais ces pauvres enfants que vous choisissez ne sont plus jamais les mêmes. C'est pour ça que ces deux garçons sont partis. Bon Dieu, ça suffit. Je ne peux plus vous laisser faire.

Il fut parcouru d'un tremblement, le visage distendu par une peur subite. Peut-être regrettait-il de s'être si ouvertement attaqué à Ladro. Il s'assit et se prit la tête dans les mains.

— Comment vais-je l'annoncer, comment, marmonna-t-il dans sa barbe.

Viviane s'était relevée et époussetait sa robe. Elle s'approcha d'Augustus en secouant la tête, espérant peut-être qu'il l'appuierait dans son incrédulité. Comprenant qu'il refusait catégoriquement de lui adresser le moindre signe, elle eut un feulement sévère puis se tourna vers Ronan.

— Et d'ailleurs, comment ont-ils bien pu trouver le moyen de sortir ? demanda soudain ce dernier, stupéfait, relevant la tête. Ils ont forcément reçu de l'aide.

À ces mots, Augustus sentit son cœur chavirer. Mais Viviane écourta les questions du passeur en claquant sa langue contre son palais et en lui posant une main sur l'épaule.

— Écoutez-moi. Pourquoi tenez-vous tant à le dire ? Pourquoi vous accrochez-vous à une sincérité si peu pratique, mon cher Ronan ? Je vous reconnais bien là. Mais réfléchissez : si nous ne les retrouvons pas, nous n'avons qu'à oublier ces enfants. C'est tout. On n'entendra plus jamais parler d'eux. La nature aura certainement raison de leur résistance, croyez-moi. Gardez le secret. Les hommes de Milan et de Murano n'y verront que du feu. Je vous le promets.

Elle lui tapota la joue avec condescendance et fit volte-face pour planter ses prunelles dans celles d'Augustus, les traits accusateurs.

— Je vous le promets, répéta-t-elle tout bas.

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1432 - Milan

Sanfari ne sut jamais vraiment ce qui l'avait réveillé. Il hésitait entre l'odeur ou le cliquetis du fer, l'humidité de l'atmosphère ou bien ces voix rauques qui parlaient, peut-être. Il voulut ouvrir les yeux mais une douleur nette lui trancha aussitôt l'arrière du crâne. Il se rappela qu'il avait reçu un coup... un coup d'épée ? Il essaya de porter une main à sa tête pour vérifier qu'il n'y avait pas de sang. Quelque chose le retint au niveau des poignets. Une corde ou un fer ? Il toussa et parvint à séparer ses paupières sur une ligne de lumière.

Pas beaucoup de lumière. Un endroit sombre éclairé par des torches qu'il entendait brûler faiblement en tendant l'oreille dans son brouillard pataud.

Il souffla. Finalement, il n'y avait pas de sang sous ses cheveux. Il ne sentait pas son contact poisseux, lourd et si particulier ; il n'avait aucun soupçon de cette sensation amère de savoir sa peau fendue jusqu'à l'os. On avait dû le frapper avec un objet non-coupant. Un bâton ou, en effet, le pommeau d'une épée. Il grogna, conscient uniquement du fait qu'il était bel et bien prisonnier.

Un pied se mit à tâter son corps, timidement d'abord, puis plus fort. Il essaya de se recroqueviller sur lui-même pour protéger son estomac et ses côtes des assauts de plus en plus brutaux de la chaussure.

Que voulait cette personne ? Sanfari entendait quelques murmures proches de lui. C'étaient des voix masculines. Il tenta de réfléchir le plus calmement possible sans oser ouvrir les yeux, de peur de faire fleurir la douleur terrée dans son crâne.

Il était dans un sous-sol, aucun doute, et il n'était pas seul. Pourquoi y avait-il tant de monde ? C'était stupide.

Ne constatant aucune réaction, presque déçu, le pied cessa bientôt de l'asticoter et l'homme s'éloigna en grognant. Les murmures se turent, ou bien s'éloignèrent.

Sanfari se rappela. C'était Siva qui l'avait frappé derrière la tête. Tout avait commencé ici-même, dans ce sous-sol. À chacune des insistances du maître d'armes, à chacune de ses menaces, Sanfari n'avait pu que redoubler d'obstination. Non, il n'avait aucune nouvelle du souffleur et de ses deux ravisseurs. Oui, il était venu pour annoncer une chose bien fâcheuse au duc et non, il n'avait pas de temps à perdre avec les sautes d'humeur d'un subalterne. Il n'était pas certain d'avoir employé ces formules exactes, mais son refus de ployer avait dû fortement déplaire à Siva car celui-ci lui avait demandé pour la énième fois de révéler où se trouvait le souffleur. Sanfari lui avait répondu qu'il ne savait pas plus que quelques minutes auparavant, ce à quoi le maître d'armes avait répliqué par une torsion de la bouche et un regard presque littéralement rouge de colère.

— Je ne vous crois pas, avait-il dit le plus calmement du monde.

Et puis, soudain... il y avait eu cette douleur fulgurante qui avait tout absorbé, qui avait vidé ses prunelles de toute leur énergie et privé le monde de sa substance.

Sanfari ouvrit les yeux, dégoûté par la place que l'obscurité avait prise dans son esprit. De la lumière, il voulait de la lumière. Il voulait respirer. Il était tassé contre le sol. L'odeur de la flaque dans laquelle nageaient ses mains ligotées lui emprisonna les narines et il essaya de se dégager, rampant par terre.

Un homme accourut vers lui. Il sentit les pierres trembler et sa vision se morceler légèrement. Il laissa sa tête divaguer d'avant en arrière car elle lui semblait tout à coup trop lourde à porter. Il prit soin de garder ses yeux entrouverts et put voir le visage de l'homme qui se penchait vers lui.

Deux yeux juvéniles le fixaient. Ce n'était guère plus qu'un gamin ; celui-ci se serait peut-être accroupi pour s'approcher plus près, si seulement il avait eu le courage nécessaire. Il tendit une main incertaine vers Sanfari, puis sembla se raviser et se redressa maladroitement pour appeler :

— Maître Siva ! Maître Siva !

Il s'éloigna. Sanfari en profita pour faire le ménage dans son esprit. Pourquoi l'avait-on agressé de la sorte ? Plus rien n'avait de sens, hélas. A mesure qu'il tuait les pensées intempestives que sa récente perte de conscience lui avait léguées, il ne lui restait qu'une équation plus surprenante encore, digne d'un rêve éveillé ou d'une parfaite hallucination.

— Je ne vous crois pas, entendit-il encore, si fort et distinctement qu'il songea d'abord que quelqu'un venait de parler tout près de son oreille.

Son esprit lui jouait des tours. Il fournit tous les efforts possibles pour se redresser sur son séant et s'assit dos au mur, malgré ses poignets liés qui l'entravaient.

— Décidément pas, reprit la voix caverneuse.

Sanfari comprit qu'elle n'était pas issue de son imagination ou de ses souvenirs. Il leva les yeux.

Siva était campé devant lui et le surplombait, armé maintenant d'un grand fléau d'armes qu'il fit balancer ; il amena la sphère hérissée de piquants juste devant le visage de son prisonnier, sans doute curieux de voir quelle serait sa réaction. Mais Sanfari ne répondrait pas à ce genre de provocations.

Siva s'accroupit alors, ses deux prunelles presque entièrement disparues sous ses paupières. Chaque cil planté dans la chair était comme un piquant meurtrier fiché à l'extrémité du fléau. Sanfari tenta de séparer les deux images qui se mêlaient et lui rendaient une image faussée de ce visage devant lui, teintée de violence irrémédiable. Rien n'était irrémédiable. S'il avait eu les mains déliées, il aurait pu l'attraper, planter ses ongles sous ses mâchoires, le frapper et le repousser pour s'enfuir.

— Je n'ai jamais fait confiance à Venise, déclara alors Siva comme s'il conversait avec un ami. Lorsque le duc a appris la présence des buveurs de sang dans votre ghetto, j'ai essayé de le convaincre de laisser ce petit prétentieux de Galladun s'en charger lui-même. Ce ne sont pas les assassins qui manquent à Murano, d'après ce que je comprends.

— Attendez, attendez, dit Sanfari. Des buveurs de sang, que me chantez-vous là ?

Il n'était même pas certain d'avoir bien saisi les mots. Cet homme avait-il bu ? Comme pour lui prouver le contraire, le confident du duc joignit ses mains devant son menton, l'air de réfléchir intensément et le plus sérieusement du monde. La chaîne de son arme s'était enroulée autour de son avant-bras comme le corps d'un serpent fatigué. Enfin, il eut un sourire traînant.

— Vous n'êtes au courant de rien, alors ? Mais je sais aussi que c'est votre propre à vous, les vénitiens, de lanterner à loisir pour gagner du temps.

— Je ne comprends pas. Et je refuse d'écouter vos histoires, sachez tout de même que ce n'est pas...

Siva eut un rire sec et détourna les yeux.

— Votre gouvernement est encore plus obsolète et inefficace que ce que l'on veut bien en dire ici, il semblerait. J'ai l'impression que vous ne savez rien, Sanfari. Dans ce cas, à défaut d'être un menteur, vous êtes stupide. Comment avez-vous fait pour ne vous rendre compte de rien ?

Sanfari bégaya un début de réponse, vite englouti par quelques rires qui s'étaient déclenchés quelque part dans le souterrain, étouffés par le poids des pierres qui s'élevaient tout autour et au-dessus d'eux. Il eut l'impression de sortir de son propre corps. Il se voyait flotter au-dessus de la scène, ne sachant s'il devait maintenant disparaître, se déchirer en petits confettis, se fondre dans l'air.

Que signifiait toute cette histoire, au fond ? Siva cherchait-il à se moquer de lui personnellement ou bien se servait-il de lui pour déshonorer Venise dans son entier ? Peut-être voulait-il faire allusion à... Sanfari y repensa presque à contrecœur. Sur le moment il n'y avait pas réfléchi, il n'avait pas pu. Bien trop de choses avaient occupé son esprit.

Le massacre de Murano avait beaucoup fait parler de lui, même au sein de Venise qui n'avait jamais fait grand cas du sort de l'île. On avait parlé de corps déchiquetés comme des restes de repas et gisant dans un véritable lac de sang. Personne n'avait été mis en cause, on n'avait déniché aucun coupable. Mais était-ce une raison pour s'enfoncer dans toutes ces idées délirantes ? En vérité cela ne relevait pas uniquement du délire, et ce détail mettait Sanfari hors de lui : cette histoire frôlait le blasphème. Des monstres, des créatures, mangeuses de chair et buveuses de sang humain. Comment Siva les voyait-il ? Avançant sur deux jambes ou bien quatre pattes ? Leur bouche était-elle garnie de crocs et non de dents, portaient-ils des armes ou bien arrachaient-ils les membres à mains nues, à la seule force de leur mâchoire ?

— Vous divaguez, ricana-t-il entre ses dents. Des monstres ?

— Des monstres, acquiesça pourtant Siva, condescendant. Bravo, Sanfari. À défaut de me croire, vous progressez.

Comme pour lui témoigner une gentillesse tout à fait absurde, il saisit son prisonnier par les épaules et l'aida à s'asseoir plus dignement, le dos droit contre le mur. Il esquissa un sourire de fausse politesse.

— Il se trouve que Milan a particulièrement souffert de leurs attaques sanglantes par le passé, reprit-il, détendant ses lèvres. C'est une affaire d'histoire et de tradition, vous comprenez ? Notre peuple en garde encore les stigmates. Nous avons fait notre possible pour les éradiquer. Jusqu'à très récemment nous croyions avoir nettoyé le monde de cette vermine mais Galladun, il y a quelques mois, a envoyé un message au duc pour lui annoncer la présence de deux de leur espèce dans ses geôles. Le duc était fou.

— C'est inconcevable. D'où viendraient-ils, selon vous, et pourquoi se seraient-ils trouvés à Murano ?

— Ce sont là d'excellentes questions. D'aucuns aiment à penser qu'ils viennent... d'en Bas. Ou bien encore d'en Haut. Pour ma part, je ne crois ni l'un, ni l'autre, en vérité je n'en sais rien. Quant à leur présence chez vous... c'est effectivement peu banal. Mais vous m'en demandez trop, Sanfari. Comment voulez-vous que je sache ce qu'ils faisaient chez-vous ?

Siva sourit. Il semblait vouloir signifier, dans ce geste fin qui étirait ses lèvres et creusait un sillon dans sa barbe, que Sanfari avait eu toutes les cartes en main depuis le début et n'avait malgré tout rien su en faire. Le seigneur retenait la furie incrédule qui lui traversait l'estomac et le poussait presque à bout, incapable de retenir les hurlements de sarcasme et d'indignation qu'il mourait d'envie de lui adresser. Cet homme était pétri de ridicule et de prétention. Siva ne sembla pas remarquer la colère qui assaillait son prisonnier, car il poursuivit d'un ton neutre :

— J'ai persuadé le duc de laisser Galladun les tuer, vous savez. Cette histoire ne vous aurait jamais embêté ni impliqué de la sorte. Galladun n'y était d'ailleurs pas opposé. Vous seriez peut-être en ce moment-même tranquillement assis à votre bureau, en compagnie de vos confrères... oui, mais voilà : Milan est bien trop fière pour laisser Murano se charger d'éliminer ses ennemis personnels. Cette fois, et même si c'est regrettable pour vous, le duc Visconti n'acceptera de confier leur mort qu'à un homme de confiance. Un homme en qui il a toute confiance, en vérité.

Siva déroula la chaîne de son arme d'un air absent et la regarda se tortiller dans le vide.

— Oui, moi, dit-il brusquement, comme si Sanfari n'avait pas su répondre à une question pourtant enfantine. Le duc n'a pas tenu à être présent lors de leur mise à mort, son cœur est trop fragile. Il est donc parti se réfugier à Pavie.

— Mais sa fille, dit Sanfari. Je l'ai vue tout à l'heure.

Le duc se souciait-il donc si peu d'elle ? Il en éprouvait presque de la pitié pour l'enfant hautaine, fière et maladroite qui l'avait conduit dans les couloirs. Pour toute réponse, le maître d'armes eut un haussement d'épaules absent qu'il adressa plus au mur de pierre qu'au seigneur. Le balancement de son arme emplissait le silence d'un cliquetis régulier et promenait son ombre meurtrière sur le rideau de flammes de la torche. Quelque part dans le souterrain, porté par un air lourd et pâteux, des bribes de paroles se firent entendre à nouveau.

— Il n'y a plus que mes hommes et moi, murmura Siva d'un air presque rêveur. Nous sommes destinés à sonner le glas de nos éternels ennemis et nous les attendons de pied ferme.

— Arrêtez vos balivernes ! explosa Sanfari. Que viens-je faire là-dedans ? De toute façon, quel est le rapport avec ce souffleur et ces deux hommes qui l'accompagnent ?

Siva sembla vexé. Il serra les mâchoires et se pencha vers lui. En un éclair, usant de ces gestes précis et secs que son entraînement et sa vie de soldat lui avaient inculqués, il fut tout près de sa victime et lui asséna une claque brutale.

— Désolé, mon cher, mais votre stupidité m'indispose.

Sanfari toussa et voulut reculer. Il se trouva naturellement coincé contre le mur. Le grand homme s'était relevé d'un bond souple et lui tournait maintenant le dos.

— Ces trois jeunes gens ont tout à voir avec cette histoire. En fait, ils sont la cible.

Siva tapotait le manche en bois de son arme. Il se tenait tout près du flambeau fixé au mur. Les flammes dansantes semblaient lécher son dos et se partageaient le territoire de sa tunique tendue sur des muscles saillants et impressionnants de force, redécoupant le royaume des ombres à loisir pour y laisser des images décousues, éphémères.

— Ce sont eux, les derniers buveurs de sang, déclara t-il. En vérité l'art des souffleurs de verre n'a jamais intéressé mon duc personnellement. Sa fille, encore moins ! Cette gamine ne s'intéresse à rien. Galladun a su nous dire que l'un des deux brigands avait encore un frère en vie, et il s'agirait du jeune souffleur qu'il nous envoie maintenant. Voyez-vous, le duc a pris peur. Imaginons un instant que leur particularité, leur folie destructrice soit un signe de famille ? Un signe dont on ne sait pas exactement comment, ni pourquoi, ni même vraiment quand elle resurgit en chacun...

Par-dessus son épaule, le maître d'armes adressa un autre sourire au seigneur.

 

— Oui, imaginons que ce soit là une affaire de sang ? Ce sang coulerait alors dans les veines du souffleur. Quoiqu'il puisse arriver. Si le duc a tenu à les faire venir, lui et ces deux brigands, c'est pour les faire tuer de ma main.

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Slyth
Posté le 10/11/2013
J'ignore s'il t'a fallu beaucoup de temps pour mettre ce chapitre sur pied mais, en tout cas, tu n'as aucune raison d'en avoir honte à mon avis parce qu'il était vraiment superbe !
On dirait qu'il y avait quelques conflits au sein du comité de l'Etablissement mine de rien.. Bon, ça n'excuse pas vraiment ce qu'ils ont fait subir aux enfants mais, au moins, ça nous permet de voir que tout le monde ne trempait pas dans cette sordide affaire et que certains avaient même des objectifs un peu plus "nobles" pour ces gamins. 
Je crois que ça fait déjà un petit moment que cette idée me titille mais, avec la description de Ladro, ça s'est imposé à moi : tu n'as jamais pensé à illustrer tes personnages ? Je ne sais pas s'il t'arrive de dessiner de temps en temps mais j'ai le sentiment que le résultat pourrait être assez impressionnant. L'aspect physique de Ladro n'est pas forcément très agréable à imaginer mais je me suis quand même dit "tiens, je me demande comment Jam' se représente ça." Bref, une petite idée en l'air juste comme ça ! ^^''
Concernant la 2ème partie, les pièces du puzzle commencent gentiment à s'assembler puisqu'on sait maintenant pourquoi Achille, Leo et Luca voyagaient ensemble et ce qui les attendait au bout du parcours. Mais, vu que leurs chemins se sont séparés, je me demande comment Siva va bien pouvoir accomplir sa mission maintenant.
Ca faisait aussi du bien d'avoir quelques nouvelles de Sanfari : pour un peu, on le plaindrait presque ! Ca a beau être un type pas forcément très recommandable, ça fait tout drôle de le voir démuni comme ça. Il ne se doutait vraiment de rien et on peut dire qu'il s'est bien fait avoir. Difficile de savoir comment il va pouvoir sortir de cette situation délicate. Va-t-il seulement en sortir d'ailleurs ? 
Cette affaire de sang mentionnée par Siva relance mes interrogations : serait-il possible que Luca possède ce "gène" en lui et finisse par se transformer finalement ? Les rouages recommencent à tourner, c'est reparti ! xD
Jamreo
Posté le 10/11/2013
(Tu sais que tu m'as donné envie de dessiner ? xD)
Merci beaucoup je suis très contente que ça t'ait plu <3 le dilemme de ce chapitre était plus de voir quelles parties j'y intégrais (dans mon doc les scènes étaient/sont complètement dans le désordre). 
Il y a effectivement des conflits entre tout ce monde et je suis contente de l'avoir fait passer, parce que ça ne tombait pas forcément sous le sens. Pour le dessin, argh je dessinais un peu adolescente et il doit y a un vieux dessin récupéré en forme de Leo quelque-part sur mon JdB. Mais j'ai un peu abandonné ^^' j'aimais bien dessiner mais sans vraiment de talent. Quand l'image est très précise dans la tête, j'ai tendance à me décourager. Mais bon, tu m'as donné envie de tracer quelques traits sur un papier *siffle* d'ailleurs, j'espère que l'apparence de Ladro ne t'a pas paru trop embrouillée (c'est vrai ! ça fait beaucoup de caractéristiques pour un seul visage)
C'est vrai aussi les plans de Siva risquent de se trouver contrariés mais il ne va pas lâcher l'affaire aussi facilement : déjà, il a Snafari sous la main et il pensait pouvoir lui soutirer des infos, ce qui n'a pas été le cas alors ça l'a énervé encore plus. Sanfari qui s'est bien fait avoir par lui en effet. Et même s'il n'est pas des plus recommandables il n'est pas le plus méchant, le pauvre 8) 
Se transformera ou se transformera pas ? J'avais un peu peur de tourner en rond avec ces doutes qui reviennent au sujet de Luca, s'effacent, puis reviennent encore. Mais voilà xD
Merci beaucoup Slyth d'être toujours là pour lire. C'était un réel plaisir de lire ton commentaire et tes suppositions, alors merci !
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