VII - Retour à Venise

Par Jamreo

III . VII 

 

Leo leva une dernière fois la tête vers la tour sinistre de l’Établissement. Une chaleur d'orage alourdissait la nuit et pesait de tout son poids sur ses épaules. Il se détourna et avança d'un pas incertain.

Comme pour le retenir, Achille l'attrapa par la manche. La douleur et le dégoût explosèrent dans son estomac et il se courba en deux.

Ambrosia était morte.

— Qu'est-ce que t'as ? s'inquiéta Achille.

— Rien... viens, éloignons-nous d'ici ou ils nous retrouveront.

Il entraîna son ami sans toujours croire à croire à leur chance d'avoir pu s'échapper. Une boule lourde de chagrin et de tristesse restait ancré à son estomac, un poids qui le retenait au sol et ralentissait ses mouvements.

La campagne était déserte. Leo eut tout de même la prudence de tirer les manches de son habit rouge jusqu'à en recouvrir entièrement ses paumes.

Ils traversèrent la vallée sans se retourner, regagnèrent le versant de la colline suivante et se plongèrent dans l'étendue soyeuse de l'herbe jusqu'à la taille. Les brins les plus tendres étaient pareils à des fouets contre les cicatrices à vif de Leo. Il desserra les poings, détendit ses muscles et essaya de penser à autre chose.

Il s'arrêta, car des monstres cavalaient librement dans son crâne. Penser à autre chose ?

C'était impossible. Toujours, il y pensait toujours.

— Achille, appela-t-il d'une voix blanche.

— Quoi ?

— Je dois te dire quelque chose. Tu... es en danger.

— En danger ?

— Oui. Je veux dire, en restant avec moi.

— N'importe quoi.

— Tu n'es pas comme moi.

Le visage d'Achille se ferma, zébré d'un éclair de déception et de colère.

— Tu dis ça parce que tu te crois mieux que moi, c'est ça ? Tu as toujours été comme ça.

— Mais non, se récria Leo en faisant un geste excédé, tu ne comprends rien.

— Ce serait bien que tu arrêtes de te croire meilleur, dit Achille, implacable. Maintenant qu'on est dehors, tu vas avoir besoin de moi. Tu ne pourras pas te débrouiller seul.

Leo ne put s'en empêcher : il éclata d'un rire silencieux, qui secoua ses épaules.

— Je ne suis pas meilleur que toi, imbécile, puisque je suis un monstre.

La colère qu'il ressentait en ce moment était sans limite. Cela le démangeait de se jeter sur ce gros lourdaud pour le frapper, lui griffer le visage et les bras, enfin, lui faire subir tout ce que lui-même avait subi dans le silence le plus total, sans que personne ne s'aperçoive de sa souffrance et de celle d'Ambrosia. Ambrosia qu'on avait assassinée, et que personne ne regretterait. C'était injuste ; et même, s'il était encore possible d'échanger la vie de sa sœur contre celle de cet imbécile inutile, Leo l'aurait volontiers fait.

Achille n'osait plus faire un geste. Pâle comme un linge, il murmura :

— Tu es bizarre, tu me fais peur.

— Bravo, Achille, Tu commences à comprendre. Je te l'ai dit, non ? Je suis un monstre.

Leo eut un reniflement de mépris et, tendant son bras vers l'avant, remonta sa manche pour dévoiler ses blessures. L'autre poussa un hoquet de frayeur.

— Tu vois, ça ? poursuivit-il, imperturbable. Ça, c'est moi qui me le suis fait. Enfin, pas cette cicatrice-là. Ça c'est quand Ladro m'a mordu pour la première fois.

Il s'interrompit. Parler aurait dû le soulager, mais c'était encore plus douloureux. Il remit sa manche en place et planta ses yeux dans ceux d'Achille. La détresse de son ami l'atteignit au cœur, malgré tout il continua.

— Tu sais, il se passait des choses là-bas. Tu ne peux même pas imaginer. Ambrosia est morte parce que Ladro ne la trouvait plus à son goût. Tu n'as pas remarqué qu'on avait changé elle et moi ? Vraiment rien ?

— Arrête.

— Eh bien, dit Leo en s'avançant d'un pas, je vais te dire, moi, pourquoi on avait changé. Parce que Ladro nous forçait à boire du sang. Et ça faisait mal. Au début j'ai détesté le goût, c'était comme manger de la rouille, tu vois. C'était horrible. Mais après...

— Arrête de dire ça !

— … après j'ai fini par adorer ça, pire, j'ai fini par en avoir besoin. Si je n'en bois pas, je meurs. Et je déteste ça, seulement je ne peux rien y faire. Tu comprends ? J'ai du mal à me contrôler. Des fois je n'y arrive pas du tout. Parce que je suis un monstre.

— Tais-toi ! dit Achille en se couvrant le visage de ses mains.

Leo n'avait jamais vu son ami si chamboulé. Achille avait toujours été très peu expressif mais à présent il tremblait, les épaules affaissées.

— Voilà pourquoi tu es en danger, conclut Leo. Je suis désolé. Il fallait que je te le dise. Alors tu as raison, maintenant qu'Ambrosia n'est plus là...

Il s'arrêta un moment, saisi par un chagrin dévastateur.

— Maintenant qu'elle n'est plus là je vais avoir besoin de toi. Si tu veux toujours rester.

Achille baissa lentement les mains pour dévoiler un visage rougi et détrempé de larmes.

— Il l'a vraiment tuée ? Ambrosia ?

— Oui.

Le garçon hocha la tête, essuya ses joues.

— D'accord. Je vais rester avec toi.

— Je te promets de faire attention, dit Leo. Je te promets de ne jamais t'attaquer. Et je...

Il se tut brusquement, venant de comprendre dans quel véritable pétrin il avait entraîné son unique ami.

Leo devrait constamment craindre pour sa vie. Les êtres comme lui ne pouvaient être appréciés de personne. Si Achille l'accompagnait...

— Oh, murmura-t-il.

— Quoi ?

— Achille, on va penser que tu es un monstre comme moi.

0 ~ * ~ 0

Le temps avait continué son chemin, et ils n'étaient pas morts.

La providence avait voulu que leur chemin croise celui d'une ferme établie en bordière d'un village, important carrefour commercial dans la localité. Pour s'abriter du froid, dans les premiers temps, ils se réfugièrent dans une grange miteuse dont les fermiers ne se servaient manifestement plus et y demeurèrent plusieurs jours, n'osant sortir qu'à la nuit pour récupérer l'eau des flaques de pluie. Même si l'eau avait goût de terre, elle leur permettait de survivre. L'agitation et la vie de la journée, qu'ils entendaient à travers le bois, indiquait que le reste de la ferme était encore en activité. Ils se contentèrent d'attraper les rongeurs tapis là. Malgré sa bonne volonté Leo eut toutes les peines du monde à s'habituer au sang des petits rats, qui le rendit d'abord malade, à tel point qu'un beau jour ses maux de ventre atroces les trahirent aux oreilles d'une jeune fille qui habitait dans les environs.

Ils se crurent perdus mais, bien au contraire, l'inconnue sembla instantanément se prendre d'intérêt pour eux. Leo fut forcé de lui raconter qu'ils s'étaient enfuis, sans jamais entrer dans les détails. Elle leur permit de rester cachés et cela les laissa libres de passer quelques temps supplémentaires sans être dérangés. Elle venait les voir tous les matins, très tôt, pour leur apporter de l'eau sans éveiller les soupçons, et des aliments auxquels ils ne touchaient jamais.

Mais Leo n'avait pas prévu de perdre toute résistance si rapidement. Les jours passant, il ne supportait plus le breuvage clairet qui sortait des veines et de la chair de ces petits rongeurs grouillants, qui se tortillaient dans ses doigts lorsqu'il les mordait, et s'agitaient vainement dans le secondes qui précédaient la mort. Ce n'était pas pour cela qu'il était fait – ce n'était pas pour cela qu'on l'avait fait.

Ce matin où tout se passa mal, la jeune fille s'était glissée dans la grange. Ses deux protégés étaient encore endormis. Leo faisait un rêve : il avançait dans les cuisines de l’Établissement. Les murs se recouvraient de noir et les fours crépitaient à l'infini ; il effleurait les chaînes contre le mur. Les fenêtres ne montraient pas de jour, pas de nuit non plus. Leo mettait un pied devant l'autre en songeant que quelque chose d'effroyable était sur le point de se produire. Il le savait mais ne pouvait s'arrêter de marcher... il levait les yeux frénétiquement. Le plafond était vide ; les crocs en métal luisaient et rougeoyaient. Vides... à l'exception de...

Leo s'arrêtait, pétrifié. Une voix résonnait derrière lui depuis les galeries. Quelqu'un approchait.

Lorsqu'une main se posa sur son épaule, Leo fit volte-face. Il n'eut pas le temps d'apercevoir clairement son assaillante, ne put que se rendre compte qu'il mourait de faim, et se jeta sur elle pour la mordre violemment. Il sentit le sang chaud percer sur la surface et s'écouler tandis que sa victime se débattait dans le foin, remuant et mêlant les effluves de la pourriture. Un gémissement étouffé s'échappa de sa gorge et résonna d'un curieuse manière dans le sang. Sa folie redoublée par ces réactions d'animal mortellement blessé, Leo déchira un pan de viande entre ses dents pour le jeter sur le côté et continuer son exploration.

Achille se réveilla trop tard. Il eut beau tenter d'écarter Leo, celui-ci n'entendait plus, ne voyait plus.

Ils laissèrent le corps et s'enfuirent avant l'apparition du soleil.

Par la suite ils acceptèrent parfois, pour survivre, des courses ou des missions, confiées par des gens du voyage ou ceux des régions qu'ils traversaient ; mais ils prirent soin de ne jamais rester aussi longtemps au même endroit. De jour, ils dormaient le plus souvent dans les porcheries ou les chenils, mais n'y passaient plus de quelques heures et repartaient à la nuit. Parfois on leur accordait une ou deux piécettes pour les récompenser de leurs services, qui se résumaient à des larcins sordides ou à des affaires sans importance.

Ils perdirent la notion du temps, et cela leur était égal. Seule la survie importait. Les saisons venaient et mouraient, la nature réitérait ses cycles éternels avec patience. Le temps filait, s'écoulait sans jamais changer son cours ; Achille et Leo ne pouvaient qu'observer les signes extérieurs de son passage, le gel, les nuages ou bien la pluie, la pellicule de givre qui recouvrait les forêts et les chargeait de diamants avant la tombée des neiges, et la renaissance sous le timide soleil.

Avec le temps, ils parvinrent à pénétrer certaines cités en se faisant passer pour de petits marchands ou bien des pèlerins, lorsque cela était absolument nécessaire. Mais les villes étaient un environnement particulier : beaucoup de peuple, de surveillance et de crasse, beaucoup de tentations et de méfiance. Bien souvent honnêtes gens, voleurs et assassins se croisaient et s'ignoraient dans la foule. Hommes et femmes fortunés, populace grouillante, dignitaires, ils se ressemblaient tout compte fait, et se confondaient si bien que chacun devenait suspect en cas de crime. Il était toujours facile, cependant, de se perdre dans la foule pour se cacher. Deux étrangers de passage, pour peu qu'ils se montrent habiles, pouvaient aisément passer inaperçus.

Les villes, vivier de nourriture potentielle, n'en demeuraient pas moins un appât empoisonné. Cependant les choses n'étaient pas plus propices en campagnes. On les haïssait sans même les connaître, sans savoir quel nom leur donner, pour ces témoins de rouge qu'ils laissaient derrière eux. Les seigneurs étaient prompts à propager leurs gens dans les terres environnantes, ordonnant à qui trouverait le responsable de le pendre haut et court. Mais la nature offrait plus d'endroits reculés ou sombres : il y était plus facile, peut-être, de se soustraire aux griffes humaines.

Leurs errances les menèrent un jour par hasard, aux environs de Venise et de Murano dont ils avaient été arrachés des années auparavant. On était alors en 1431. Le mois d'avril s'annonçait chaud et brillant, et les jours reflétaient sur les eaux de la mer des éclats multicolores qui s'accrochaient dans les lagunes brunâtres, disséminés aux environs de Venise. Achille et Leo s'arrêtèrent à quelques pas de la cité.

Achille portait une chemise en lin, un corsaire, des bottes qui lui remontaient jusqu'au genou, et une ceinture en cuir matelassé où il avait suspendu un couteau. Une besace pendait à son épaule. Sa plus grande fierté était sa cape de voyage, gagnée la veille lors d'un jeu de hasard organisé dans un de ces établissements moins que respectables qui bordaient les chemins à l'approche des grands bourgs ; car on reconnaissait la puissance d'une ville au nombre de commerces douteux qui fleurissaient dans ses environs.

Leo était plus sobrement vêtu d'un surcot délavé et de chausses noires, ses cheveux bruns retombant devant ses yeux et un capuchon couvrant son visage pour le protéger du soleil.

— Voilà donc Venise, dit Achille en détachant une outre de sa ceinture pour la porter à sa bouche.

— Oui, Venise, répéta Leo en s'abritant sous le dense feuillage d'un arbre.

La matinée s'avançait. Le soleil était à mi-chemin du ciel et imprégnait l'air de sa chaleur. Le jeune homme n'appréciait pas le soleil ; trop cru, trop direct. Il éclairait sans distinction et ne laissait aucun répit. Leo ressentait un vague l'estomac, et une faiblesse désagréable qui se muait presque en désespoir. Il s'arrangeait d'ordinaire pour voyager de nuit... quand la sûreté des routes le permettait. Heureusement, leur marche n'avait pas été longue ce matin-là, et Leo avait gardé la tête baissée, les yeux rivés au sol, s''arrêtant dès qu'un peu d'ombre se présentait à lui.

Leurs intentions étaient à présent de s'arrêter à Venise. Leo avait besoin de sang et malgré la méfiance qu'il entretenait envers les bouillons de vie grouillante que représentaient les villes, il reconnaissait que leurs errances de campagne n'étaient pas de tout repos. Ces derniers temps ils attiraient de plus en plus les soupçons dans la région. Se noyer dans la populace leur permettrait de se faire oublier. Les soupçons se répandraient à Venise après les premiers meurtres, mais personne ne ferait le lien avec les racontars de paysans. Cela, Leo l'avait appris d'expérience. Le monde campagnard et celui des citadins n'avaient rien en commun et ne communiquaient pas. De plus, la cité était séparée des terres par un large bras d'eau, une mer pour l'instant calme, et Leo espérait que cette barrière physique serait suffisante à faire oublier son existence au continent.

Ils s'approchèrent. Une foule se trouvait rassemblée devant l'embarcadère en bois, qui devait mener au but ultime que l'on voyait au large. Venise était ornée de tours et de coupoles dorées, turquoises, de tentures pourpres, bleu profond, vert et argent que l'air marin secouait. Sertie de colonnes en marbre et d'escaliers qui scintillaient jusqu'aux pieds de l'eau, et de ponts en bois, suspendus au beau milieu des toits, Venise était une cacophonie visuelle impressionnante. Des nuées incessantes d'oiseaux la couvraient, la découvraient d'ailes et de piaillements.

On se pressait sur l'embarcadère en agitant des pièces de chiffon ou de mauvais parchemin, beuglant des explications et des supplications. Des tonneaux à forte odeur de poisson et de sel étaient entassés dans un coin près de planches de bois neuf, caisses de tissu, piles de bocaux contenant de l'huile ou de l'alcool, ambré, couleur de rubis ou translucide. Autant de marchandises qu'on espérait faire passer à Venise. Un homme aux traits recouverts d'un demi-masque en bronze se tenait jambes écartées devant le peuple, ses pouces calés à sa ceinture. Une petite arbalète luisait à son côté.

— Reculez ! intimait-il. Reculez, bande d'indisciplinés, ou je vous fais tâter de mes carreaux.

À l'abri sous son capuchon, Leo surprit plusieurs individus pareillement masqués et armés, vaquer à des occupations pour le moins imprécises aux abords de la foule : un faisait continuellement balancer son arme, perdu dans ses pensées. Un autre s'était engagé aux côtés d'une vieille femme dans une partie de dés, les faisant rouler sur un tonneau redressé. D'autres patrouillaient et s'arrêtaient parfois pour murmurer à l'oreille de quelqu'un, et les expressions qui accueillaient leurs paroles étaient craintives ou perplexes.

— Je ne sais pas qui sont ces gens, murmura Leo à Achille en désignant les masques en bronze, mais je ne les aime pas. Tâchons de rester en dehors de leur chemin lorsque nous serons à Venise.

— Si on arrive à entrer, dit Achille.

— Ne t'inquiète pas, ça ira.

Leo avait remarqué que les gardes masqués ne repoussaient que rarement les prétendants à Venise ; ils ne se montraient agressifs et sévères que pour maintenir une façade, perpétuer l'idée que la République était difficile d'accès. Mais en ces temps de guerre contre Milan, si Venise craignait les espions, elle avait aussi cruellement besoin de population, et de marchands en particulier.

La foule s'égrenait. Peu étaient repoussés tandis que d'autres, après discussion avec l'homme masqué et quelques gardes d'allure plus classique, gagnaient le droit de monter à bord d'une barque. On y chargeait leur marchandise légère, leurs étoffes et provisions, avant de lancer la coque à la mer. Pour les tonneaux et biens de plus grande envergure, il faudrait attendre un convoi spécial.

Leo étouffait d'inconfort, le visage trempé de sueur, les cheveux plaqués sur son crâne. La chaleur du soleil transperçait le tissu de son vêtement et lui martelait la tempe. Pourvu que ce manège ne dure pas trop longtemps, car il serait bientôt forcé de rejoindre l'ombre. La lumière aspirait son énergie.

Le masque de bronze qui jouait aux dés le regardait avec insistance. Leo fit de son mieux pour se comporter de manière décontractée.

— Et vous ?

Leo redressa la tête. Leur tour était arrivé. Tout d'abord sa vision se brouilla et il ne vit de l'homme qu'une tache cuivrée, légèrement en mouvement ; puis il se concentra et une moitié inférieure de visage se dessina.

— Nous voudrions avoir l'autorisation d'entrer à Venise.

— Retire ta capuche.

— Pardon ?

L'homme tendit une main et repoussa la capuche. Leo n'avait pas eu le temps de se préparer. Il poussa un grognement et leva un bras devant ses yeux, titubant en arrière.

— Qu'est-ce qui t'arrive, t'es allergique à la lumière ou quoi ?

Leo garda les doigts crispés devant ses yeux un moment, puis se força à sourire.

— Non, tout va bien.

Le joueur de dés avant abandonné sa partie et s'était frayé un chemin parmi la masse, élevant des cris sur son passage. Il vint se placer aux côtés de son camarade.

— Tout va bien, répéta Leo. Veuillez m'excuser. Nous aimerions passer à Venise, s'il vous plaît.

Le soleil lui brûlait la rétine mais il ignora la douleur et soutint le regard froid qui le sondait.

— C'est quoi, votre occupation ?

— Nous sommes marchands et artisans. Achille ?

Ce dernier déboucla l'attache du sac à sa ceinture. Il en sortit une peau de lapin encore garnie de sa fourrure.

— Nous sommes maîtres dans l'art de confectionner un papier de la plus haute qualité. Nous avons servi les plus grands.

— Vous n'avez que ça ? rétorqua le vigile en désignant la peau.

— Oui, mais attendez. Nous pouvons également confectionner du papier à partir de peau et d'écailles de poisson.

— Tiens, c'est la première fois que j'entends ça, marmonna le joueur masqué en faisant tourner un dé entre ses doigts.

Sous leur cachette de bronze, ils firent mine de réfléchir, alors que la décision était déjà prise de les faire entrer. Quelques marchands pressés commencèrent d'émettre des bruits d'impatience et de mécontentement. Visiblement agacé, le joueur de dés fut le premier à se décider.

— On va vous laisser passer, dit-il. Mais c'est la procédure pour les artisans de ce type, on va vous affecter un homme. Pour votre sécurité et aussi pour vous surveiller. Vous comprenez, en temps de guerre comme ça, le papier est précieux. Une fois à Venise, on va envoyer pour vous un représentant des Dix venu du palais.

Leo ne se laissa pas désarçonner. Il ne connaissait rien du fonctionnement politique de la cité, et «représentant des Dix du palais» lui paraissait une expression très insolite.

— Donnez-moi votre nom.

— Leo, répondit-il sans hésiter. Et Achille.

— Pas de nom de famille ?

— Non.

— Toi, là-bas !

Un garde à l'allure plus conventionnelle s'avança d'un pas.

Tu vas accompagner ces étrangers à Venise. Ne les perds pas de vue, surtout.

On leur fit ensuite signe de passer. Leo baissa la tête avec gratitude, les pupilles brûlées. Il se laissa guider par Achille et monta bord d'une barque libre. Il fallut attendre que d'autres autorisés les rejoigne ; puis l'embarcation se détacha du ponton et s'éloigna de la rumeur furieuse.

Leo remit en place sa capuche, apposa ses paumes contre ses paupières fermées, et s'apprêta à affronter Venise.

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Slyth
Posté le 27/02/2015
La fin de ce chapitre ressemblerait presque à un retour à la normale.. si tant est qu'on puisse utiliser ce terme en évoquant les aventures d'Achille et de Leo ! J'essaie également de garder en tête que c'est un flash-back et que la situation "présente" est bien différente (j'espère que je m'en souviendrai correctement le moment venu ! >_<).
Malgré tout, ces nouvelles informations nous permettent de voir ces deux personnages sous un nouveau jour, si misérables qu'ils en deviendraient presque sympathiques. En tout cas, on sait désormais que Leo n'a rien demandé à personne et qu'il veut juste survivre, même s'il est malheureusement obligé de tuer pour ça.
Jamreo
Posté le 27/02/2015
Désolée pour le temps de réponse, Slyth !
Oui, on pourrait dire qu'après la tempête vient le calme (et pas l'inverse pour une fois). J'ai bien conscience qu'il se passe moins de choses décisives dans ce chapitre, en tout cas, mais ça me semblait nécessaire de passer par ce flashback, entre autres pour approfondir un peu ces personnages avec ce qu'on sait à ce stade. Mais c'est un flashback :p et j'espère qu'au moment de retourner à la situation présente, ça passera bien.
Merci beaucoup de ta lecture ! 
 
 
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