VII - Les griffes du lion

Par Jamreo

 IV . VII

 

Siva se réveilla, et il eut mal à la tête. Son premier réflexe fut de porter une main à son front ; il y tâta du sang et une bosse proéminente. Il poussa un grognement et roula sur le côté.

Une surface molle accueillit son dos. Un tapis ? Il ouvrit les yeux pour la première fois et son regard, obscurci par la douleur, tomba sur les poutres du plafond. Par une fenêtre qu'il ne pouvait voir, des rais de lumière blafarde et morne entraient dans la pièce et soulignaient le lent ballet de la poussière. Le jour s'était levé. Siva observa les grains qui se mouvaient devant lui, incapable de se redresser. Incapable de penser.

Que s'était-il passé ? Son crâne le faisait souffrir le martyre. Il avait dû être frappé. Il cligna des yeux et, dans l'intervalle d'ombre qui recouvrit ses pupilles l'image d'une femme auréolée de feu lui apparut. Elle brandissait une arme. Juste avant de revenir à la lumière du jour, Siva se souvint de tout. Anis l'avait frappé avec le pommeau d'une épée. Sa propre épée : il chercha vainement à son côté, et ne trouva rien. Elle lui avait subtilisé son bras d'acier. Entre les lèvres du maître d'armes, un juron faible et sec se se faufila.

Tout avait commencé ce matin-là, avant l'aube. Depuis le départ d'Iccara et de quelques soldats pour la Couleuvre, six jours plus tôt, Siva avait été d'humeur massacrante. Il avait erré dans le château, un nuage de tempête suspendu au-dessus du front, pétri d'espoir, d'impatience et de terreur. De haine, aussi. Pusillanime, il n'avait rendu visite à Menda que pour la martyriser et lui reprocher ses manquements au rôle qu'il lui avait appris. Il était vrai qu'Anis et Luca ne l'avaient plus vue depuis leur arrivée, mais Siva avait farouchement tenu à ce que la fillette garde son rang, coûte que coûte, continue d'incarner l'héritière bâtarde de la lignée Visconti, spectacle sans spectateurs. Pourquoi ? Siva avait voulu noyer son angoisse de ne voir revenir personne. De combien de temps auraient besoin Ward et les autres pour mettre la main sur la Couleuvre, comment Iccara s'y prendrait-elle pour leur donner le moyen de convoquer les Anges ? Il s'en était souvent voulu de l'avoir mêlée à cela. Certes, elle était douée pour glaner des informations, particulièrement celles qui ne lui étaient pas destinées – mais pour ce cas précis... Siva lui-même, qui avait côtoyé le duc et entendu la moindre de ses histoires, n'avait aucune idée de la manière dont on s'y prenait pour invoquer ces créatures.

Et quand bien même Iccara, ou Ward, ou un autre trouverait le moyen : répondraient-elles ? Seraient-elles là pour défendre Milan de ses fielleux envahisseurs ?

Six jours lui avaient paru une éternité. Avec ces choses retenues prisonnières, dont il ne savait quand leur nature se révélerait – pour l'une, car c'était inscrit dans son sang, de par sa fratrie inhumaine ; pour l'autre, car elle avait été en contact avec ce sang impur et noir, sorti de la blessure que Siva avait pu voir au cou du souffleur - chaque heure, chaque minute qui passait avait été un enfer.

Cette nuit-là, Siva n'avait pas dormi. Il s'était enfermé dans sa chambre et avait fait les cent pas. Il avait tenté de s'asseoir à son sommaire cabinet, afin d'écrire une lettre qu'il ferait envoyer au duc ; mais le parchemin s'était souillé de taches d'encre et non de mots, et il avait abandonné l'entreprise. Que pourrait-il bien lui dire ? J'ai échoué. L'échec n'est pas encore venu frapper à ma porte mais je le sens, il est là, il est sur le point d'arriver.

Pour le tirer de sa dangereuse torpeur, il y avait eu le bruit de la herse que l'on relevait. Ses fenêtres, entrouvertes malgré la fraîcheur subite et inattendue de la nuit, donnaient sur la cour intérieure principale et lui avaient fait entendre des chuchotements et des cris. Siva s'était levé d'un bond et s'était précipité au dehors Il était descendu dans les ténèbres des dernières heures, bougeoir à la main, et était arrivé près de la herse. Un pressentiment écœurant l'avait saisi alors qu'il s'avançait dans la pénombre, qu'il entendait les piétinements de la bête blessée, humait le sang et la frayeur. Les palefreniers sortis de leurs écuries frissonnait dans l'air frisquet, les yeux écarquillés devant la scène qui s'offrait à eux. Des gardes qui avaient ouvert le passage, deux s'étaient faufilés dans l'enceinte et retenaient par la bride un cheval nappé de sang. Il avait de l'écume au coin de ses babines retroussées, un air de terreur qui distendait ses naseaux et faisait filer ses gros yeux comme des billes dans ses orbites. Une morsure de prédateur coulait lentement sur ses jambes. Siva s'était arrêté.

— C'est les loups, avait murmuré, d'une voix de morte, la chose pitoyable qui se trouvait sur le dos de l'animal.

La jeune fille était allongée, le visage enfoui dans la crinière. Maintenant qu'elle avait atteint son but, ses jambes pendaient mollement, les pieds hors des étriers, et elle semblait sur le point de tomber. Siva n'avait pas fait un geste pour la retenir ; les gardes s'en étaient occupés.

— Les loups ? avait répété le maître d'armes.

— Ils nous ont attaqués, à la Couleuvre, avait-elle continué sur un ton vaguement détaché, comme si elle relatait un lointain souvenir.

Sans que cela soit vraiment adéquat, Siva avait remarqué qu'elle tremblait, et qu'un de ses bras avait une teinte violacée. Il y avait approché la flamme de la bougie pour l'examiner, avant de reprendre sa position.

— Petite sotte, avait-il jeté. Que me chantes-tu ? Où sont les autres ? Vous avez réussi, n'est-ce pas, vous avez trouvé la Couleuvre ?

Elle avait secoué la tête.

— Parle !

— Ward est mort. Les autres, disparus. Les Anges n'étaient pas là.

Elle avait ensuite commencé à divaguer dans son récit, parlant de sa folle course à travers les bois pour échapper à une meute de loups affamés. Selon elle, la troupe de soldats avait à l'allée mis cinq jours entiers, perdus dans la forêt, avant de trouver la Couleuvre ; mais il lui avait suffi d'une seule nuit pour en sortir. La survie et la peur les avait guidés, elle et sa monture, jusqu'au château de Milan pour rapporter le message de leur défaite.

— La Couleuvre est un endroit maudit, maître, avait-elle conclu, une lueur de tristesse infinie dans ses yeux mi-clos. Il n'y a pas d'Anges.

Siva avait poussé un cri de rage à cet instant, incapable de se contenir.

Puisqu'aucun allié n'allait lui venir en aide, il accomplirait cette tâche seul. Il avait maintenu Anis et Luca, effrayé malgré lui par leur nature, ne pouvant se résoudre à les tuer sans l'appui des Anges. Avec les Anges à ses côtés, s'était-il dit, tout irait bien. La vérité lui apparaîtrait et il n'y aurait plus aucune hésitation en lui, dans son cœur.

Il était temps de finir ce que ses ancêtres de Milan avaient commencé, de mettre un terme aux souffrances du duché, noyé sous la sauvagerie et le sang. L'arme au poing, il était monté vers la chambre d'Anis avec la ferme intention de lui arracher les informations concernant les hommes qui avaient accompagné le souffleur de verre ; eux aussi étaient buveurs de sang, eux aussi devaient périr, et la mission de Siva ne prendrait fin qu'une fois ces dernières immondices mortes.

Dans sa hâte, il avait oublié qu'on ne tuait pas un buveur en faisant couler son sang, fluide contaminé qui, si vous le touchiez, vous rendait à votre tour monstrueux. Il aurait fallu presser sur la bouche d'Anis un coussin, sentir ses soubresauts et guetter, l'oreille tendue, les sens aiguisés, ce moment subtil où le corps abandonnait et où tout s'arrêtait, enfin. Souvent, il avait imaginé ce moment où il pourrait, guidé par la force blanche et protectrice des Anges, trouver la force de s'infiltrer dans sa chambre pour éteindre sa vie, la recueillir au bout de ses doigts et l'anéantir.

Siva, la tête encore lourde de douleur, se mit debout. Il se trouvait dans la chambre d'Anis, aucun doute. Il avait été si bouleversé, si rongé de colère qu'elle avait réussi à le neutraliser et le désarmer. Où était-elle passée ? Le maître d'armes fouilla à sa ceinture et réalisa que le trousseau de clefs n'y était plus.

Anis s'était enfuie. Siva passa dans le couloir et voulut s'élancer, mais le monde tangua devant ses yeux. Il se les cacha un moment derrière ses paumes. Seul le bruit de sa respiration lui emplissait les tympans ; le reste n'était que néant insondable. Combien de temps s'était-il écoulé depuis sa perte de conscience ? Un pressentiment lui pesait sur le cœur. Titubant, il reprit sa route. Le sang qui avait séché sur son front semblait lourd comme un tas de pierres, et la bosse logée dans son front brouillait ses sensations.

Plus qu'autre chose, la honte le tenaillait. Qu'allait-il dire au duc ?

Son premier réflexe fut de se rendre à la herse. Ses pas l'y avaient mené de leur propre décision, et il fut mis devant le fait accompli, ébloui par la lumière gris clair du matin, planté devant les portes du château grandes ouvertes. Il était revenu sur ce lieu qu'il avait visité durant la nuit, dans cette sorte de cauchemar au goût cendreux qu'avait constitué le retour de la gamine, seule. Qu'était-elle devenue ? Quelqu'un devait sans doute s'occuper d'elle. Peu importait.

Au loin, entre les arbres, Siva apercevait les premiers toits de Milan, dans des tons rouges et pastel qui n'étaient pourtant pas désagréables mais qui, dans leur assemblement sous le soleil voilé, et à cause de sa blessure, lui donnaient envie de vomir. Le vent frais qui caressa sa peau n'arrangea rien.

— Maître ! Maître !

Un de ses hommes qui avançait vers lui depuis le sentier. Incapable de se mettre en mouvement lui-même, il le laissa venir, le pressentiment de malheur serrant son cœur de plus belle.

— Qu'y a-t-il, émit-il d'une voix pâteuse lorsque l'homme fut assez près.

L'autre ne répondit pas, un air de terreur sur le visage. Le maître d'armes réalisa que le spectacle de son crâne couvert de sang devait être du plus bel effet.

— Ce n'est rien, lança-t-il avec colère. Qu'y a-t-il ?

— On a pu attraper le... la chose...

— Le souffleur ? Vous avez eu le souffleur ?

Le soldat parut gêné.

— Non, pas lui. Il vient de s'enfuir en passant par les tunnels souterrains. Mais vous inquiétez pas, on s'est lancé à sa poursuite.

Siva crispa le poing, un frémissement de rage dans les doigts.

— Idiots persifla-t-il. Que vous avais-je demandé ?

— Maître, je sais, mais Anis...

— Vous l'avez eue ? Parle, par Dieu, parle !

L'autre acquiesça. Siva ne sentit pas le soulagement ; seulement la douleur lancinante dans sa tempe. Il aurait pensé que la mort de cette satanée femme lui ferait plus de bien, surtout après ce qu'elle lui avait fait subir. Mais à présent que les Anges l'avaient délaissé, cette nouvelle elle-même n'avait plus de saveur. Seulement la saveur du sang, dont il avait avalé quelques gouttes car il sentait leur empreinte rouillée contre sa langue, à l'arrière de sa gorge.

— Elle est morte, bien morte ?

— Pour sûr, elle l'est. Je l'ai vue de mes yeux. Elle avait réussi à s'échapper mais quelques gars l'ont rattrapée dans les souterrains.

C'était peut-être du soulagement à présent, un abandon moite qui perçait, à travers la douleur. Il gardait à l'esprit que les bêtes n'avaient pas toutes été anéanties ; trois d'entre elles couraient toujours. Mais une de celles qui avaient pénétré le château, souillé ses pierres dans le silence, dans l'attente de réveiller leur monstruosité et de répandre la mort comme les êtres perfides qu'ils étaient... avait finalement péri. Une pensée mitigée lui vint. Il avait respecté Anis, autrefois, adversaire improbable aux tranquilles talents de chasseresse et dont l'adresse dans le maniement des armes excédait celle de la plupart de ses hommes à lui. Mais le regret passa bien vite ; elle s'était avilie, rien n'aurait pu la sauver.

— Maintenant, rattrapons l'autre... murmura-t-il.

Il franchit la porte et se planta sur le sentier, d'abord incertain de la direction qu'il devait prendre. Puis cela lui revint. À l'arrière du château... il y avait un chemin qui s'éloignait de l'enceinte et gagnait la forêt ; on pouvait voir cette forêt depuis la Porta Giovia, la principale entrée du château. Là où on accueillait les princes et princesses, les nobles venus d'autres contrées, les diplomates. Le fugitif s'était sans aucun doute réfugié dans la forêt... Siva se concentra sur la masse de vert sombre à l'horizon de sa vision, comme s'il espérait trouver une trace de lui dans ce fouillis, à cette distance.

— Il faut m'approcher, marmonna-t-il en faisant quelques pas.

Le soldat le retint par un bras.

— Maître, qu'est-ce que vous faites ? Laissez faire les gars. Ils vont l'avoir, j'en suis sûr.

— Ah oui ? Tu crois cela ? Il n'a jamais été prévu qu'il s'enfuie. Vous deviez le piéger à l'intérieur du château, à l'intérieur !

Il faisait de nouveau face au soldat. Le mécontentement tendait les muscles de son cou et faisait dangereusement battre cette veine... Siva tenta de se maîtriser en serrant et desserrant les doigts, par de grandes inspirations qui envoyaient des salves de douleur diffuse dans son crâne. Il ne fallait pas s'énerver.

— Bon. Montrez-moi... montrez-moi le corps d'Anis.

— Oui, tout de suite. Qu'est-ce qu'on va en faire ?

— Le mieux sera de le brûler.

Comme cela, il ne resterait plus aucune trace qu'un tas de cendres aisément dispersé dans l'air. On n'en parlerait plus. Anis avait cessé d'exister. Elle n'avait même jamais existé.

Siva prit appui sur l'épaule du soldat et se laissa guider à travers la cour du château, jusqu'aux marches menant à la porte. Ils allaient passer par l'intérieur de la bâtisse, descendre jusqu'aux souterrains où, selon les dires de cet imbécile, Anis attendait...

Mais avant qu'il n'ait pu se laisser aller à imaginer la scène, un pied sur la première marche, il se figea. Un bruit reconnaissable entre tous venait de lui effleurer l'oreille. Le soldat s'était arrêté lui aussi.

Des sabots martelaient rapidement la terre. Un instant, Siva crut que Ward et sa troupe étaient finalement revenus. Ils avaient réussi à s’extirper du mauvais rêve que le spectre de la Couleuvre avait tissé au-dessus d'eux... lui-même, Siva, s'était laissé prendre par ce cauchemar, il avait cru à la mort de ses hommes, à la fin de tout... mais Ward était de retour, prêt à lui annoncer que les Anges les soutenaient. Et dire qu'il avait cru les mensonges de cette gamine ! Lorsqu'il la retrouverait, il lui apprendrait les bonnes manières. La main de Siva se crispa sur l'épaule de son homme.

— Tu entends ? dit-il, avec une sorte de joie démente. C'est Ward qui revient.

Tous deux avaient fait volte-face. Un nuage de poussière se précisa, surnageant entre ciel et terre. Oui, c'étaient bien des cavaliers.

— Attendez, maître... murmura l'autre en le retenant, tandis que Siva glissait sur ses pieds.

Il avait voulu se détacher de son appui pour se précipiter au devant des cavaliers, mais la faiblesse l'engourdissait.

— Attendez, maître, c'est pas Ward... c'est...

Siva, désemparé, vit que le soldat avait raison. Le flanc de ces chevaux portait un blason représentant une forme animale, un lion peut-être, qui semblait doté de deux ailes...

La Sérénissime leur envoyait un détachement de parlementions. C'était la seule possibilité, pour que ces intrus aient reçu l'autorisation de fouler le sol du duché, alors que les combats entre les Visconti et le doge faisaient toujours rage à divers endroits de l'Italie – pas au duché même ; pas encore. Dieu seul savait combien de temps l'effroi direct de la guerre, et non seulement son ombre et ses rumeurs qui planaient déjà, pourrait être tenu loin de la ville.

— Non, ce n'est pas Ward, cracha Siva avec dépit. C'est Venise.

0 ~ * ~ 0

Elide et Mira étaient arrivés à la conclusion qu'il valait mieux ramener le spécimen à Venise, où il serait plus intelligemment questionné sur sa nature. Le jeune homme, ou bien la chose, car il ne devait pas être totalement humain, était un cas d'étude fascinant. Depuis son réveil, enchaîné au mur du moulin, il se montrait d'une parfaite politesse et, quoiqu'abattu à certains moments, avait la capacité de vous sourire, de vous adresser des regards profonds et communicatifs qui vous désemparaient.

Mira s'inquiétait de cette dualité : qu'y avait-il sous les apparences ? Car c'était cela, plus que tout, qui l'intéressait. Ce n'était pas le masque d'insouciance et d'espièglerie qu'il revêtait pour faire face à leurs questions et éviter leurs pièges. Il y avait une noirceur insondable en lui qui suintait de ces moments brefs, et pourtant infinis, où cela se désagrégeait sur un léger froncement de sourcils, une torsion mélancolique de la bouche. Leo, comme il disait se nommer, était immensément triste.

Les mercenaires n'avaient pu lui soutirer aucune information utile sur cette jeune fille qui l'avait accompagné et qu'Elide avait prise en chasse – sans succès. En revanche, Leo avait accepté de leur expliquer la raison de sa présence dans ces bois. Les doutes de Mira s'étaient délicieusement confirmés ; Leo faisait partie de l'escorte du souffleur que tout le monde recherchait. La destination de ce dernier était donc Milan ; mais le jeune homme n'en savait plus. C'était curieux, il semblait se ficher totalement du sort de ce Luca, ou bien de la réussite de la mission qu'on lui avait confiée.

— Ne ferions-nous pas mieux de continuer à chercher le souffleur ? avait demandé Mira, soudain prise d'un doute.

— Et comment veux-tu que nous nous y prenions ? avait répliqué son compagnon, avec cette froideur maîtrisée qui le caractérisait. Il nous a avoué son rôle dans l'affaire. Le souffleur est sans aucun doute en route vers Milan, s'il n'y est pas déjà. De plus, nous avons ici un spécimen qui mérite toute l'attention de la Sérénissime... tu ne crois pas ?

De son regard appuyé, dur, autoritaire, il l'avait fait ployer.

Ils résolurent de se mettre en route avant le zénith. Surprise appréciable, le deuxième cheval qui s'était enfui avait fait son retour au matin, toujours sellé. Il paraissait plus calme que la veille ; sans doute avait-il repris la trace des mercenaires après avoir passé la nuit à dompter sa peur.

Mira, éblouie par le soleil qui dardait entre les branches, s'occupa de seller les chevaux. Malgré les assurances d'Elide que tout se passerait bien jusqu'à Venise, elle n'avait pas l'esprit tranquille. Une telle hésitation ne lui ressemblait pas, elle qui n'avait jamais peur de rien, n'obéissait qu'à ses maîtres légitimes, ceux qui l'avaient sortie de la rue et l'avaient prise sous son aile pour faire d'elle une combattante de l'ordre. Oui, elle était fière. C'était la première fois qu'on l'autorisait à accompagner Elide pour un voyage qui les avait menés si loin de Venise, et son incertitude subite n'était peut-être pas étrangère à ce changement. Était-elle trop faible pour l'activité de mercenaire ? Cette pensée la blessait.

Mais elle savait bien que l'esprit humain était une chose vile et pernicieuse, capable de vous noyer dans le doute avec de simples tergiversations. Si elle se forçait à couper court à ses hésitations, alors celles-ci cesseraient d'exister, et il n'en resterait que de la fumée.

La jeune femme flatta l'encolure de sa monture et décrocha sa dague, la faisant passer entre ses doigts sans même regarder ce qu'elle faisait. Ce geste l'apaisait. Elide quant à lui, adossé à la façade du moulin, s'occupait d'aiguiser son couteau sur la surface rugueuse d'une pierre. Ses sourcils froncés et la crevasse qui se creusait dans son front témoignaient d'une frustration, d'un mécontentement quelconque. Pensait-il la même chose qu'elle ? Mira n'osa rien lui demander. D'un geste sec, qui fit siffler l'air, elle finit par ranger son arme et, les poings sur les hanches, se planta devant lui.

— Je suis prête, annonça-t-elle.

Il eut une sorte de grognement et baissa le menton sur son ouvrage. Agacée, Mira croisa les bras.

— Quand tu auras fini ta magnifique besogne... lança-t-elle, une pointe de sarcasme dans la voix.

De toute évidence, cela ne fonctionnait pas : la pierre n'était pas assez régulière pour avoir un effet bénéfique sur la lame. Avec un soupir, il se résigna à abandonner la pierre qu'il fit rouler au sol.

— Bien. Je vais le chercher, dit-il avant de disparaître à l'intérieur du moulin.

Voilà ce qui le tracassait. Mira en était certaine : le jeune homme devait l'effrayer, le mettre mal à l'aise tout du moins. Mais les mercenaires étaient deux, et formaient une équipe soudée et efficace ; même si ce Leo décidait de recouvrer sa démence, il ne pourrait avoir le dessus.

Lorsqu'Elide revint, tirant à sa suite leur prisonnier, la mercenaire ne put s'empêcher d'être frappée une fois de plus par le contraste que ce dernier offrait avec ce tableau troublant, insensé qu'il avait donné de lui la nuit précédente. Certes, il était encore couvert de sang séché, qui striait sa peau blanche et ses habits, mais il n'y avait plus rien de sauvage. Son visage était fermé, ses yeux éteints, sa mâchoire crispée sur un air de mélancolie. Il donnait l'impression de porter un poids trop brutal pour ses frêles épaules tant celles-ci se courbaient. Plus trace de sauvagerie, et cette fois-ci plus trace de malice non plus.

— Alors, prêt pour le voyage ? jeta-t-elle en s'approchant.

Il ne dit rien.

— Réponds quand je te parle, bestiole.

Elle lui agrippa le cou et le força à redresser la tête, frissonnant à l'éclat de haine qui filtra entre ses paupières, balayé par des mèches brunes et poisseuses qui lui tombaient sur le front. Elle tint bon cependant et raffermit sa prise autour de sa mâchoire.

— Tu es prêt ? Susurra-t-elle.

r13; Savez-vous seulement ce qu'ils vont me faire subir à Venise ? murmura-t-il en retour.

Mira pinça les lèvres. Voilà qu'il commençait de s’apitoyer sur son sort ; mais cela ne marcherait pas avec elle. Il avait enfreint le code et, pour cela, méritait amplement tout châtiment que la République jugerait bon de lui infliger. Et puis, on ne pouvait décemment jouer à la bête féroce sans éveiller la curiosité, ou les soupçons. Il était peut-être dangereux et si c'était le cas, l'incarcération s'imposerait. Ou la mort. Quoiqu'il en soit, cela n'empêcherait pas Mira de bien dormir.

— Lâchez-moi, s'il vous plaît.

— Sinon quoi ? Railla-t-elle.

— Mira, la tança Elide. Cela suffit.

Mais elle écarta ses paroles d'un haussement d'épaules. La mâchoire de Leo roulait entre ses doigts crispés ; elle sentait les mouvements des os et des tendons contractés.

— Sinon quoi ? réitéra-t-elle. Réponds, bestiole !

Une expression d'ardente peine animait les traits du jeune homme. Détail singulier, ses joues paraissaient rosir à vue d’œil ; ses paupières, il les avait fermées. Mira observa ce curieux spectacle, jusqu'à voir des larmes couler de ces yeux invisibles. Il avait l'air de souffrir le martyre. Pour quelle raison ? La poigne de la mercenaire était ferme, mais dénuée de sévérité inutile.

— Lâche-le, Mira.

Elle obéit. Le menton de Leo retomba, masquant son visage. Elle ne voyait plus que ses cheveux, crasseux et sanglants par endroits, plaqués sur son crâne. Elide s'était courbé, tenant dans ses mains les rênes de cuir dont il s'était servi pour solidement nouer les poignets du prisonnier.

— Qu'est-ce qui te fait mal comme cela ? demanda Mira.

Leo toussait et crachait comme s'il venait d'échapper à la noyade, mais ne donna pas signe de l'avoir entendue. Absorbée, elle le poussa du pied pour tenter de le faire réagir. Il sembla pris d'un frisson et releva la tête, comme un animal pris en chasse le ferait pour tenter de localiser ses chasseurs. Son regard incertain s'arrêta sur le visage de Mira.

— Le soleil, croassa-t-il.

— Quoi, le soleil ?

Sa bouche se tordit, révélant, plantées dans une gencive presque noire, des dents éclatantes. Ses canines étrangement pointues frôlaient sa lèvre inférieure crevassée par la sécheresse.

— Il me brûle. Je suis trop faible.

Ses yeux se détachèrent d'elle et se mirent à errer sans but. Ses paupières papillonnaient frénétiquement, comme s'il était aveugle. Et peut-être était-ce le cas, se dit Mira. Peut-être avaient il été brûlé par les rayons du soleil.

— Pitié, souffla-t-il, laissez-moi mettre ma capuche. Libérez-moi seulement le temps de la mettre.

Elide, après un instant d'hésitation, s'en chargea pour lui.

— Merci, murmura Leo, et la gratitude était palpable dans sa voix.

Les mercenaires le fixèrent en silence, désarçonnés. La seule lumière du jour le torturait.

— Vaut-il mieux attendre la nuit ? dit Elide.

Il avait cette façon distraite de parler, ce ton blanc qui voulait dire qu'aucune réponse n'était attendue. Il se posait la question à lui-même, pris dans ses propres réflexions, cherchant à tirer du plus profond de lui la réponse. Mira se sentait rejetée de la pire des façons lorsqu'il se comportait ainsi, car cela laissait entendre qu'il ne se souciait pas de son avis. Pas vraiment, pas pour les choses importantes. Une part d'elle-même lui soufflait de ne pas se laisser à croire cela, mais c'était difficile.

— Non, dit-elle finalement. Elide, on ne peut pas attendre. On ne peut pas prendre le risque qu'il se détraque une nouvelle fois.

Elle désigna Leo avec une grimace hautaine.

— De plus, si le soleil l'agresse, eh bien ! Ce sera d'autant plus facile de le maîtriser s'il vient à faire n'importe quoi.

— Je ne sais pas...

Il ne bougea pas, Leo toujours agenouillé à ses pieds et reprenant sa respiration. Excédée, Mira leva les yeux au ciel et se détourna.

— Très bien, dit-elle. Si tu veux rester là à hésiter, je n'essaierai pas de te convaincre. Mais moi, je retourne à Venise. Et quand je leur expliquerai que tu avais mis la main sur un des trouble-faîtes, mais que tu n'as pas voulu le leur amener...

— Je n'ai jamais désobéi à Venise, trancha-t-il. Et ce n'est pas aujourd'hui que je briserai mon serment.

Mira ne put empêcher un sourire triomphant de venir sur ses lèvres. Elide, tout comme elle, avait été un enfant des rues réduit à voler et à tromper pour survivre, un laisser pour compte.

Au même titre que la jeune femme, c'était le conseil des Dix qui l'avait sauvé de la misère. Il ne l'oublierait pas. Il força Leo à se relever et le poussa vers sa monture. Les rênes dont il s'était servi pour lui nouer les mains étaient celles de Mira, mais cela ne lui poserait pas problème ; elle était excellente cavalière et n'aurait pas besoin de ces malheureuses et chétives lanières de cuir. Elide, pour sa part, prendrait avec lui le prisonnier.

Ils guidèrent d'abord les chevaux à pied pour remonter du profond sous-bois, Mira serrant la crinière dans sa paume. Ils pénétrèrent un passage recouvert de mousse friable, flanqué de troncs noirs et noueux dont les branches se rejoignaient au-dessus de leur tête. Leur feuillage étrangement dense, d'une teinte bleutée, atténuait le soleil ; seuls de grêles rayons s'inséraient entre les feuilles.

— Ça va mieux maintenant, bestiole ? lança Mira.

Bestiole... Mira savait que ce surnom risquait de le mettre hors de ses gonds, peut-être même d'aviver son mal. Cependant elle était incapable de renoncer au plaisir de le torturer par légères touches, de le pousser au bout de ses limites.

Sans raison apparente, parce qu'elle s'ennuyait, elle repensa à cette vieille femme qu'Elide et elle-même avaient rencontrée dans le village désert. Elle revit le châle qui couvrait ses cheveux, les tatouages fanés sur sa peau. Leo n'était pas seulement la proie de Venise... il était celle des villageois également. Les mercenaires avaient promis de fouiller la forêt à sa recherche.

— Et les gens du village, Elide ? Dit-elle.

— Eh bien, quoi ? riposta-t-il sans s'arrêter ni se retourner.

— Nous avons oublié de les prévenir. Il serait encore temps de faire demi-tour pour...

Cette fois il lui jeta un coup d’œil, rapide et froncé.

— J'y ai pensé. Mais maintenant nous savons que leur démon est également notre suspect, et la Sérénissime passe avant eux.

Leo n'avait eu aucune réaction, comme s'il n'était plus réceptif au monde extérieur. Elle se demandait ce qu'il ressentait. Ressentait-il la moindre chose, d'ailleurs ? Était-il capable d'émotions ?

Ils continuèrent de marcher sans incident. Ce fut au bout d'une dizaine de minutes que Mira eut le sentiment qu'on les suivait. Ce ne devait pas être depuis longtemps ; elle l'aurait immédiatement senti. Mira s'immobilisa et fit volte-face pour scruter la pénombre bleuâtre, sourde et cotonneuse qui tombait des branches. Il lui sembla tout à coup que cette substance de l'air, lourde et pourtant insaisissable, l'étouffait. Quelque chose ou quelqu'un rôdait. Elle remarqua la présence d'une silhouette fantomatique qui les surplombait, debout sur un talus. Sa peau, ses cheveux et ses vêtements se fondaient dans la couleur particulière du sous-bois mais ses yeux chatoyaient.

Mira se dévissa le coup pour croiser le regard d'Elide. Lui aussi avait saisi son instinct et se concentrait sur la femme qui se tenait là. Car c'était un femme, d'après ce qu'avait pu deviner Mira.

— Mercenaires ! lança-t-elle. Je vous ai trouvés.

— Qui êtes-vous, et que voulez-vous ? s'enquit Elide.

— Je veux c'que vous aviez promis. Vous avez attrapé le démon ?

Silence. Mira n'était pas d'humeur à goûter la plaisanterie ; ils avaient refusé de se rendre au village et voilà que le village venait à eux.

— Ce ne sont plus tes affaires, vieille femme.

— Vous l'avez attrapé, oui ou non ?

Elide leva une main pour l'arrêter, car elle venait de faire plusieurs pas vers eux. Elle était d'une agilité surprenante.

— Dites à vos gens que tout ira bien pour eux désormais, assura Elide. Voyez cet homme ?

Il brandit les rênes noués autour des poignets de Leo.

— C'est celui que vous redoutiez tant.

Ses mots étaient ridicules. Jamais ils ne convaincraient la femme, songea Mira : comment pouvait-on penser que ce misérable être ait pu un jour inspirer crainte et terreur ? Pourtant la villageoise dévalait maintenant le talus et s'approchait encore.

— Restez où vous êtes, intima Elide et posant sa main libre sur le manche de sa dague.

— Vous pouvez pas l'emmener, il est à nous.

Leo s'était mis à trembler, son visage caché par le capuchon qui ne laissait voir que quelques mèches de cheveux. Un grognement continu émanait de lui.

— Vous êtes sourde ? Déguerpissez, vieille folle, cracha Mira.

Mais elle ne se découragea pas et termina de gravir la distance qui la séparait des représentants de Venise.

— Vous avez pas compris, hein ? railla-t-elle. Je vous dis qu'il est à nous.

Elle se tut et ses yeux, dans lesquels avait brillé un farouche éclat de défi, se brouillèrent, un peu comme quand un nuage noir passe devant le disque du soleil. Il n'y avait plus qu'une lueur faiblarde dans ses pupilles, et lointaine. Elle s'agrippa des deux mains à son bâton qu'elle enfonça dans la terre pour se soutenir. Ses avant-bras chancelaient. Mira jeta un regard à Leo : il avait dressé le cou et observait la vieille. Il mettait tant d'application à suivre ses mouvements, ses lèvres retroussées sur ses dents et un air de fureur dans les traits, ses mains attachées devant lui agitées de sursauts qui le raidissaient, que la jeune femme s'attendait à le voir essayer de bondir vers sa cible pour l'étrangler. Elide resserra d'un coup sec le nœud qui maintenait ses poignets. Le cuir s'enfonça dans la peau du prisonnier, qui cria. La vieille tourna la tête vers lui.

— C'était y a dix ans, pour la première fois, murmura-t-elle. On connaissait déjà l'existence des démons buveurs de sang avant ça. Tout le monde sait qu'ils existent. Deux d'entre eux habitaient dans les bois. Personne les a jamais vraiment vus, ils étaient trop rapides et trop malins pour ça, mais on les entendait. Ça grondait, ça hurlait. Des bruits de l'Enfer. Et quand ils décidaient d'attaquer, c'était toujours des proies isolées. Le plus souvent des animaux, qu'on retrouvait vidés de tout leur sang et les os brisés. Mais aussi des humains. Alors, on a compris. Un jour on a sorti les chiens, puis on est partis les chercher ces satanés monstres. On les a pas attrapés. Mais le carnage s'était arrêté. On les avait fait fuir.

La poitrine de Leo se gonflait de gargouillis. Sous les yeux des mercenaires il devenait hideux : son visage délicat n'exprimait plus que courroux, nimbé de sueur, le pourtour et le blanc des yeux rougis. Cela ne sembla pas arrêter la villageoise qui reprit, plus fort :

— On les avait fait fuir. Mais ça a recommencé, y a quelques jours seulement. On a commencé à retrouver des cadavres d'animaux mutilés et vidés de la même façon. Des flaques de sang dans la forêt, des griffures trop profondes au tronc des arbres. On a tout de suite compris que c'était eux, alors on s'est tenus prêts. On savait qu'ils allaient essayer de s'attaquer à nous, tôt ou tard. Et on avait raison... on a attrapé le gros en premier.

Leo cria et se démena pour essayer de se libérer. Elide peinait à le maintenir en place, car il devait aussi garder le contrôle de son cheval. L'animal était nerveux et frappait le sol de ses sabots. Mira raffermit sa prise sur la crinière de sa propre monture, sans rien faire pour aider Elide : si elle lâchait l'animal, celui-ci s'enfuirait comme il l'avait déjà fait une première fois.

— Vous savez ce qu'il faut faire avec ces bêtes ? reprit la villageoise. Il faut les étrangler. Les pendre, si on peut. Mais avant ça il faut leur mettre quelque chose dans la bouche pour éviter que leur âme puisse s'échapper de leur corps, une fois qu'ils seront morts. Sinon ils reviennent vous hanter, et ils continuent leurs crimes. Alors c'est ce qu'on a fait avec lui.

— Il n'avait rien fait, dit Leo.

Un éclair de lucidité passa sur son visage, et sa véritable personnalité se réveilla, brilla un peu sous la couche monstrueuse.

— Il n'avait rien fait. La bête, c'était moi. Il n'y avait que moi. C'est moi que vous auriez dû tuer.

Le silence qui suivit semblait fait d'acier. Il venait de l'inviter à le tuer, ni plus, ni moins. Qu'avait-il dans le crâne ? Mira les regardait tous deux, tour à tour. Elle n'avait que du mépris pour ceux qui cessaient de se battre, si absurdement, pour ceux qui souhaitaient mourir. Néanmoins elle le défendrait car il était la propriété de Venise ; cela ne serait pas difficile. Certes, cette vieille ne lui inspirait rien qui vaille, mais Mira Mira était une mercenaire durement entraînée, ainsi qu'Elide. Le combat serait inégal.

Alors pourquoi transpirait-elle ainsi ? Ce devait être la chaleur. Aucune autre raison, surtout pas la peur ou le malaise, ne pouvait expliquer cette réaction physique.

— Bon, maintenant que tu t'es expliquée, nargua-t-elle, je te conseille de t'en aller. Tu n'as plus rien à faire ici.

Au lieu d'obéir la villageoise esquissa un sourire, révélant ses dents pourries dont la noirceur, contre le rose de ses lèvres les frappa. Lentement, elle leva son bâton de marche, serré entre ses doigts osseux, et en frappa trois fois le sol. Elle fit suivre ce rituel par un sifflement strident et désagréable qui s'éleva jusque la cime des arbres.

— Bon sang. C'était quoi, ça ? s'exclama Mira.

La vieille femme ricana. Les montures ne tenaient plus en place ; elle se heurta le poignet à vouloir retenir la sienne, mais ne lâcha pas prise. C'était étrange de voir ces animaux réagir de la sorte. Ils étaient triés sur le volet, entraînés, habitués à la peur, aux situation d'urgence et à l'extrême fatigue. Pourquoi rechignaient-ils devant une vieillarde, seule qui plus est ? Ce bois avait décidément une mauvaise influence. Mira l'avait détesté et s'était montrée méfiante dès leur arrivée, et elle avait eu raison.

La villageoise, après quelques secondes, réitéra son sifflement. Et tout à coup, un bruissement incita Mira à tourner la tête. Non, pas un seul en vérité, mais une série de bruissements qui naquirent tels des murmures autour d'eux, souffles désincarnés, issus de gorges invisibles, mélancoliques et insistants.

Des formes humaines émergèrent d'entre les troncs. Comment cela se faisait-il qu'elle n'ait pas senti leur présence ? Les voyant approcher, fantômes aux couleurs bleutées, sans visage encore, marcher en marmonnant une réponse confuse au sifflement de la vieille, Mira eut la sensation d'observer une armée de revenants. Des chiens se tendaient au bout de cordes, babines écumantes.

— Charge-toi d'eux, Mira, dit Elide avec un hochement de menton entendu vers elle.

Visiblement, il ne se sentait pas menacé. Sans un regard en arrière il s'enfonça à reculons entre les arbres en traînant Leo et sa monture à sa suite.

Mira se retrouvait seule face aux villageois. Elle ne savait si elle devait se réjouir, car c'était la première fois que l'ennemi se dressait devant elle seule, sans appui, si loin de Venise qui plus est. Mais les Dix avaient eu confiance en ses talents, et elle ne pouvait nier le désir de combattre et de tuer. Elle prit une inspiration.

Les villageois se rapprochaient. Les stries de lumières, dessinées par le soleil qui passait par les déchirures dans la couverture de feuilles, laissaient voir leurs traits, leur donnaient au moins un visage. Mira n'avait plus la sensation de devoir liquider une troupe de cadavres sortis de terre.

Elle fut en revanche contrainte de lâcher sa monture. Elide n'avait pas pensé à cela : pour combattre, il fallait avoir les deux mains libres. Mira, maudissant son compagnon, regarda l'animal s'éloigner. Mais l'impatience de montrer ses aptitudes de guerrière l'empêchait d'être tout à fait en colère.

D'un geste assuré elle décrocha l'arc de son dos et pêcha une flèche de son carquois, la mit flèche en place, encoche contre la corde, tête de métal pointée vers la première ligne d'assaillants. La plupart portait des fourches, des bâtons grossièrement taillés : des armes de fortune. D'où venaient-ils, tous ? Le village était désert lorsque les mercenaires y avaient mis pied, à l'exception de la vieille femme. Mira avait supposé que le reste des habitants avait fui l'endroit après les attaques. Mais ils avaient été présents, depuis le début, dissimulés dans les bois – à distance respectable, car autrement elle se serait doutée de leur présence. Ils avaient dû tous se regrouper, se cacher et attendre. Tant pis pour ces vies qui venaient se terminer ici : l'essentiel était de protéger Elide et leur prisonnier. C'était triste pour les villageois, mais ils s'attaquaient à plus fort qu'eux.

La jeune femme se concentra sur sa première cible, un chien à l'air fou qui aboyait. Il était trop proche pour que le tir soit parfait, mais le temps n'était plus à perdre. Les villageois avaient marqué une petite hésitation en la voyant bander son arc, mais à l'appel rêche de la vieille, qui s'était repliée sur un côté, reprirent leur marche. Quelques-uns frappaient leur arme improvisée contre leur clavicule pour se donner du courage, commençaient de scander un cri sans paroles.

Mira détendit son arc, qui claqua contre sa joue. Le molosse s'effondra dans un jappement. La mercenaire tira une deuxième flèche de son carquois et la mit en place. Sans attendre elle frappa une deuxième fois, une femme cette fois. Une rumeur indignée lui répondit et les villageois s'arrêtèrent, puis reculèrent d'un seul mouvement.

— Démon ! hurla-t-on.

Un homme s'était penché vers la morte. Les chiens se tendaient de toutes leurs forces, furieux. Ceux qui les tenaient avaient du mal à les maîtriser, poussés vers l'avant alors qu'ils cherchaient à se retirer.

Mira comprit très rapidement, lorsqu'un homme cria : « lâchez-lui les chiens ! ». On dénoua les cordes, on les trancha, et vinrent les griffes s'enfonçant dans la terre, les aboiements, les dents luisantes. La combattante ne réfléchit pas : laissant tomber son arc, elle détacha la dague de sa ceinture et s'accroupit pour déloger un long poignard effilé de sa botte. Le premier bestiau se jetait justement sur elle ; elle s'aplatit au sol pour le laisser filer au-dessus de sa tête et, d'un mouvement du poignet, ficha sa dague entre ses côtes. La masse gémissante s'écroula. Mira tourna violemment la lame dans la chair avant de l'en arracher et de se redresser d'un bond, pour faire face aux autres. Elle trancha la gorge d'une des bêtes qui s'était aveuglément précipitée, pivota et asséna à la troisième un coup de poing qui lui décrocha la mâchoire et l'envoya rouler piteusement sur le côté, d'où elle ne se releva pas. Le reste de la meute hésitait soudain à s'approcher. Les grognements couvaient, mais plus effacés, et la crainte se lisait dans leur regard agressif. Mira n'avait pas peur d'y plonger les yeux, de contempler longuement les chiens, l'un après l'autre ; prendre le temps de toiser celui que l'on combattait était la forme de respect la plus totale. Et le fait même qu'elle les reconnaisse comme d'honnêtes adversaires, cela et le sang de leurs semblables qu'elle avait versé, sembla les calmer. Ils rabattirent leurs oreilles et s'écartèrent.

Elle n'eut pas le temps de reprendre ses esprits qu'un hurlement retentit ; bientôt les mains nues d'un homme sortaient de l'ombre, étirées vers elle et faisant tournoyer une fourche. Mira effectua un rapide pas de côté pour éviter le coup et projeta son couteau vers la poitrine de l'inconnu. Des cris de détresse accompagnèrent son geste, car les autres avaient compris ; mais l'homme lui-même ne se rendit compte de rien avant de se retrouver lame plantée dans le corps. Il recula, l'air surpris, lâcha la fourche, essaya de tirer sur le manche du couteau pour le déloger de son corps. Une fleur rouge s'ouvrait sur son vêtement. Il leva un visage gris sur Mira avant de s'effondrer à ses pieds.

Elle reporta son attention sur les hommes et les femmes dont les harangues s'étaient noyées. Allaient-ils se jeter sur elle, même après ce qu'ils venaient de voir ? La mercenaire savait que se détourner maintenant serait commettre une terrible erreur. On ne se détournait jamais avant d'avoir palpé, pris le pouls de ses ennemis et s'être assuré qu'ils ne tenteraient plus rien. C'était si facile de se croire tiré d'affaire.

Elle serrait ses armes écarlates, lames dirigées vers le sol, prête à les brandir à nouveau. Il lui restait de la force et de l'énergie, suffisamment pour les égorger tous si nécessaire. Heureusement pour eux, ils semblèrent choisir la solution du repli malgré les protestations sifflantes de la vieille. Mira baissa définitivement son arme en les voyant tourner le dos.

Elle reprit son souffle et les laissa disparaître, laissa le bruit de leur marche refluer avant de se pencher pour essuyer dague et couteau dans l'herbe et ramasser son arc. Maintenant, rattraper Elide. Elle passa sous les arbres, hors du sentier.

— Elide ?

Mira marcha quelques minutes dans le silence, rompu parfois par un aboiement lointain.

— Elide ? répéta-t-elle au bout d'un temps.

Un grognement mouillé lui répondit, suivi d'un hurlement qui secoua un groupe d'oiseaux tapis dans les branches. Ils prirent leur envol en criaillant, faisant courir des ombres furtives sur le décor du sous-bois, lacéré de lumières éparses qui laissaient voir avec peine le sol couvert de brindilles, où les racines affleuraient. Mira était agacée de pas voir clairement où elle mettait les pied. Elle tenait son arc baissé, contre son flanc, prête à le lever en cas de besoin. Elle crut reconnaître la voix d'Elide, mêlée à des plaintes qui ne ressemblaient à rien d'humain, entre la douleur et la menace. Un frisson descendit le long de son dos. Là-bas, du mouvement. Mira s'élança.

Elide était aux prises avec leur prisonnier. Ce dernier s'était recroquevillé, rampait à terre tel un ver ; il tirait sur son lien avec acharnement et lâchait des plaintes repoussantes et pathétiques lorsque ceux-ci pénétraient trop profondément la peau de ses poignets.

Mira songea qu'il serait facile de le tuer, comme elle avait tué les autres. Sa main gauche voletait au-dessus des empennages de ses flèches, qui lui caressaient la paume. Si elle le tuait...

Serrant les dents, elle s'élança vers Elide, qui rejeta la tête en arrière à son approche. L'expression désarçonnée qu'il lui présenta l'emplit d'un mélange de pitié et de courage. De la pitié, parce qu'Elide n'était pas habitué à ne pas comprendre, et du courage, parce qu'il était temps pour elle d'affirmer son rôle de mercenaire à part entière.

Mira saisit les liens à son tour et tira d'un coup brutal vers le haut. La bête se contorsionna dans la terre, impuissante. Du sang dégoulinait entre ses doigts ratatinés et trempait ses poignets. Son visage était plongé dans l'ombre, mais Mira pouvait l'entendre sangloter. Ce n'étaient pas des sanglots habituels : mâtines de râles furieux. Colère ou tristesse, la monstruosité ne se décidait pas. Mira tira encore, sans ménagement, jusqu'à surélever son buste et faire émerger ses traits du noir. Un cri de douleur accompagna le mouvement.

Leo avait les cheveux couverts de mousse et d'herbe. Son visage était noir d'une crasse qui s'était décomposée sur le passage de ses larmes et de sa salive, pour salir son menton et son cou. Les lèvres tordues, il dodelina du chef comme s'il peinait à soutenir son crâne. Mira lui flanqua une gifle.

Au même moment, un bruit de pas l'alerta. Elide s'éloigna pour inspecter les environs.

— Il n'y a rien...

— Elle est là... grogna Leo.

— Qui ? dit Mira en le secouant. Qui est là ?

Il lâcha un rire hideux, dénué de joie.

— Ils voulaient tous te tuer, marmonna-t-elle furieusement. Tu me comprends bien ? Si tu es en vie, c'est uniquement grâce à moi.

Elle le secoua et resserra encore le nœud qui le retenait.

— Oui, je t'ai sauvé de la mort, crétin. Arrête tes simagrées. Et surtout, je t'en prie, boucle-la.

Nouveau rire, rire de dément, qui empêchait les mercenaires de tendre l'oreille pour discerner un nouveau signe de présence étrangère. Mira plaqua une main contre la bouche du prisonnier et se concentra sur le silence.

Nouvel écho, caché sous les feuilles ; Mira aurait pu jurer qu'il s'agissait d'un animal si seulement Leo n'avait pas cette expression de terreur. Plus loin, dans l'imprécision de la rumeur nocturne, on écartait branches et plantes à l'aide de bâtons et de fourches, pour dégager le chemin plus rapidement.

Elle avait pourtant cru mettre ces misérables en fuite mais, contre toute attente, ils revenaient des profondeurs où ils étaient partis se réfugier après les premiers coups de la mercenaire. Cette dernière lâcha une imprécation furibonde. Heureusement, d'après ce qu'elle pouvait déduire de leurs mouvements et de leur progression, les imbéciles n'étaient pas sur la bonne piste. Le manque de professionnalisme de leur battue improvisée était risible. Cependant, mieux valait se montrer discret. Mira, malgré la salive qui se collait à sa paume et les dents qui effleuraient son épiderme, dans une tentative à peine voilée de la mordre, ne lâcha pas prise.

Parfois, il fallait choisir la solution de repli et de discrétion : cela n'enchantait pas Mira de se cacher, mais un deuxième affrontement avec les villageois, alors que la cible tant convoitée l'encombrait ainsi, la désespérait d'avance.

Une douleur acérée s'imprima en elle : Leo venait de la mordre. Mira eut du mal à retenir son cri, qui s'emmêla dans sa gorge et s'étouffa juste à temps, juste avant qu'elle ne le libère. Au lieu de quoi elle grogna et retira sa main ensanglantée de la bouche du monstre qui fit un ricanement guttural et maniaque. Ses yeux brillaient d'une lueur maladive.

— Tais-toi, crétin !

Mais cela avait suffi à ameuter les villageois. La progression devint plus rapide et déterminée. Elide jura et se tourna vers Mira.

— Il faut nous remettre en route. Ton cheval ?

— J''ai dû le lâcher.

Le reproche qu'il lui adressa la fit frémir.

— C'était pour venir t'aider, cracha-t-elle en pressant contre sa poitrine ses doigts meurtris. Si tu avais pu le maîtriser seul...

Elle s'interrompit. Leo se démenait et elle peinait à la retenir d'une seule main. Elle se courba, dérapa au rythme des embardées de l'autre ; ses cheveux lui tombaient devant les yeux, elle ne voyait plus rien, sa peau ouverte et sa chair creusée par la morsure lui donnait la nausée. Leo se débattait frénétiquement.

— Je vais vous tuer, grommela-t-il.

— Qu'est-ce que tu as dit ?

— Je vais vous tuer, éloignez votre main blessée, éloignez votre sang.

Dire ces mots parut lui demander un effort considérable.

— Mira, il faut y aller, pressa Elide.

— Laissez-moi partir, murmura Leo.

— C'est toi qu'ils vont tuer, idiot !

Il lui lança un regard accablé.

— Laissez-moi mourir, souffla-t-il.

— Mais qu'est-ce que tu racontes ?

— Laissez-moi mourir.

Mira le fixa, bouche-bée. Une douleur intense mais résolue habitait toujours le faciès souillé de Leo.

— Je vous en prie.

La jeune femme secoua la tête. Il tentait de la manipuler. Elle se força à ne plus le regarder. Les villageois se rapprochaient inexorablement. La mercenaire n'était pas au bout de ses ressources ; c'était commettre une erreur grossière que de revenir vers elle. Elle tira avec hargne sur les liens du prisonnier, entortillant ses doigts en sang autour du cuir pour l'entraîner à sa suite.

— Je vous en prie !

— Pas possible, bougonna Mira.

Elle voulut l'entraîner, aidée par son coéquipier, mais Leo s'arquait pour combattre ses liens. Cependant, dans un grommellement déchiré, il tendait vers elle ses mains, tout son corps déformé par une fureur incroyable, les yeux écarquillés.

Les envoyés de Venise, à eux deux, n'eurent bientôt plus assez de force pour le retenir. Au moment où Mira crut céder, un sifflement semblable à ceux que la vieille femme avait itérés retentit dans son dos.

La mercenaire déboîta le cou pour distinguer qu'une ombre s'était subitement matérialisée près de fourrés. La vieille s'avança d'un pas, s'exposant à un faisceau de jour, et Mira eut un grognement de mécontentement.

— Qu'est-ce que tu fais encore là, pauvre vieille ! jeta-t-elle. Vous n'avez pas eu votre compte tout à l'heure ?

— Pas de rancune, démon, ricana l'autre. Tout c'que je veux, c'est lui.

Elle tendit son bâton de marche vers Leo qui, dans un mouvement brusque qui déstabilisa les mercenaires, bondit sur ses jambes et se rua en avant sans plus tenir compte de ses poignets noués. Mira comprit trop tard que c'était elle, la cible ; elle n'eut pas le temps de retirer sa main. Un contact hideux s'y glissa, visqueux. Son estomac se contracta de dégoût. Il était en train de lécher le sang sur sa peau. Mira serra les dents et voulut se soustraire, mais trop tard : les dents du monstre se refermèrent sur elle et déchirèrent une nouvelle fois sa chair. Elle geignit de douleur et, pour la première fois, laissa filer les rênes. Leo se défit de ses liens en les déchiquetant.

Elide s'était approché et avait décoché un violent coup de poing dans la mâchoire du monstre qui fut projeté sur le côté. Virevoltant avec une rapidité étonnante, le teint livide, il changea de cible et s'élança vers le mercenaire, l'attrapa par les épaules pour le faire basculer, plongeant son menton dans le cou de sa victime pour y planter ses canines. Elide se débattit au sol, agrippa nerveusement une poignée d'herbe pour se retenir de crier. Ses jambes étaient agitées de spasmes, régulièrement, au rythme des goulées que l'autre prenait à son cou, avec des bruits de succion repoussants. Éperdue, Mira se jeta à genoux à ses côtés, vacillante, sans savoir que faire.

— Non, murmura-t-elle.

Les yeux injectés et terrifiés d'Elide se posèrent sur elle. Il l'implorait, gargouillant des plaintes qui mouraient avant de sortir complètement de sa gorge. Leo donna de farouches embardées de mâchoires. Il y eut un craquement d'os à vomir, mélangé aux bruits humides du fluide vital et aux doux murmures de la chair ; cette fois Elide mugit. Il tenta de renverser le poids qui l'étouffait ; mais, avec une célérité surprenante, le monstre saisit ses poignets et les plaqua au sol.

Mira agrippa la bête à son tour et l'entraîna en arrière avec l'énergie du désespoir. Tous deux roulèrent au loin ; les dents blanches, les lèvres et le menton barbouillé, les pupilles dilatées de sorte que ses yeux paraissaient entièrement noirs, Leo n'avait plus l'air de rien. Le sang de son coéquipier éclaboussa le visage de la mercenaire. Dans le remue-ménage furieux de la bête, les manches de celle-ci s'étaient soulevées, dévoilant ses avant-bras irrémédiablement meurtris, flétris.

Elide restait étendu plus loin, immobile. C'était au tour de Mira de se débattre, vainement, contre cette chose à la force décuplée, impossible à vaincre.

— Démon ! criait la vieille.

Mira tourna la tête sur le côté, difficilement car le monstre la criblait de coups et cherchait à lui griffer le visage. Levant les bras devant elle, le souffle coupé, la jeune femme distingua la silhouette de la villageoise à quelque distance.

— Elide... s'étrangla-t-elle. Allez... voir... Elide...

Mais l'horrible femme n'en fit rien. Mira suffoquait presque sous les coups de genoux et de pieds répétés qu'elle recevait dans l'estomac.

— Démon, arrête et viens donc mourir ! jeta la femme.

Alerté cette fois, Leo avait redressé sa gueule dégoulinante. Il planta son regard tout à fait insane, glacial, dilaté, sur la villageoise.

— Viens rejoindre ton abominable frère, murmura-t-elle encore.

Il ne portait plus aucune attention à Mira qui en profita pour se dégager. Une joue contre la terre elle crachota, toussa, se souvint d'Elide, qui n'avait pas bougé, et rampa vers lui.

Leo s'était relevé, le dos courbé, les bras pendant mollement vers l'avant comme s'ils étaient trop lourds. Lui et la vieille se faisaient face, se jaugeaient. Mira tentait de garder un œil sur eux, l'esprit cependant absorbé par son inquiétude pour Elide ; elle lui soutenait la tête, pressant sa paume contre la déchirure dans son cou. Elle se pencha vers lui et appela son nom, espérant que cela provoquerait chez lui une réaction. Sa respiration était mortellement lente. Les lèvres pincées, Mira essuya son front trempé.

Au moment où Leo recommença de grogner, elle ne put s'empêcher de lever le menton. Ce chant était absurde ; et clairement des mots s'y cachaient, qu'elle ne reconnaissait pas. La vieille se tenait à distance, son bâton levé devant elle. Elle le craignait.

— Allez, démon, dit-elle. Viens donc.

Mais le « démon » secoua la tête, dans une saccade brutale. Il se déplaça imperceptiblement, ses pieds froissant les feuilles tombées, sans quitter son adversaire des yeux.

Le manège dura quelques secondes. Les opposants se testaient âprement, tentaient des approches rapidement avortées, l'un et l'autre pris de frissons lorsqu'ils pensaient le moment venu d'entrer en collision.

Puis, sans qu'il y ait vraiment de signe extérieur pouvant l'expliquer, Leo perdit patience et bondit vers elle dans une formidable clameur.

Avant le choc la villageoise se recroquevilla, tomba à genoux. Mira eut à peine le temps de songer qu'elle subirait le même sort qu'Elide ; d'espérer qu'elle souffrirait plus encore, bien plus, que ce que le mercenaire avait enduré. Oh, la jeune femme se découvrait un désir de voir la vie de cette folle couler à flots, gicler, asperger le vert délétère de la forêt.

Un bruit écœurant et sec, un étranglement subit, puis le silence et enfin quelque chose de doux, le son d'un corps qui s'écroule. Mira n'avait pu en croire ses yeux ; elle avait vu et, pourtant, se refusait à comprendre.

La vieille reprit son souffle et se remit sur ses pieds. Leo se retrouvait tout près de Mira, car le choc d'une vivacité inouïe l'avait jeté en arrière. L'angle de sa nuque paraissait étrange, trop marqué, et sa tête tournée d'une manière singulière tandis que le reste de son corps était grotesquement étendu, fauché en plein mouvement, les bras écartés, le torse encore tendu semblait-il, les jambes repliées. Ses yeux mi-clos s'étaient posés au ciel couvert de feuillages, inatteignable. Le sang d'Elide souillait encore la partie basse de son visage, nettoyé de ses expressions douloureuses. Il ne restait plus rien qu'une sourde brillance venue de sa peau, blanche, comme si son intérieur s'était illuminé au moment précis où la vie l'avait quitté.

La vieille l'avait eu d'un heureux coup à la nuque, porté de son bâton, et cela l'avait tué sur le coup.

Vaguement désolée, honteuse d'avoir failli à sa mission plus que tout, Mira se détourna et porta son regard sur Elide. Sa tête reposait sur ses genoux. Il n'était pas mort, pas encore. La jeune femme ignorait s'il était possible de le sauver, mais l'abandonner n'était pas une option. Une mercenaire n'abandonnait pas son compagnon d'armes.

— Vous avez eu ce que vous voulez, dit-elle, grâce à nous. Mon coéquipier est gravement blessé, il a besoin d'aide. S'il-vous-plaît.

La vieille lui adressa un sourire fatigué. Pourquoi ne montrait-elle pas plus d'urgence ? Mira était prête à réitérer sa demande, excédée, mais :

— Ils ont été contaminés. Tuez-les.

Mira la dévisagea, estomaquée. Ce n'était pas sérieux ? Déjà le reste des villageois les encerclaient, menaçants. Elle ne s'était pas rendu compte de combien ils étaient proches, emportée par la bagarre, rongée par l'état catastrophique d'Elide.

— Vous n'allez pas faire ça ! s'écria-t-elle, la rage au cœur.

Aucun signe de reconnaissance ou de compassion ne lui répondit. Il n'y avait que la peur et l'aversion, de l'aversion pour elle, affaiblie, à genoux, serrant le corps grelottant de son aîné.

Elle se pencha à l'oreille d'Elide une dernière fois.

— Tiens bon, chuchota-t-elle. Ne t'inquiète pas. Tiens bon, je reviens.

Hésitante, elle termina par un baiser sur son front et tressaillit au contact cuisant et acide de sa peau. Puis elle décala délicatement sa tête afin de la poser au sol et se redressa pour faire face aux villageois.

— Je vous attends, siffla-t-elle en dégainant ses lames.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez