VII. Ailes invisibles

De l’air. Vite.

Sappho sort en claquant la porte, les yeux brûlants. Elle ignore les grondements de tonnerre qui résonnent derrière elle et descend les escaliers comme une bourrasque. Elle émerge dans la rue déserte et court dans le sens de la pente. Ses pas s’emballent, son cœur aussi. Elle laisse le vent fouetter son visage et chasser ses larmes.

Elle arrive sur le marché grouillant de touristes. Il est tard, mais le temps ne semble pas avoir d’emprise sur le soleil de Méditerranée.

Sappho déambule dans les allées. Les marchands ont l’habitude de la voir, ils ne lui prêtent plus attention. Les touristes, en revanche… Leurs yeux dérapent vers elle, incontrôlables. Leurs iris se teintent de surprise et de dégoût qu’ils refoulent maladroitement. Mais elle sent la nuée de regards revenir dans son dos. Les enfants, eux, ne s’embarrassent pas. Ils la fixent avec des yeux ronds, la pointent du doigt.

« T’as vu Papa, la dame… »

Sappho lève le menton. Qu’ils gardent leur pitié, elle n’a pas honte. Au contraire, elle en est fière.

Elle arrive à l’étal de Vincent. Elle doit faire la queue, les gens la fixent par derrière.

- Bonjour, lance-t-elle quand c’est son tour.

- Bonjour. Tiens, tu n’as pas tes prothèses ?

- Je suis sortie à l’improviste.

Il fait la moue.

- Tu vas encore inquiéter ton frère. Rentre vite.

- Je veux bien une grappe de raisins, d’abord.

- Tu as de l’argent ?

- Dans ma poche.

- De quoi je vais avoir l'air, moi... soupire-t-il.

Elle tend sa hanche et laisse le marchand fourrer ses doigts boudinés dans sa poche pour en sortir un billet de cinq. Il lui rend la monnaie de la même manière.

- Comment tu veux l’embarquer, ta grappe ? s’enquit-il. Je te la mets dans un sac ?

- Je vais la prendre avec les dents.

Il fronce les sourcils mais n’insiste pas. Il lui tend la grappe qu’elle attrape avec dextérité.

- Au ‘evoir ! crie-t-elle en s’enfuyant.

Dans le brouhaha du marché, elle n’entend pas sa réponse. Le raisin pend à ses lèvres, elle se dit qu’elle doit ressembler à un chien. Les gens la dévisagent encore plus. Tant pis.

Elle laisse les humains au village et s’enfonce dans la forêt de conifères. Le bruit de la mer enfle, elle finit par quitter les sentiers de randonnée. Elle débouche sur un chemin abrupt à peine visible sur le flanc d’une falaise pâle.

Funambule, elle joue de ses pieds sur les rochers. Le paysage tangue, son cœur s’affole. Elle atterrit sur sa corniche, se délectant de l’adrénaline. Elle s’accroupit, savourant son refuge préféré, invisible depuis la côte. Ici, Sappho a une vue imprenable sur la mer immense mouchetée de bateaux. Elle pose la grappe sur ses genoux et la grignote lentement. Les pensées reviennent au galop. Elle rumine.

Quelques larmes coulent encore, mais comme toujours ce lieu parvient à l’apaiser. Ce n’est que lorsque des frissons viennent la prévenir de la fraîcheur du soir qu’elle se relève. Ses jambes grincent, son dos proteste. Elle délie ses muscles en grimpant la falaise. La lumière crépusculaire peint le calcaire en rouge, les ombres jouent au pied des pins.

Sappho savoure le retour, elle sait qu’elle marche vers la tempête.

Le marché est fini, quelques touristes traînent encore. Elle exhibe fièrement ses moignons quand elle passe devant eux. Elle débouche dans sa rue. Un cri étrange, à la fois rauque et nasillard, retentit derrière elle, accompagné de pas pressés. Une main lui attrape l’épaule. Elle se tourne et rencontre le regard lourd de son frère qui peine à reprendre sa respiration.

- Ça fait presque trois heures que tu es partie ! gesticule-t-il, les joues écarlates.

- Tant que ça ?

- Je te cherchais, je m’inquiétais !

Il souffle bruyamment, ses yeux la percutent.

- Oh, ça va…

Elle baisse la tête, se soustraie à l’emprise de ses prunelles. La culpabilité vient la chatouiller malgré elle.

- Où étais-tu ?

- Rougemont est toujours là ?

Ludovic grogne.

- Non, répond-il d’un geste exaspéré. Il a abandonné l’idée de te faire cours.

- Bien.

Ils remontent leur impasse et parviennent enfin à un luxueux pavillon. En passant dans la cuisine, Sappho hume le fumet qui en émane

- Ça sent bon, c’est quoi ?

- Poulet.

- Nice. Bon, je monte. Merci de me préparer à manger, mon frère chéri.

Elle ponctue sa phrase d’un bisou sur la joue. Ludovic soupire.

 

~

 

Assise en tailleur sur son lit, Sappho malmène ses lèvres avec ses dents. La lumière blafarde de son ordinateur lui donne un teint pâle. Elle tape laborieusement sur les touches à l’aide de ses prothèses spécialisées. Elles sont nouvelles, elle ne les maîtrise pas encore. Elle souffle, elle est beaucoup trop lente. Son esprit court, lui.

Les mots qui apparaissent peu à peu sur l’écran la frappent par leur médiocrité. Elle referme l’ordinateur d’un geste sec. Elle s’enfouit sous sa couette et laisse quelques larmes couler. Une sonnette retentit, c’est son frère qui l’appelle.

Sappho se redresse. En face d’elle, au-dessus de son lit, s’étale la photo d’une moissonneuse-batteuse. Ses parents la détestent, ils l’enlèvent dès qu’ils le peuvent. Mais ils sont partis ce week-end et elle a réussi à accrocher elle-même l’image au mur. La machine imposante est très laide, mais ce n’est pas pour l’esthétique qu’elle l’a mise ici.

Sappho doit toujours se rappeler ce jour. Elle doit être contente de son choix, être fière même. Peu de gens auraient eu son courage.

 

~

 

Sappho repoussa les cahiers de devoirs d’un geste rageur.

- Je veux pas les faire, je suis en vacances, moi ! cria-t-elle.

Papa se dressa devant elle, il était si grand.

- Tu dois t’entraîner, siffla-t-il.

- Mais je suis déjà la meilleure de ma classe !

- Tu ne dois pas juste être meilleure que les autres, tu dois être excellente dans tous les domaines.

- Pourquoi Ludo il a le droit de jouer, lui ?!

- Ludovic est sourd.

- Et alors ?!

- Ça suffit, continue de travailler ou tu seras punie !

Des larmes affleurèrent les cils de la petite fille. Elle replongea le nez dans ses cahiers en reniflant. Après un dernier regard pesant, Papa rejoignit la cuisine. Sappho se perdit dans ses règles de grammaire. Elle sursauta quand elle aperçut par la fenêtre son frère qui caressait un chat. Elle jeta un regard vers ses parents qui discutaient. La porte de la cuisine était fermée.

La fillette sauta de sa chaise et se glissa dehors. Tant pis si elle était punie.

Ludovic releva la tête à son approche et lui fit un grand sourire.

- Tu as fini tes devoirs ?

- Oui, mentit-elle.

Elle se pencha sur le chat qui ronronnait aux pieds de son frère. Sa main se tendit et vint épouser la courbure de son échine. Son pelage était d’une douceur veloutée, Sappho sourit.

- Viens, on va jouer ! fit-elle.

Il hocha vivement la tête. Les deux enfants délaissèrent le félin et s’aventurèrent dans les champs de blés qui entouraient la maison de leurs grand-parents.

- C’est trop marrant, on dirait un labyrinthe !

Ludovic fronça les sourcils, il n’arrivait pas à voir ses mains derrière les épis. Elle soupira et se rapprocha.

- Pourquoi t’es sourd, aussi, dit-elle à voix haute. Si t’étais pas sourd, les parents m’embêteraient moins.

Son frère la considéra un instant, muet. Il lui demanda de répéter en langage des signes.

- Oh bah débrouille-toi un peu, fais un effort ! s’écria-t-elle. T’as qu’à lire sur mes lèvres !

Il baissa la tête, penaud.

- Et arrête avec ton air de chien battu ! Tu te laisses tout le temps marcher sur les pieds ! C’est pas parce que t’es sourd que t’es débile, si ?!

Elle sentit les larmes monter.

- Les parents ils sont persuadés que t’es bête à cause de ça.

Elle gratta le sol de ses orteils. Ludovic la fixait, immobile.

- J’en ai marre !

Elle se détourna et s’enfuit entre les épis. Son frère poussa un cri pathétique, quelque chose qui était censé ressembler à son nom. Mais elle courait vite, elle parvint à le semer.

Elle s’arrêta, les poumons en feu. Elle s’essuya les yeux, mais les larmes les inondèrent de nouveau. Elle se recroquevilla sur la terre rêche. Elle aurait voulu creuser un trou et y disparaître.

Un chant de cigales résonna dans le champ, Sappho se releva, pleine de poussière. Non, ce n’était pas les cigales de la maison. Papi disait toujours qu’il fallait éviter ce bruit-là, sinon il coupait les mains. Comment appelait-il ces machines déjà ?

Ah oui, des moissonneuses-batteuses.

Sappho tourna la tête en tous sens, étira le cou, mais elle n’arriva pas à localiser la machine. Le bruit enfla, il était assourdissant. Elle s’apprêtait à appeler à l’aide, quand soudain une idée l’arrêta.

Et si… ?

Elle frissonna, cligna plusieurs fois des yeux. En quelques secondes, sa décision fut prise. Le blé se coucha non loin, et la moissonneuse surgit. Elle état immense, grondante, on aurait dit un monstre de métal.

Sappho déglutit. Ses jambes voulaient l’emporter loin, mais elle les en empêcha. Elle fit quelques pas en avant. Ses yeux la piquaient. Elle tendit les bras, la respiration saccadée.

Le véhicule projeta son ombre autour d’elle. Son vacarme emplit l’air, sa carrure l’espace. Il était là, il n’y avait que lui. Son rabatteur tournait à un rythme effréné. De petites lames brillèrent.

La respiration de Sappho se bloqua. Ses mains fourmillaient, ses jambes tremblaient. Ses muscles étaient contractés à se rompre.

C’est juste un moment, se dit-elle. Juste un mauvais moment à passer.

Soudain, elle se sentit aspirée en avant. Un liquide chaud l’éclaboussa. Elle ne vit plus rien, ses épaules se secouaient. Elle s’arc-bouta par réflexe. Tout était rouge partout. Une force l’attirait en avant, grignotait ses bras. Elle ne sentait plus ses mains. Elle cria.

Des bras l’entourèrent, elle fut tirée en arrière. Elle roula par terre alors que la moissonneuse rugissait. Ludovic la prit par les épaules, le visage baigné de larmes. Il articula une phrase qui ressemblait à un gémissement.

- Non, je… je ne regarderai pas, balbutia-t-elle.

Elle affronta bravement son regard, décidée à ignorer ce qui se trouvait en-dessous de son menton. Mais la douleur cingla. Elle grimaça, chavira. Ses yeux furent appelés à constater les dégâts. Alors, elle vit.

Elle eut l’impression que son cœur s’arrêtait de battre. Le paysage bascula. Elle ferma les yeux, mais la vision était imprimée dans son esprit.

Heureusement, l’inconscience la chassa.

 

~

 

Sappho claque la porte de la salle de bain derrière elle. Son frère a voulu l’aider, et elle, elle s’est énervée. Elle s’en veut déjà de s’être emportée. L’approche de la rentrée la met sur les nerfs.

Elle se tortille pour retirer ses vêtements et entre dans la douche. L’eau chaude l’apaise, elle oublie le temps. Lorsqu’elle en sort, ses orteils sont fripés.

Une serviette sur les épaules, elle revient dans sa chambre. Elle stoppe net en voyant son frère, assis sur son lit, en train de scruter l’écran de son ordi.

- Qu’est-ce que tu fais ?! s’écrie-t-elle.

Il ne réagit pas, absorbé par ce qu’il découvre.

Elle lui fonce dessus et le bouscule, un peu plus brutalement qu’elle ne l’aurait voulu. Il lève les yeux vers elle, son regard doux est bien trop indulgent.

- Ils sont très beaux tes poèmes, commente-t-il avec un sourire.

Elle se fige, laissant son regard glisser jusqu’au texte inachevé qui luit dans l’obscurité de la chambre.

Elle sent ses joues s’échauffer, détourne le regard.

- Qui t’a permis de regarder ?!

- Personne, mais je ne regrette pas. Tu as un vrai talent.

- Arrête de me flatter.

- Je ne te flatte pas, je le pense vraiment.

Elle fait la moue.

- De toute façon c’est juste un passe-temps, comme ça. Ça n’a pas d’importance.

Une large main lui ébouriffe les cheveux.

- J’ai découvert ton talent caché, je suis très fier de moi, lance-t-il.

- Pfff, t’es bête.

Il se penche sur elle. Elle a le réflexe de serrer les jambes. La nudité ne la dérange pas, mais elle ne veut pas qu’il voit ses cuisses. Il dépose un baiser sur son front.

- Continue à écrire, surtout.

Il se lève.

- Moi je vais me coucher, je commence tôt au chantier demain. Bonne nuit.

- Bonne nuit, grommelle-t-elle.

Il ferme la porte, la laissant seule face à son reflet. Malgré la pénombre, elle voit clairement que ses joues sont roses. Après un instant d’hésitation, elle reprend son clavier.

 

~

 

 

Lorsqu'elle entend la porte d'entrée s'ouvrir, Sappho referme son ordinateur et s'enfonce sous ses draps en éteignant sa lampe de chevet. Il est 23 heures, ses parents montent les escaliers. Ils jettent un œil dans sa chambre. Les yeux fermés, elle s'applique à conserver une expression neutre. Ils finissent par se retirer. Elle soupire doucement. Le sermon sur son abandon du cours de Rougemont est repoussé au lendemain.

 

~

 

Sappho sort à l'aube. Elle parcourt le chemin du marché, passe dans la forêt. Les bruits de la nuit se mêlent à ceux du jour, deux mondes se rencontrent. Elle joue les équilibristes sur la falaise et retrouve enfin sa corniche. Elle voit le soleil se lever. Il caresse d'un rose velouté la mer frémissante. Cette vision est magnifique, pourtant Sappho ne parvient pas à sourire. Aujourd'hui, elle fait le deuil des vacances.

Nouvelle année, nouvelle dépression. Elle ne se fait pas d'illusion.

Mais cette fois, cette année est spéciale : c'est le Bac. Sappho a bien l'intention de rendre des copies d'examen blanches. Elle ratera son Bac, ses parents pourront hurler tout ce qu'ils veulent, ça ne changera rien. Elle est décidée à leur donner une leçon. Non, elle ne sera pas l'enfant parfaite, elle ne leur donnera pas cette satisfaction.

Il est 7 heures, Sappho se décide à se relever. Elle laisse quelques larmes à la falaise et retourne chez elle. Ses parents l'accueillent en grondant, elle ne les a pas prévenus de sa petite excursion matinale. C'est son père qui l'amène au lycée.

- Bonne journée ma chérie.

Cette phrase sonne creux, Sappho marmonne une réponse.

- Surtout concentre-toi bien et ne faiblis pas. Cette année est importante, tu dois la réussir.

- Oui, oui.

Elle ne le regarde déjà plus, ses yeux se sont réfugiés sur le sol pour ne plus voir les humains. Ses oreilles sont noyées dans le brouhaha ambiant, elle entend la Rolls de son père s'éloigner. Elle relève juste un peu la tête que pour voir où elle va. Elle a mis ses prothèses, dévoilée par des manches courtes. Une nuée lourde de regards vient bourdonner sur ses épaules.

Elle n'attend pas et va directement dans la salle indiquée sur le tableau. Les couloirs sont encore vides, un calme éphémère flotte dans l'air, elle respire un peu. Puis les lycéens affluent de leurs voix assurées. Ils ne doutent pas, eux, le monde leur est offert. Tout à l'air si simple dans leur vie.

Le professeur marque un temps d'arrêt en apercevant Sappho, il faut croire que ses collègues ne l'ont pas prévenu.

Son speech se déroule pendant deux heures, Sappho écoute d'une oreille distraite. Des poèmes apparaissent sous ses paupières et l'attirent loin de la salle de classe. Elle se laisse emporter et oublie les autres. Mais quand la sonnerie retentit, ils sont encore là, bruissants et grouillants. Elle aimerait les effacer d'un coup de gomme.

- Sappho, j'aimerais te parler s'il te plaît, lance le prof.

La jeune fille approche, le regard fuyant. Elle le connaît à l’avance, le discours qu'on va lui servir.

- Si jamais tu as le moindre problème, préviens-moi...

Elle écoute à peine, se contentant de hocher la tête, faisant mine qu'elle y prête attention. Enfin, il la laisse partir.

Elle rentre à pieds, midi approche. Ça lui prend une bonne heure, mais elle s'en fiche. Il faut bien qu'elle profite des membres qu’il lui reste.

En chemin elle croise un chat qui vient ronronner à ses pieds. Elle tend sa main artificielle pour fourrager dans son pelage. Le félin se hérisse à ce contact, il recule. Il lui accorde une seconde chance mais les doigts en plastique sont bien trop durs pour lui.

Sappho fixe le chat qui la fuit.

 

~

 

Elle a fermé les volets, éteint la lumière. Elle a mis une serviette sous elle. Elle est seule à la maison.

Difficile d'être précise avec ses prothèses, mais l'exercice ne le nécessite pas.

Le sang tache la serviette, le couteau ripe contre les cuisses.

Sappho pleure, ahane, gémit. Mais la douleur de ses plaies sanguinolentes la soulage.

Juste une coupure, encore une. Après elle arrête, elle laisse ses jambes en paix.

Promis.

Mais comme toujours, elle ne tient pas sa promesse.

 

~

 

Sappho mit longtemps, très longtemps à se réveiller. Au début c’était juste des sensations diffuses qu’elle n’arrivait pas à saisir. Elle s’énerva, les sensations prirent peu à peu en netteté. Quand tout devint clair, elle se rendit compte qu’elle ne sentait plus ses bras. Ou plutôt qu’elle ne sentait plus ses doigts. Ses bras, eux, semblaient être en feu. Elle n’arrivait plus à bouger, même pas à ouvrir les yeux, elle se mit à paniquer. Elle respirait dans un masque, elle avait l’impression d’étouffer.

Les rideaux de ses paupières s’ouvrirent lentement, laborieusement. La clarté du monde extérieur agressa ses iris. Et sur ce blanc inerte, elle vit ses bras déchiquetés. Elle n’y croyait pas trop, alors elle les leva pour vérifier. Ils étaient très lourds. Pourtant, il n’y avait pas de quoi. Ses membres s’arrêtaient entre l’épaule et le coude. Deux bandages les engloutissaient, les aspiraient.

C’étaient peut-être des pansements magiques qui rendaient ses bras invisibles ? Mais elle-même n’y crut pas. Les larmes chassèrent cette horrible vision, une armée d’infirmiers l’entoura.

Plein de moments flous se succédèrent jusqu’à ce qu’on l’emmène dans une chambre où l’attendait sa famille. Ses parents l’embrassèrent en pleurant, elle se remit à sangloter.

Le seul qui ne bougea pas, c’était Ludo.

Il était collé contre le mur comme s’il voulait se cacher derrière. Il la fixait avec une expression neutre. Mais ses yeux, eux, hurlaient.

Sappho voulut le réconforter. Elle leva les bras avant de stopper son geste.

Elle regarda de nouveau ses bandages. Elle se mit à respirer par à-coup. Elle avait le vertige.

Elle ne pouvait plus parler à son frère.

Ludo, lui, composa des signes dans le dos des parents éplorés.

- C’est à cause de moi que tu as fait ça ?

Des larmes affleuraient ses paupières tremblantes.

Sappho ne pensa pas à secouer la tête, pétrifiée.

Il s’en voulait. Il pensait que c’était de sa faute si elle s’était jetée sous les lames de la moissonneuse-batteuse.

Elle déglutit si fort qu’elle eut l’impression de s’étrangler.

Non, elle n’avait pas le droit de regretter, pas le droit d’être triste. Elle devait être fière de ses non-bras, de son choix. Elle ne devait pas pleurer, elle devait rire. Lui s’en voulait, alors elle serait joyeuse pour deux. S’il la voyait verser une larme, il ne se le pardonnerait pas. Elle avait choisi son malheur, elle en ferait un bonheur, et ils iraient de l’avant ensemble.

Les parents ne comprenaient rien, ils pensaient que c’était un accident.

Sur le moment, ces pensées n’étaient qu’un sentiment puissant qui s’emparait d’elle. Il rendait son regard plus dur. Elle ne formula pas sa décision, mais tout son esprit s’en emplit.

 

~

 

Ludovic vient se planter devant elle.

- Quoi ?

Il lui tend une affiche d’un air déterminé. Sappho a un mouvement de recul.

- Pourquoi tu me montres ça ?

- Participe !

Elle feule.

- Pas question !

- Tu as un vrai talent ! Je suis sûre que tu peux gagner !

- J’ai pas envie !

- Pourquoi ? C’est l’occasion rêvée !

Elle recule.

- Je suis nulle, ça va juste servir à le confirmer.

Il soupire, avance une main pour la caresser, mais elle l’évite.

- Tu as peur d’être déçue par ta passion, c’est ça ?

Elle baisse les yeux, les lèvres tremblantes. La vérité entrave sa gorge. Mais de toute façon, ça ne sert à rien de lui mentir.

- O… oui…

- Je comprends. Mais je t’encourage à le faire quand même. C’est un concours de poèmes, il y a un gagnant, mais pas de perdant.

Elle ploie sous le regard doux de son frère. Cette fois, elle laisse ses doigts la rassurer.

- C’est d’accord, lâche-t-elle.

Il sourit.

- Mais je ne participerais à ce concours que si toi aussi tu le fais.

- Mais… je n’écris pas de poèmes.

- Pas celui-là. Je te parle du concours Jeunes Inventeurs. J’ai vu ce que tu as bricolé dans ta chambre.

Il recule. Son regard cherche à fuir, mais Sappho réussit à le capter. Le jeune homme a un rire étrange..

- Tu m’as bien eu.

- C’est donnant-donnant.

Un soupir s’échappe du sourire de Ludovic.

- Marché conclu.

Elle ne peut empêcher ses lèvres de s’étirer. Ça fait du bien.

 

~

 

Un brasier miroitant dévale une vague,

Puis remonte, franchit la crête, et glisse dans la pente.

Le soleil fond dans la mer, sa lumière divague,

Harassée, elle coule sur la surface languissante,

Sa complainte pourpre touche l’écume fleurissante,

Qui recueille avec déférence l’espoir de demain.

L’astre mourant se dissout sur l’horizon,

Embrassant l’océan, il promet le matin.

La houle sur la falaise exsude une passion,

L’obscurité s’élance et enlace les rayons,

Qui se diluent dans la nuit susurrante.

Adieu, soleil, ou plutôt au revoir,

Chante la mer éprise de l’attente,

Puisse ta lumière me vêtir encore un jour.

 

~

 

Ses lèvres tremblent, ses prothèses aussi. Elle hésite mille fois. Elle secoue la tête, renonce, puis se donne du courage. Enfin, elle parvient à appuyer sur la touche « entrer ».

Elle pousse un soupir frémissant et s’affale sur son lit, fixant le plafond. Elle respire à pleins poumons pour calmer les battements affolés de son cœur.

Le poème est parti, il ne lui appartient plus. Il sera vulnérable, mais, elle ose l’espérer, il conquerra les juges.

Démarre alors une attente interminable.

 

~

 

Un brasier miroitant…

Sappho sort de la voiture et salue son père.

Dévale une vague…

Elle mâchonne son stylo, écoutant distraitement le professeur en face d’elle.

Puis remonte…

Elle pose son plateau sur une petite table, ses yeux se perdent dans le paysage qu’une fenêtre laisse entrevoir.

Franchit la crête…

- Tu as passé une bonne journée ma chérie ?

Et…

Une fois dans sa chambre, elle ouvre son ordinateur d’un geste empressé. Ses yeux se jettent sur sa boîte mail.

Glisse dans la pente.

Tout son corps se tend, les larmes viennent aussitôt lui brûler les yeux.

Elle n’a pas été retenue.

Sa poitrine se perd en sanglots douloureux. Elle se courbe, refermant son ordinateur.

Elle aurait dû s’en douter, pourtant, que son poème n’était pas à la hauteur.

Qu’elle n’était pas à la hauteur.

Sappho se roule en boule, ses cuisses la démangent. Alors, elle saisit maladroitement le couteau qu’elle cache dans sa table de chevet. Elle retire son pantalon en tremblant.

La douleur de sa chair noie celle de son cœur.

 

~

 

Ludovic déboule dans sa chambre, un grand sourire au lèvres. Elle lève le nez de son livre.

- Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-elle d’un air morne.

Il s’approche à grand pas, ne remarquant pas l’expression de sa sœur.

- J’ai… j’ai gagné, fait-il de ses mains tremblantes.

Le cœur de Sappho bondit de joie, et dans le même temps une aiguille incandescente s’y plante.

- C’est… génial…

Il fronce les sourcils.

- Ça ne va pas ?

- Si, si.

- Tu as reçu la réponse de ton concours ?

- Non, pas encore.

Un silence raidit l’air. Ludovic bondit soudain sur son ordinateur. Elle crie et tend ses prothèses mais elle n’est pas assez rapide. L’écran s’allume sur le mail de refus.

- Rend-moi ça !

Il lève lentement la tête.

- Je suis désolée…

- Ça va, c’est rien !

Ses prothèses ripent contre le métal. Il vacille alors, Ludovic l’a lâché pour lui parler. Elle se jette en avant pour l’empêcher de tomber, réussissant à le rattraper de ses mains malhabiles.

- Désolé !

Elle répond par un cri, une douleur aiguë a embrasé sa cuisse.

- Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle serre les dents, son visage convulsionné.

- Rien, je me suis fait mal au dos.

Les yeux de son frère sont soudain attirés par la tache rouge qui fleurit sur son jean.

- Ludo…

Il abaisse légèrement le haut de son pantalon, révélant une mosaïque de marques rougeâtres. Ses iris se teintent de panique.

- Ça va pas ?! Lâche-moi !

- Tu…

- C’est rien, j’te dis !

Des larmes viennent contredire ses paroles.

- Vas t’en !

- Mais tu…

- C’est mon corps, ok ?! Alors maintenant dégage !

Ignorant ses protestations, il fond sur elle pour l’enlacer avec force. Elle le frappe de ses prothèses sans qu’il recule d’un pouce. Les sanglots la rattrapent peu à peu, elle laisse ses faux bras pendre le long de son torse éploré.

- Ne me cache pas ça, s’il te plaît, fait Ludovic.

- C’est bon, je t’ai dit…

- Non, c’est pas bon. La prochaine que tu as envie de faire ça, appelle-moi, ok ?

Elle détourne la tête. Du coin de l’œil, elle aperçoit son frère agiter de nouveau les bras.

- Ok ?

- Oui, oui.

Il l’étreint encore. Puis il enlève délicatement le pantalon taché de sa sœur et panse ses blessures.

- Laisse-moi être là pour toi… lance-t-il avant de sortir de la chambre, jetant un dernier coup d’œil inquiet à la jeune fille.

Sappho se laisse choir sur son lit, les yeux embués.

Elle a failli, elle a été faible.

Et en plus, elle se sent rassurée.

C’est à elle de faire quelque chose pour son frère maintenant.

 

~

 

Le bruits des couverts est assourdissant. Sappho inspire, c’est le moment.

- Vous connaissez le concours « Jeunes Inventeurs » ? lance-t-elle.

Ses parents lèvent la tête.

- Oui, il me semble.

La jeune fille se mord la lèvre.

- Eh bien, figurez-vous que quelqu’un a gagné le premier prix autour de cette table.

Elle sent le pied de son frère lui heurter la jambe. Il lui jette un regard suppliant.

- C’est vrai ? Félicitations ma ché…

- C’est Ludo qui a gagné.

Ses parents se figent. Lentement, leur regard se pose sur leur fils aîné. Hébétés par la surprise, ils ne réagissent pas.

- C’est sûrement un coup de chance, fait-il d’un geste embarrassé.

- Pas de fausse modestie ! s’exclama Sappho. Vous voyez, moi j’ai perdu mon concours, alors que lui il l’a gagné. Alors arrêtez de le rabaisser !

La mère de Sappho sursaute.

- Tu as participé à un concours toi-aussi ? Mais lequel ?

La jeune fille rentre la tête dans les épaules.

- De la poésie, annonce fièrement Ludovic. Je suis sûr qu’elle aurait pu l’emporter.

- Arrête de dire n’importe qu…

- De la poésie ?!

Le père de Sappho se dresse en face de ses enfants.

- De la poésie ?! Tu n’as rien de mieux à faire ?!

Son regard furieux se jette sur son fils.

- C’est toi qui lui a mis ces idées dans la tête ?! Ce n’est pas parce que tu as raté ta vie que tu dois l’entraîner à ta suite !

Sappho a le souffle coupé. Elle a l’impression que son cœur s’est arrêté de battre. Ludovic basse les yeux sans esquisser un geste pour répondre.

- Ton père a raison, ce n’est pas raisonnable. Tu pourras faire de la poésie quand tu auras une situation stable.

Le rythme cardiaque de Sappho croît, s’emballe, explose. Elle bondit de sa chaise, son corps est secoué de vagues furieuses.

- Si j’ai envie de faire de la poésie, ça n’a rien à voir avec Ludo ! Vous vous rendez compte de ce que vous dites…

Sa voix se brise, mais la rage la répare bien vite.

- Vous êtes MONSTRUEUX ! C’est à cause de VOUS que Ludo a un métier de merde, vous avez toujours pensé qu’il ne ferait rien dans la vie parce qu’il est sourd ! Comment c’est possible de penser comme des ARRIÉRÉS à ce point-là ?! J’emmerde le futur que vous me voulez ! JE VOUS EMMERDE !

Ses parents se sont levés, ils ouvrent la bouche pour contre-attaquer, mais elle ne leur en laisse pas le temps. Elle fait volte-face et court jusqu’à l’entrée. D’un coup de pied rageur, elle ouvre la porte et s’élance dans l’air frais. Les cris s’évaporent derrière elle, elle disparaît au coin de la rue. Le temps s’envole, ses pas s’enchaînent et frappent violemment le sol. Les larmes zèbrent ses joues, refusant de se dissoudre dans la course.

Les semelles claquent sur le chemin, les rues sont désertes. Sappho contourne la place du village d’où retentissent des rires gras et une petite musique. Elle court, le décor autour d’elle n’est plus qu’un dégradé psychédélique. Tout est flou, rien n’est sûr. Elle a l’impression qu’elle peut effacer le monde, en refaire un nouveau. Alors, elle court.

Elle atteint vite la forêt de conifères. Le bruissement des vagues qui viennent chatouiller la terre lui font accélérer le pas.

Elle danse sur la falaise, jouant l’équilibre de sa vie.

Elle parvient sur sa corniche, les poumons embrasés et le corps tremblant. Sa respiration agite son torse, l’air qui pénètre dans sa cage thoracique la glace. Et les larmes sont toujours là, givre brûlant qui fripe sa peau.

Elle tourne son regard vers la mer.

Le soleil se fond dans l’horizon, écarlate. L’eau s’abreuve de ses rayons de sang qui ondulent à la surface, cherchant à lui échapper. Mais ils se débattent en vain, ils seront dévorés. Les ombres sont déjà là, elles s’étirent et soupirent avant de commencer l’œuvre de la nuit. Le ciel tente de retenir l’astre rougeâtre.

Mais son dégradé aux nuances infinies est insuffisant pour maintenir le soleil à flots.

Sappho retire ses prothèses d’un geste rageur et les lance. Ses deux bras factices se fracassent en contrebas.

Elle contemple ces cadavres de membres, elle sent ses forces la quitter.

Elle fait un pas en avant, la moitié de son pied droit se retrouve au dessus du vide. Son corps se tend, sa respiration se tait. Seule demeure la mélodie de son cœur qui ralentit.

Sappho a les yeux fixés sur le soleil mourant. Elle se penche en avant.

Sa vie balance, vacille. Elle chavire.

- Sappho !

La voix est éraillée, inconnue mais familière.

Elle se tourne vers la silhouette qui s’engage maladroitement sur le flanc de la falaise. Les larmes de Ludovic scintillent à la lumière du soleil couchant. Il tend sa main pâle vers la jeune fille en équilibre.

- Ne fais… pas ça…

Les joues de Sappho sont inondés de larmes. Elle voit dans le regard de son frère une terreur indicible. Le vide semble soudain vouloir la dévorer, elle recule.

- Pa… pardon… bégaie-t-elle.

Ludovic s’approche, mal assuré. Le voyant peiner, elle avance vers lui.

- J’arrive, ce n’est pas la peine de…

La fin de sa phrase se perd dans le cri de son frère. Son pied a ripé sur un rebord friable. Sa main se jette sur la falaise sans parvenir à s’y raccrocher.

Sappho hurle. Elle bondit en avant, tendant ses moignons dérisoires.

Elle le sait, si elle avait eu des bras, elle aurait pu le rattraper.

Ludovic tombe, roule sur la falaise avant de s’immobiliser quelques mètres plus bas sur une corniche. Sappho manque de chuter, mais elle s’en rend à peine compte. Ses yeux sont agrippés au corps immobile de son frère. La falaise couleur de miel se teinte de rouge.

La jeune fille a un mouvement de recul, elle tremble de tous ses membres.

Elle tente de descendre, mais sait qu’elle n’y arrivera pas.

- Quelqu’un…

Sa respiration saccadée coupe ses phrases.

- À l’aide…

Seuls les murmures des arbres lui répondent.

Elle remonte précipitamment. Elle s’élance dans la forêt en criant. Quelqu’un. Juste une personne. Quelqu’un avec un téléphone, des doigts. Quelqu’un pour la tirer de ce cauchemar.

Jamais elle n’a couru aussi vite.

Enfin, elle aperçoit une silhouette au détour d’une ruelle. Elle lui fonce dessus.

- J’ai besoin de vous ! Mon frère est blessé, il faut appeler les pom…

Elle stoppe net. Elle reconnaît le garçon qui se tient face à elle. C’est Bastien. Bastien du collège. Celui qui s’est amusé un nombre incalculable de fois à lui casser ses prothèses, à la pousser, lui voler ses affaires. Qui a fait de sa vie un enfer. Qui a fait naître les premières marques rouges sur ses cuisses. Bastien a été renvoyé pour ce qu’il a fait, mais la blessure est toujours là, béante, plus que jamais. Et la haine aussi.

- Tiens donc, mais c’est la manchote !

Le rythme cardiaque de Sappho accélère encore, elle ne pensait pas que c’était possible. Elle rentre la tête dans les épaules, serre les dents, tend ses muscles.

- Haha on dirait un petite chien !

Elle lance toutes sa haine dans ses iris. Mais elle doit se reprendre, une vie est en jeu. Une vie très importante. Elle inspire profondément.

- J’ai besoin que tu appelles les pompiers pour moi.

- Tu t’es rendue compte que t’avais pas de bras ?

- C’est pour mon frère ! Il est tombé du haut de la falaise, je ne sais pas s’il est vivant…

Elle sent la faiblesse l’emporter, les larmes submergent son regard.

- Appelle-les… s’il te plaît.

Bastien a arrêté de rire.

- Tu sais, à cause de toi mon dossier scolaire est pourrave. C’est la cinquième fois qu’on me change de bahut.

Elle se mord les lèvres jusqu’au sang. Elle n’obtiendra rien de lui, elle perd un temps précieux, elle doit trouver quelqu’un d’autre.

Alors qu’elle fait volte-face, elle entend les touches d’un téléphone.

- Il est où, ton frère ?

Elle se tourne lentement vers lui. Il affiche un air nonchalant, le portable sur l’oreille.

Elle s’écroule dans un sanglot nerveux.

 

~

 

La nuit est tombée, les lumières tournoyantes de l’ambulance éclairent le paysage. Ils ont réussi à le récupérer.

Autour d’eux, les villageois curieux et inquiets fourmillent.

- Alors ? s’écrie Sappho.

- Il a plusieurs fractures et de grosses écorchures, mais à moins qu’une de ses côtes ait perforé ses poumons - ce qui m’a l’air peu probable - son pronostic vital n’est pas engagé.

La jeune fille sent la faiblesse survenir, encore. Elle s’affaisse, mais se rattrape au dernier moment.

- Ça va, mademoiselle ?

- Oui. Vous ne pouvez pas savoir à quel point.

L’urgentiste sourit.

- Si, j’imagine. Vous êtes très courageuse.

Sappho cligne des yeux.

- M… merci…

Elle baisse la tête.

Du coin de l’œil, elle aperçoit Bastien qui s’éloigne. Alors qu’il tourne dans une rue, il est bousculé par un couple affolé.

- Sappho !

Ses parents se précipitent vers elle.

- On vous a cherché partout ! Tu n’as rien ?

- Ludovic…

- Quoi, Ludovic ?

La jeune fille regarde le brancard que les pompiers sont en train de charger dans l’ambulance.

- Mon dieu !

Ses parents s’élancent vers leur fils avec la même peur que Sappho a manifesté plus tôt. Elle les voit discuter avec les pompiers. Elle a soudain l’impression qu’elle s’est trompée. Qu’ils aiment leur enfant.

Elle se remet à pleurer.

 

~

 

 

Sappho balance ses jambes dans le vide, fixant sur le sol l'ombre ondulante qui en découle. Ses parents sont partis chercher trois cafés, elle est seule dans la chambre. Les infirmiers ont dit que Ludovic était en salle de réveil, qu'il ne devrait pas tarder. Mais plus le temps passe, plus elle doute. L'angoisse se hérisse en elle.

La porte s'ouvre et Sappho bondit de sa chaise. Mais au lieu d'un brancard, c'est une jeune femme qui pénètre dans la pièce.

Ses cheveux blonds sont ébouriffés et ses joues rougies par la course. Son regard fait rapidement le tour de la pièce. Sappho se laisse retomber, tremblante. La chambre est double, la jeune femme est probablement ici pour l'autre patient qui se fait opérer.

- Bonjour, lance cette dernière.

- Bonjour, répond Sappho d'un ton morne.

L'inconnue se pince les lèvres, rougit et semble hésiter. Finalement elle s'approche un peu de la jeune fille et demande :

- Vous êtes la sœur de Ludovic ?

Sappho sursaute.

- Qui êtes-vous ?

- Je... je m'appelle Abigail. Vous êtes bien la sœur de Ludovic ?

- Oui.

Un sourire fleurit sur le visage d'Abigail.

- J'en étais sûre, vous avez les mêmes yeux, bleus comme la mer, je les trouve si beaux. Enchantée !

Sappho fronce les sourcils en fixant la main tendue. Elle lève ses moignons sous les yeux de son interlocutrice. Abigail sursaute.

- Oh, pardon ! Je n'avais pas remarqué.

- Mais... qui êtes-vous ?

- Ah... heu... je suis la... petite amie de Ludovic.

- Quoi ?!

Abigail recule.

- Désolée... bredouille-t-elle.

- Ne vous excusez pas. C'est lui qui ne m'a rien dit.

Sappho fixe désormais la jeune femme qui se tient face à elle avec beaucoup plus d'intérêt. Ses cheveux évanescents sont délicatement ondulés, elle est fine et semble légère. Son visage doux est paré d’yeux vert pâle débordants de gentillesse. Un sourire léger se faufile sur les lèvres de la jeune fille.

- Vous pouvez me tutoyer vous savez, dit Abigail en s'asseyant a ses côtés.

- Vous... toi aussi.

Elle a un petite rire.

- Je comprends maintenant.

- Quoi donc ?

- Son obsession pour les prothèses. Tu sais qu'il a présenté un prototype, qu'il a lui-même fabriqué, à un concours, et qu'il a gagné ?

Sappho sent une bouffé d'affection lui gonfler la poitrine, faisant naître sur son visage la lumière d'un sourire encore plus grand.

- Oui, je sais... souffle-t-elle.

Un silence chaleureux les enveloppe et les berce.

- Au fait... comment es-tu au courant de son accident ? s'enquit Sappho.

- C'est mon voisin qui m'a prévenue. Il sait qu'on est en couple et l'a vu être emporté dans l'ambulance.

- Tu habites à Ferras ?

- Oui. On s'est rencontrés en rentrant, un soir. Il avait une guêpe qui lui tournait autour de la tête et je ne comprenais pas pourquoi il ne réagissait pas. Du coup je lui ai dit de faire attention, alors, il m'a dit merci en langage des signes. Comme...

La porte s'ouvre à la volée et deux infirmiers apparaissent, menant un brancard dans la chambre. Abigail et Sappho se lèvent d'un même mouvement.

Ludovic a un bras et une cheville dans le plâtre, plusieurs bandages sont visibles derrière sa tenue d'opération. Ses iris semblent fournirent un effort souverain pour se poser sur les deux personnes qui se précipitent vers lui.

Sappho écoute à peine les quelques mots que l'infirmier lui adresse, elle est pendue au sourire qui a réussi à émerger du visage de son frère.

- Vas-y, parle-lui, lui souffle Abigail. Je vous laisse discuter.

- Merci...

La jeune femme et les infirmiers sortis, ses prunelles reviennent sur son frère dont l'expression s'est assombrie. Il tente de lever les bras pour parler, mais semble encore trop faible et soupire.

- Tu... tente-t-il d'une vois mal assurée.

- Je vais mieux, lâche-t-elle.

Elle plonge son regard sur ses pieds ballants.

- Je... je ne veux pas t'imposer ma... mort. Je ne me jetterai pas à la mer.

Ludovic sourit doucement, les larmes aux yeux.

- Mer... ci... articule-t-il.

- Merci à toi de... d'être venu.

Les larmes se faufilent entre ses cils pour serpenter sur ses joues. Elle les essuie d'un geste fébrile.

- J'ai rencontré Abigail, lance-t-elle.

Ludovic rougit.

- Elle est venue à l'hôpital. Elle est adorable, pourquoi tu ne me l'as pas présentée avant ?

Il détourne le regard, Sappho se rappelle qu'il ne peut pas lui parler.

- Tu m'expliqueras ça plus tard.

Le sourire de son frère est comme un foyer qui la réchauffe. Elle s'approche timidement de cette flamme pour l'enlacer.

- Tu m'as fait peur tu sais, murmure-t-elle.

Sa voix tire sur les aigus, les larmes jaillissent de nouveau. Lorsqu'elle se redresse, un sourire vient naturellement parer son visage.

- J'ai beaucoup réfléchi, je sais ce que je veux faire dans la vie. Enfin, j'ai une idée.

Les yeux de Ludovic s'éclairent et l'encouragent. Elle inspire.

- Je veux...

Ses parents rentrent dans la pièce, chargés de cafés et de sourires. Ils viennent embrasser leur fils dans un brouhaha soulagé.

Sappho recule un peu, elle les fixe.

Ils peuvent être l'ouragan furieux comme la brise douce. Elle ne leur pardonnera jamais, elle le sait. Pourtant elle est contente de les voir.

Elle a gagné quelque chose grâce à eux : la détermination.

La détermination d'aider ceux qui souffrent. La détermination de voler et de faire s'envoler.

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