Victime ou coupable ?

Immédiatement convoquée, la jeune femme arriva essoufflée en salle d'interrogatoire. Elle avait troqué sa robe prune contre un pantalon blanc et un chemisier fuschia mettant en valeur son teint pâle. Sa démarche était assurée mais son visage trahissait une certaine appréhension.

-  Bonjour Madame Lehias, la salua Max. Vous pouvez vous asseoir.

-  Vous avez du nouveau ? demanda-t-elle, un mélange d'espoir et de peur dans la voix, tout en prenant place sur le siège indiqué.

- Si on veut..., répondit Max.

-  Vous ne nous avez pas dit que vous aviez été victime de harcèlement, enchaîna Jo d'un air détaché.

Cette entrée soudaine dans le vif du sujet étonna la soeur de Pierre Lehias.

- Je... Je ne pensais pas que...

- Si. Surtout quand ça concerne aussi l'une des victimes. 

Jo s'asseya à son tour et scruta la jeune femme. Pourquoi n'avait-elle pas dit tout ce qu'elle savait lors de leur première rencontre ? Pourquoi cacher cet élément essentiel ? Avait-elle quelque chose à se reprocher ?

- Dites-nous comment vous avez connu Elysa Lebon et ce qu'il vous est arrivé, l'invita alors Jo d'une voix encourageante.

Ollia Lehias se redressa sur sa chaise, tenta de gommer les plis inexistants de son pantalon de lin et confia :

- Pendant des années, j'ai admiré Elysa, je suivais tout ce qu'elle postait sur Facebook. Elle avait cette façon de mettre en scène ses créations qui me faisait rêver. Grâce à elle, je me suis trouvé une passion pour la mode et les costumes. J'attendais ses publications avec impatience, j'échangeais un peu avec elle sur ses créations, je commentais régulièrement ses photos mais...  

Sa voix grave se brisa dans les aigus puis bascula dans le silence. 

- Un jour j'ai donné mon avis sur une nouvelle tenue et tout a dérapé en quelques jours. Il y a d'abord eu énormément de réponses sous mon commentaire, toutes contre moi. Ensuite, certains s'en sont pris à mon profil perso et...

Ollia Lehias, le regard baissé vers ses mains, ne finit pas sa phrase.

- Vous avez porté plainte ? interrogea Max. 

- Non. J'avais l'impression d'être responsable de tout ce qui m'arrivait : c'est moi qui avait posté ce commentaire...

- Comment avez-vous réagi ensuite ?

- Je ne savais pas quoi faire... Tous les jours, je découvrais des insultes mais je ne comprenais pas pourquoi mon commentaire avait entraîné tout ça. Je répondais à ces personnes en leur disant qu'ils avaient mal interprété mes mots, que je suivais le travail d'Elysa tout comme eux... Mais rien à faire, je continuais à m'en prendre plein. Alors je me suis sentie nulle, ratée, conne... Tout ce qu'on peut imaginer. Je cherchais quelque chose à quoi me raccrocher mais je n'avais pas vraiment d'autre passion, je n'avais pas encore de boulot... J'ai fini par trouver une solution pour mettre fin à tout ça. 

D'une main hésitante, Ollia Lehias montra le tatouage qui ornait le creux de son bras gauche. La rose noire y déployait ses épines et ses pétales, protégeant un secret bien dissimulé. En regardant avec plus d'attention, Jo réalisa que la tige de la fleur recouvrait une cicatrice partant du poignet jusqu'au coude. 

- On venait de perdre nos parents et..., justifia Ollia Lehias sans révéler les derniers mots qu'elle s'apprêtait à prononcer. Mais heureusement Pierre était à la maison ce jour là...

À l'évocation de son frère, la jeune femme baissa la tête avec peine, un sourire triste sur les lèvres pour s'assurer que tout irait bien. Quand elle releva les yeux, ses pupilles se ressérèrent comme pour retenir un sentiment qu'elle ne voulait pas dévoiler aux enquêteurs. Jo interpreta d'abord cela comme de la pudeur ou une crainte de faire ressurgir ses émotions. Il pencha la tête sur le côté pour l'observer avec plus d'attention. Peut-être cachait-elle encore quelque chose ? Peut-être qu'elle choisissait avec soin ce qu'elle leur disait et excelait dans l'art de la dissimulation ? 

- Vous n'avez jamais voulu vous venger de ce qu'Elysa Lebon vous avez fait ? demanda alors Jo, tentant de faire tomber le masque qu'il croyait discerner. 

- Non, je... Elle n'avait rien fait !

Son dernier cri ferme et affirmé confirma à Jo qu'Ollia Lehias n'en voulait en aucun cas à Elysa Lebon, mais il voulu la pousser dans ses retranchements. 

- Rien fait ? C'est pourtant à cause de l'une de ses photos, sur son profil, que vous avez été harcelée ? continua Jo sur un ton dénué de jugement. 

- Oui... Oui c'est bien ça mais... Elle ne maîtrisait pas ses abonnés et à tout fait pour les arrêter !

Jo avait du mal à saisir la personnalité d'Ollia Lehias. Elle se montrait à la fois forte, capable de maîtriser ses émotions et de défendre l'innocence d'Elysa Lebon dans son harcèlement, et soudain, elle semblait fragile, ne finissait plus ses phrases comme si elle allait fondre en larme et se disloquer. La rose noire sur son avant bras lui allait parfaitement : prête à tout affronter à l'aide de ses épines mais ployant sous les coups de vent les plus forts. 

À la gauche de Jo, Max était tout aussi attentif, analysant les moindre faits et gestes d'Ollia Lehias. Il semblait autant dérouté que Jo face à la jeune femme. Qu'en pensait-il ? Trouvait-il, lui aussi, qu'elle interchangeait son côté piquant et sa douceur à volonté ? 

Jo surprit Max en train de se frotter le haut du nez ; son collègue s'apprêtait à tenter quelque chose. 

- Que faisiez-vous avec Elysa Lebon dimanche matin à l'Opéra ? demanda Max de la façon la plus simple possible.

Jo le regarda, surpris par ce choix visant à déstabiliser Ollia Lehias. C'était risqué... Même si c'était une possibilité, quelle preuve avancerait-il si elle lui en demandait une ? Ils risquaient de perdre sa confiance et de ne plus rien obtenir d'elle.

- Qu... Quoi ? répondit Ollia, étonnée. 

Jo, soutenant son collègue qui bluffait, renchérit :

- Écoutez Mademoiselle, ne nous mentez pas. On a trouvé des traces de votre ADN sur le masque que portait Elysa Lebon le jour de sa mort. Comment expliquez-vous ça ?

Ollia Lehias regarda les deux enquêteurs, une lueur de panique apparaissant brièvement au fond de ses yeux. Elle replaça avec empressement une mèche de ses cheveux d'or derrière son oreille et avoua ce qu'elle avait tut jusque là : 

- Après ce qui m'est arrivé, Elysa s'en voulait... Elle se sentait en partie responsable, elle n'avait rien pu faire pour stopper toutes les insultes que je recevais. Après ma tentative de... Après ma tentative, elle s'est rapprochée de moi et voulait m'aider à remonter la pente. On s'est tout de suite bien entendues ! Elle m'a appris la couture, m'a demandé mon avis avant de se créer un compte Insta...

Ses yeux bleus se mirent à pétiller en se remémorant ces moments passés avec Elysa Lebon. Jo reposa sa question :

- Et le masque ?

- Ces derniers mois, je l'aidais à coudre, à dessiner ses nouveaux modèles, à chercher de nouveaux tissus... Ce masque, je l'ai aidée à le faire.

- Donc vous êtes devenues très proches ? conclu Jo. 

- Oui...

- Pourquoi nous le cacher ? demanda Max. 

- J'avais peur qu'après cette histoire de harcèlement, vous me soupconniez.

- Pourquoi ?

- La vengeance ? répondit-elle en plantant ses yeux brillants dans ceux de Jo.

- C'est le cas ?

- Il n'y a aucune raison que je tue l'une des seules personnes à m'avoir aidé !

Elle soutint le regard des enquêteurs quelques instants et finit par se détourner pour cacher les larmes qui menaçaient de s'échappper. Jo perçut une sincérité dans ce qu'elle disait et même plus : Ollia Lehias souffrait de ce qui s'était passé dimanche matin sur le toit de l'Opéra. Elle regrettait la disparition d'Elysa Lebon qui l'avait aidé dans les pires moments. Aucun doute là dessus mais Jo se posait encore des questions. Lors de leur première rencontre, Madame Lehias avait dit avoir croisé Elysa Lebon mais n'avait pas mentionné leur amitié, pourquoi ? 

À bien y repenser, Jo se souvint qu'elle avait répondu à toutes ses questions concernant Elysa Lebon, c'est lui qui n'était pas allé assez loin et était passé à autre chose en fouillant dans les photos de famille. C'est lui qui avait écourté leur visite dès qu'il avait trouvé l'indice désignant Pierre Lehias comme gaucher et non droitier. À détester annoncer la mort des victimes aux proches, Jo avait voulu partir au plus vite. Il avait merdé sur ce coup... Il n'avait même pas posé la plus simple des questions : 

- Comment votre frère et Elysa Lebon se sont rencontrés ? 

- Par hasard à l'Opéra je crois. Elle se prenait en selfie avant un spectacle et comme elle galérait à faire une belle photo, il lui a proposé de la lui faire. 

- Et il savait que vous vous connaissiez avant ?

- Sans doute, oui.

- Il savait que c'était par le biais du profil d'Elysa Lebon que vous aviez été harcelée ?

- Je ne lui ai jamais dit. Mais Elysa lui en avait sans doute parlé.

Ces dernières paroles résonnèrent dans la tête de Jo, il avait une idée, peut-être une nouvelle piste à développer. 

Fautes de preuves plus concluantes, Jo et Max firent signer une déposition à Ollia Lehias et la relachèrent. Après l'avoir remerciée, Max la raccompagna jusqu'à la sortie. De la salle d'interrogatoire au parvis, la jeune femme laissa une douce effluve de lys sur son passage.

Max réapparut après quelques minutes, s'adossa à l'encadrement de la porte et demanda : 

- Alors cet entretien ?

- On a appris plusieurs choses mais je ne sais pas quoi penser d'Ollia Lehias. Elle semble sincère et en même temps, j'ai l'impression qu'elle nous cache encore un truc. 

- Je suis comme toi...  Mais je lui fais confiance sur le fait qu'elle n'a pas tué Elysa Lebon, elle avait l'air sincèrement attaché à elle, confirma Max. Mais du coup, qui les aurait tué ?

Jo, assis sur la table devant laquelle Ollia Lehias se tenait un peu plus tôt, lui exposa alors son idée qui avait eu le temps de germer depuis la fin de l'interrogatoire : 

- Et si personne n'avait volé l'arme de Pierre Lehias ? 

- Il l'aurait gardé ?  Pourquoi ? Il s'est fait renvoyé pour ça !

- C'est peut-être un moyen qu'il a trouvé pour quitter l'armée ? Rappelle-toi, la première fois qu'on l'a vue, Ollia Lehias nous a dit que ce vol était un mal pour un bien : en n'étant plus militaire, il a pu devenir photographe. 

- Bien vu ! Mais il utilise son arme quinze ans après ? Pourquoi ? 

Jo révéla ce qu'il tirait des derniers mots d'Ollia Lehias : 

- C'est peut-être Pierre Lehias qui a organisé l'assassinat d'Elysa Lebon ! Il apprend que c'est à cause d'elle que sa soeur a fait une tentative de suicide et décide de la faire payer.

- Ça se tient ! Mais t'oublies la présence de cette fameuse troisième personne, rappela Max.

- Pierre Lehias commande le meurtre à quelqu'un mais ça tourne mal et se fait aussi tuer ?

- Pas con ! Mais reste à savoir qui...

- C'est ce que j'étais en train de me demander... 

- Bon, récapitulons, dit Max, excité par ces reflexions. Dans la famille des suspects, nous avons : Samuel Hammon.

- Il habite à 700 km et, à moins qu'il ai veillé à ne laisser aucune trace, je n'ai rien trouvé indiquant qu'il aurait fait l'aller/retour. Et puis il tenait à Elysa Lebon. Même si Pierre Lehias l'avait payé, il n'aurait pas accepté.

- Louise Sardan, la directrice de l'Opéra ?

- Hmmm, j'y crois pas trop... Elle a un alibi : elle était en déplacement ce soir là et des témoins confirment. Et qu'avait-elle a gagné en faisant ça ?

- Arthur Zyka ou le fantôme ?

- C'est ce qui a de plus probable mais sans preuves... Attends, on oublie un truc ! se rappela Jo. La personne qui a tiré sur Pierre Lehias était légèrement plus petite que lui ! Louise Sardan fait la même taille, Samuel Hammon est bien plus grand ! Donc il nous reste...

- Arthur Zyka fait à peu près la même taille aussi mais le fantôme est plus petit... Ils étaient tous les deux à l'Opéra le matin du meurtre et Zyka a reçu un chèque de la main de Pierre Lehias... 

- Il y aurait deux complices ? Un qui perçoit l'argent et l'autre qui tue ? Ça brouillerait les pistes... On les interroge demain ! On verra ce qu'ils ont à nous dire !