Verset X - Grabuge

Ces Entités étaient trop pures, leur essence était divine ; elles ne pouvaient s’incarner. Les limbes seraient leur foyer, d’où elles observeraient la vie par des trous percés dans le manteau de l’Univers.

 

(Le Grand Livre de l’Obscurie, annoté par l’archidiacre Jérimadeth Ie,

IVe Âge de la Création)

 

 

Du fond de l’enseigne détonne un plasma crépitant. Cris de douleur, bruits de chute. Cédalion se crispe, désarmé.

« Les Rebelles ! hurle un comparse. Les Rebelles sont là !

— Jetez vos armes et vous vivrez ! lance une voix déterminée.

— Plutôt crev… »

Nouveaux tirs, bruit d’étranglement dans la boutique enténébrée. Le clair d’étoiles montre la femme en train de se tourner vers son comparse.

« Graines de crotillon, les Néphélins sont là ! Shavo, qu’est-ce qu’on fait ? »

À tâtons, l’homme active l’Oblitorion confisqué au commandant.

« Eshana, ne… »

Tout se passe en une seconde à peine : Cédalion plonge sur le bras du dénommé Shavo ; Eshana tire une salve réflexe dans la direction des deux hommes ; un rayon atteint le commandant aux côtes, un autre plie en deux le renégat masqué, qui lâche le pistolet… dans la main de son ennemi !

Cédalion serre les dents et lève son arme sur la Novarienne ébahie. Un soleil bleu explose dans le noir, suivi d’un glapissement qui s’éteint. En un coup d’œil, le commandant évalue la situation : Shavo gît, mais il n’y a plus trace de l’Angelot. Il ne lui en faut pas davantage pour fuir par la porte restée béante…

… et tomber sur un Novarien et une Rhakyte armés qui s’apprêtaient à entrer. Le premier porte un Devarïm, la seconde une mitrailleuse lourde ainsi qu’une ceinture de munitions en bandoulière. En un éclair, le regard de Cédalion capte l’essentiel : une quadrabranche altérée, chaussée d’une sphère et couronnée de la dragée à l’œil, brodée sur un uniforme bleu nuit. La Rébellion Néphéline, ici ?

Surpris, les Rebelles ne réagissent pas : le commandant étouffe le Novarien d’un coup de pied dans le buste et aveugle la Rhakyte d’un tir au jugé. Une distraction suffisante pour prendre la tangente et remonter les ruelles à toute vitesse. La distance atténue les échanges de tirs, les déflagrations et les cris d’agonie : les Rebelles continuent leur descente.

Cédalion s’effondre à genoux quelques embranchements plus loin, hors d’haleine. Sa poitrine le brûle, sa blessure le lance. Il a très chaud, soudain ; c’est le moment pour se débarrasser du manteau miteux, du voile et de la capuche qui l’encombrent. Heureusement, il ne semble pas avoir été poursuivi…

« Le quartier nord ne vous sied guère, à ce que je vois. »

Son cœur éclate : surprise, douleur, épuisement, tout y passe. Il doit bien s’écouler quelques secondes avant que l’Agent daigne émerger des ombres, un feu follet de lumière noire crevant les volutes qui l’environnent. Est-ce un vrai brouillard, ou la fièvre ?

« J’imagine que ce vendeur d’armes n’a pas été très accueillant », assène la silhouette avec ironie.

Cédalion crispe ses doigts, piqué au vif :

« Nous avons eu des invités agités.

— À voir votre blessure, c’est une piste qui se referme. J’espère que vous avez eu le soin de faire comprendre à vos assaillants que l’on n’attaque pas l’Obscurie impunément.

— Ils mordent la poussière, répond Cédalion, désireux de ne pas perdre la face. Êtes-vous pour quelque chose dans cette “attaque” ? »

Pas de réponse.

« Je suppose que, de votre côté, la mission a rencontré un franc succès ? »

Imperturbable, l’Agent laisse planer le silence l’espace d’un instant – un silence bien plus lourd que les détonations dans la boutique de l’Angelot. Puis, sans crier gare, il fait volte-face et disparaît entre deux maisons.

« Eh, jette le commandant, vous allez où ? »

Il souffle, se lève avec difficulté, paume pressée sur son flanc meurtri, et emprunte l’itinéraire du masque noir. Il ne tarde pas à retrouver sa silhouette penchée sur une masse étendue au sol. En approchant, Cédalion constate qu’il s’agit d’un sbire d’Arkon, comme les gardiens du portique qu’il a défaits tantôt. L’individu, à peine conscient, a eu la main droite sectionnée nette, et son corps est zébré de coupures profondes qui le couvrent d’un sang violâtre. Il n’en a plus pour longtemps…

« C’est vous qui lui avez fait ça ? » demande Cédalion, un œil sur l’épée au flanc de l’Agent.

Celui-ci lance un signe de tête vers la droite. Le commandant suit la direction du regard, plisse les yeux… Un autre corps, cette fois bien mort. Celui d’un Rhakyt !

« Seigneur-guide…

— Laissez le Messager sur son trône, Il n’a pas à intervenir pour nous, coupe l’Agent d’une voix sèche.

— Vous avez vaincu un Rhakyt en combat singulier ?

— Cette créature était plus agressive que loquace. En revanche, ce mécréant-ci a hâte de confesser ses péchés. »

L’Agent soulève le truand blessé d’une seule main. Tiré de son lit de poussière, celui-ci émerge lentement. Ses yeux s’écarquillent alors qu’il prend la mesure de sa situation. De ses narines, un filet d’hémoglobine perle sur le gant qui lui enserre la gorge.

« Réveille-toi, toi qui dors, entonne l’Agent, relève-toi d’entre les morts.

— Pitié, chougne faiblement le bougre, pas encore…

— Es-tu prêt à te prosterner aux pieds du Messager ?

— Oui, oui, tout ce que vous voulez, mais par pitié ne me faites pas…

— Ta misérable carcasse n’est pas l’objet de notre venue, susurre le masque noir. Nous cherchons le pilleur de tombes, le tireur de Lorne-V. Nous aideras-tu ?

— Oui, oui, avec plaisir, geint le Novarien, un œil coulant sur la dépouille du Rhakyt. Karam aurait pas dû vous provoquer, pardon… »

L’Agent tire de sa cape une affiche cornée qu’il déplie sous le nez du captif. Elle dévoile le dessin d’une figure bougonne, marquée par la bagarre, la crinière ébouriffée et les yeux lanceurs de défi. En dessous, son nom :

 

“Abriel de Ravh[1]”

[1] Le renseignement du nom est exceptionnel et tient au fait qu’Abriel aime s’afficher par ce sobriquet : d’ordinaire le sceau obscurien efface la famille ou le clan. Sur l’affiche, pas de matricule non plus : l’Obscurie n’aime pas les déserteurs et déteste l’idée que l’on soit au courant de leur existence. Pourtant, l’ordination est censée être l’étape de la révélation, où l’on convainc les âmes de la noblesse dont s’empreint leur dévouement pour le Messager. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?

 

« Eh, j’le connais ! Je sais comment trouver le conna… le gars qu’vous cherchez : il m’a collé une patate tout à l’heure ! »

Son interrogateur le repose au sol. Si l’Agent n’entrave plus le prisonnier, Cédalion dégaine son Oblitorion afin de dissuader toute tentative de fuite… et aussi pour se rassurer : il est plus méfiant que jamais à l’égard de son “allié”, dont ni la forme ni la voix ne laissent transparaître son origine ou la force qui l’habite[2].

[2] Sa combinaison doit lui fournir la force impressionnante dont il fait preuve. Des servomoteurs, peut-être ?

Sans parler de sa façon d’agir, sournoise au possible. Rien ne vaut l’affrontement de face, l’arme au poing ! se répète-t-il.

En tout cas, le sbire d’Arkon semble convaincu de la menace qui pèse sur sa carcasse. Le moignon enveloppé dans un pan de sa veste, il mène l’Agent et Cédalion d’une démarche fragile. Ils atteignent vite une avenue large – presque un boulevard pour ce trou.

« C’t’un endroit important dans l’coin, c’est là qu’se trouve le Bouchon des Trépassés.

— Qu’est-ce donc ? crache Cédalion plus qu’il ne demande.

— Un débit de boisson, intervient l’Agent. Quoi de mieux pour noyer la parole du Messager que la lie de la macération ? Le mastroquet sera toujours le refuge de l’impie, commandant Cédalion, toujours.

— Euh… ouais, grogne le prisonnier, pâlissant à vue d’œil. En tout cas c’est bientôt la fin de son service. Vous… vous me ferez soigner après ça, hein ? »

Cédalion ravale son dégoût et observe la bâtisse qu’ils approchent, au bout de la rue. Deux niveaux, de nombreuses fenêtres aux volets fermés, une citerne de recyclage des eaux usées, et une palissade à l’arrière renfermant sans doute un jardin clandestin. Le tout présente un aspect moins délabré que le reste du coin.

L’enseigne du bar, un profil de squelette buvant dans un crâne renversé, oscille au bout de ses chaînes : c’est le seul bruit aux alentours. Le Bouchon des Trépassés, contrairement à l’idée que Cédalion s’en faisait, n’abrite aucun son. En réalité, les lumières troubles crachées par ses fenêtres s’éteignent les unes après les autres.

Les trois observateurs se glissent dans l’ombre d’une venelle adjacente.

« Préparez-vous, commandant Cédalion, ordonne l’Agent d’une voix neutre. Il nous faut une prise vivante… (il capte le regard de l’officier) et en bon état.

— “La fin de son service”, disiez-vous ? demande le commandant au prisonnier. De qui ? »

Lorsqu’une seule et faible lueur filtre du bar, sa porte s’ouvre. En sort une jeune Novarienne à la crinière noire marbrant ses épaules. Elle clôt l’huis après avoir glissé un “bonsoir Béor, à demain”, puis s’en détourne. Elle avance sans prêter attention à ce qui l’entoure, ses yeux baissés sur le contenu de ses mains fines – peut-être son pourboire ? Un reflet stellaire dévale l’arête de son nez tandis qu’elle remonte l’avenue.

Cédalion sent son cœur s’alléger : l’aura claire de cette jeune femme repousse l’agressivité suitant des ruelles de Lengel. Mais son répit se brise aussitôt, alors que le brigand d’Arkon pointe un doigt vacillant. Son souffle achève de briser le seul fragment pur du quartier nord :

« Elle. »

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