Verset IV - Où je finis rond comme une queue de pelle

Alors Néant se dota d’une bouche, afin qu’en sorte le Verbe. “Éveille-toi, Lumière, ordonna-t-il, et sois ma source de la vie !”

 

(Le Grand Livre de l’Obscurie, annoté par l’archidiacre Jérimadeth Ie,

IVe Âge de la Création)

 

 

Saren plonge une main dans son long manteau. Je me prépare à fuir, mais point de pistolet cette fois : il sort un pli de sa poche et l’ouvre sur la table. C’est une très vieille carte, un parchemin en peau de thoriné avec de l’encre de Ganipote : le truc inestimable[1] !

[1] Le thoriné est le petit de la thorée, un ruminant domestique tout à fait ennuyeux. Les thorées produisent du lait en grande quantité. À ce qu’il paraît, la viande de thoriné est tendre à souhait, mais seuls les Keroubs se partagent le privilège de la manger. On utilise également leur peau pour produire les meilleurs parchemins.

Quant aux Ganipotes, ce sont des créatures douées d’intelligence vivant dans le Croc du Serpent, l’amas d’astéroïdes du système Ocrit. Ils font froid dans le dos, mais la provenance de l’encre laisse présager du pire : le spécimen dont a été tiré ce fluide a dû expérimenter la pire des souffrances jusqu’à sa mort…

« Il y a plus de douze millecycles, explique le gredin, la fin de la guerre de Nephel a fait rage sur le Secteur 7.22. Les Planhigyns se savaient vaincus, mais ils ont lancé leurs ultimes forces dans un baroud d’honneur. Depuis, il n’y a que ruines et déserts sur cette terre-plaque.

— Quel est le rapport avec ma mission ?

— Tu as entendu parler du destin des léviathans ?

— Bien sûr. Ce sont les six croiseurs de combats assemblés durant l’édification d’Ocrit.

— Lors de la Guerre de Nephel, ils ont défendu l’étoile-sanctuaire contre les Planhigyns et les Ganipotes. L’un d’eux fut détruit en orbite. Un autre, Nahash, a été abattu dans le ciel ocritien.

— Et les quatre autres sillonnent son atmosphère, je sais, m’agacé-je. Pour nous protéger des menaces qui planeraient contre le Messager, soi-disant. Bon, qu’est-ce que vous voulez ? »

Saren lève les yeux au ciel :

« Pour un chasseur de trésors aussi talentueux que toi, je m’attendais à un peu plus de curiosité.

— Je fais ça pour le blé. Ou plutôt, pour survivre, vue la gratitude d’Arkon.

— Ce qu’Arkon veut, justement, c’est que tu récupères le Joyau de Pénitence dans l’épave de Nahash.

— C’est quoi, ça ? »

Saren me tend une tablette électronique :

« Tout ce que tu as à savoir se trouve là-dedans. »

J’empoche le terminal – guère plus qu’une base de données portable et rudimentaire.

« Et après, je serai libre ?

— Non. C’est une mission facile. Après celle-ci, une dernière t’attendra.

— Vous faites vraiment chier. »

Ma dernière phrase fait office de salut, car le Rhakyt me fout dehors sans ménagement. En clair, je me retrouve la tête dans la poussière de l’allée, le cul dressé au ciel noir. Journée pourrie.

« On dirait que t’as encore du boulot, soupire Gaeth.

— Heureusement que j’ai planqué le coffret. »

Je me ramasse tant bien que mal et m’époussette. Un pic de douleur réveille ma brûlure à l’épaule. Je suis trop las pour y jeter un œil, j’y passerai du baume de margyren une fois rentré.

« Je n’aime pas ça, se plaint la Vigie. Arkon risque de finir par comprendre que tu ne cherches pas que pour lui.

— D’ailleurs, j’aimerais en savoir plus, moi aussi.

— Pas maintenant, ce n’est pas le genre de choses à ébruiter. »

Un accès de colère :

« Toi aussi, tu me prends pour un abruti ? J’ai un entraînement militaire de résistance à la torture, je te ferais dire !

— Qui n’est rien face aux confidences que tu susurres à chaque Novarienne qui daigne poser les yeux sur toi. »

Je désactive mon oreillette d’un geste rageur, manquant de me cogner la tempe.

J’y peux rien si j’ai pas de charme…

Le froid s’abat sur les rues de Lengel, autour des quelques lampadaires vert-de-gris encore fonctionnels. Raison de plus pour me hâter. Les maisons endormies défilent et je me retrouve vite devant mon point de chute : une large bâtisse à étage qui porte le nom de Bouchon des Trépassés. À mes yeux, c’est une enseigne tout à fait respectable. L’une des rares du coin à ne pas sombrer dans la crasse, où les carins ne se montrent pas, où la boisson s’avale sans grimace et où la pitance est correcte.

Encore une fois, des mastards à la gueule mauvaise encadrent l’entrée. Quand je pénètre dans l’établissement, ils me scannent des deux billes vides qui leur servent d’yeux. C’est ça, l’inconvénient : le quartier nord est sous la coupe d’Arkon. Presque tout ce qui a deux bras et deux jambes bosse pour lui ou s’écrase, tandis qu’il accroît sa richesse sur le dos de Lengel tout entière. Et si l’Obscurie laisse faire, c’est qu’il rétribue grassement les dirigeants locaux. Paraîtrait même que le vicaire Neptis touche sa part en silence, depuis le château de Béthanie.

Heureusement, le tenancier du Bouchon des Trépassés a pour politique de toujours rester neutre. C’est un tour de force ici-bas, mais lui, Béor, le “Rhakyt rebelle”, peut se le permettre. Vivante statue de soufre taillée d’un bloc dans ce que la nature fait de plus brut, sa haute silhouette domine la salle enfumée. De derrière son bar, il scrute la moindre bavure éthylique de ses pupilles livides.

Dès le seuil franchi, des notes rapides et guillerettes me parviennent. Un groupe de troubadours joue au fond du bar, sur une scène à peine surélevée : les musiciens se déhanchent au rythme des mélodies crachées par des instruments fatigués. La clientèle hoche la tête ou hausse la voix pour se faire comprendre. Et moi qui voulais un peu de calme…

Je contourne quelques tables de jeu, principalement dédiées à la thorée-cordière, pour m’accouder au bar. Le meuble est à l’image de l’établissement : terre cuite, pierre et métal, et seulement le fragile bois de cactus[2].

[2] Vous avez vu le climat, sur Ocrit ? C’est beaucoup trop sec pour faire pousser des trucs en abondance. Par contre, en minerais on gère.

De l’autre côté il n’y a que le patron, en train d’essuyer un bock vide. Béor, comme à son habitude, n’est ni surpris ni ravi de me voir :

« Abriel. On est dans quel état l’halo-ci ? Le déprimé en quête d’amertume ? L’agité en manque de relaxant ?[3]

[3] “L’halo-ci” est la manière dont nous qualifions le halo présent. Quoi, vous faites comment vous ?

— Sers-moi un sang de dragon.

— Le petit remontant, alors. J’espère que ça te donnera assez de tonus pour rentrer chez toi tout seul.

— Ça va… »

Il dépose le verre sous mon pif, empesé d’un liquide épais et granuleux, rouge vif, piqueté de quelques épices jaune-orange. J’en avale une gorgée sans attendre, elle m’enflamme le palais et laboure ma trachée. La chaleur monte jusqu’en haut de mon crâne. Ça fait du bien !

J’enquille rapidement ce premier verre, puis je demande le petit frère. Le sang de dragon est explosif, mais il faut croire que j’ai besoin de ça. Un troisième suit rapidement. Ma tête commence à tourner. Je m’abîme dans un tourbillon d’oubli, où la criaillerie des pochtrons et des mélodies des crincrins se mêlent pour combler mes oreilles de ouate. Mes yeux ne sont pas au mieux, j’ai l’impression que les naseaux d’un Draconen me soufflent leurs braises[4].

[4] Donc, si vous ne l’avez pas encore compris : les Dracènes sont les mères des Hydres, de gros lézards télépathes. Elles sont grabataires et capricieuses, mais avec elles, au moins, on peut discuter. Les Draconens sont leurs mâles… et si vous en croisez un, vous ne causez pas : vous courez.

Au bout d’un moment, des éclats de voix percent mon doux chaos. J’égare mes mirettes embuées vers le fond de la salle. Deux poivrots “dansant” – mimer l’épilepsie serait plus juste – veulent entraîner une femme avec eux. Elle résiste, je ne la vois que de dos. Je reste bêtement là, à regarder, comme la majorité de la clientèle, en fait… À la surprise générale, c’est son poing qui part : l’un des soulards se prend une dérouillée solide et s’effondre dans les vivats. D’un geste vif, la Novarienne se tourne vers le second bonhomme, lequel décampe sans faire le fier. C’est lui… Le petit comparse de Saren !

Mes phalanges me démangent tandis que j’essaye de retrouver mon héroïne du jour. J’ai à peine le temps de capter sa crinière ivoire qu’elle disparaît par une des portes du fond. Je me tourne vers Béor : il a suivi la scène sans sourciller.

« Bah dis donc, elle en a dans le ventre. Une nouvelle de chez toi ?

— Je te prierai de garder tes pattes loin des filles qui viennent ici, Abriel. Tes quinquets aussi, d’ailleurs. »

Je l’oublie toujours, mais le Rhakyt ne m’apprécie pas. C’est con parce que moi, les gars honnêtes comme lui, ça me rassure. M’enfin, ça ne m’empêche pas de commander un nouveau sang de dragon. Il saisit le verre pour me servir quand des beuglements éclatent à nouveau du fond de la salle : le danseur éconduit se relève et veut en découdre. Béor jure et sort de derrière le bar : avec sa stature, il est naturellement préposé à la fonction de videur.

Ça va cogner sec !

En effet, le lascard se fait jeter par la porte sans même avoir pu poser les pieds au sol. Heureusement que Béor a daigné l’ouvrir avant – la porte, je veux dire.

Je ricane, puis me masse les tempes. Dans mon brouillard montent une série de tintements, ceux d’un verre manipulé derrière le meuble. Ma vue s’élargit pour inclure au tableau deux menottes graciles avec des poignets fins. Des mains de femme – la peau est légèrement plus colorée que celle des hommes…

Merdelle.

« Salut, Abriel.

— Euh… Ruth. Ça fait longtemps que t’es là ?

— J’ai pris mon service il y a déjà un degré, oui. »

Elle prépare mon sang de dragon avec une série de gestes vifs, sans me quitter des yeux. Trouve quelque chose à dire…

« Ça va ?

— Très bien. »

Ruth claque le verre sur le bar. Une larme rouge en dégouline lentement jusqu’à sucer la surface du meuble en cercle parfait. La jeune femme me fixe sans sourciller : elle attend que je paye.

« Tu as pu trouver ce que tu cherchais ?

— De quoi ? balbutié-je.

— Dans tes grottes, les catacombes que tu devais visiter.

— Ah, oui. »

Je farfouille dans mon sac, pendant qu’elle vide le sien :

« Parfait. Si tu veux savoir, mon réveil a été particulièrement déplaisant.

— Ah bon ?

— J’ai eu droit à une visite de carins, et à un mal de tête épouvantable après tout ce que tu m’as fait boire.

— Je sais, je n’entretiens pas vraiment mon chez-moi, déso…

— Tu sais ce qui est le pire, dans tout ça ? »

J’avale difficilement. Où sont ces foutues pièces ?

« C’est la honte, Abriel. Je comprends pourquoi tu n’as pas de miroir, finalement. »

Enfin, ce que je cherchais se révèle dans la doublure de ma veste ; je dépose le tout sans réfléchir dans la main de Ruth. Elle frissonne à mon contact, affiche une moue dégoutée, mais ses yeux s’agrandissent et ses lèvres se décrispent – juste de quoi devenir un peu moins blanches.

« C’est quoi, ça ?

— Des pièces trouvées dans mes fameuses catacombes, annoncé-je fièrement.

— Pourquoi tu me donnes ça ?

— Je te les donne parce que tu le mérites, Ruth. Toi t’es gentille, t’es douce et tu écoutes les gens. T’es trop bien pour des crevards dans mon genre.

— Tu as trop bu, Abriel. Ne compte pas sur moi pour te ramener cette fois. »

Je me passe une main sur mon front, en sueur. Puis souris :

« C’était pas l’idée. C’est pas le genre d’astuce qui marche deux fois de suite. »

D’une gifle, elle abat ma légèreté – c’est le bruit qui claque, tant la douleur s’évapore vite. La colère azure son visage, le sang qui l’échauffe accumulant ses gouttes cobalt sous le clair de sa peau[5].

[5] C’est une réaction assez jolie à voir sur les Novarii, tant chez les femmes que chez les hommes. L’indigo qui marque le manque d’oxygène chez les gradés obscuriens, en revanche, reste sinistre au possible.

C’est le moment d’arrêter les conneries :

« Écoute, si tu ne les veux pas pour toi, utilise-les pour ce qui compte. Tes orphelins, par exemple.

— Mes orphelins ?

— À moi aussi, il m’arrive d’écouter. Je sais que tu aides des orphelins pour qu’ils ne tombent ni sous le joug d’Arkon, ni sous la coupe de l’Obscurie. Ils sont logés ici, non ? »

Les mirettes de Ruth se mettent à palpiter comme les flaques d’une eau trop claire. C’est l’aveu de sa naïveté, la clarté de son âme trop bonne mise à nue par la confiance qu’elle donne au premier connard venu… Ou au dernier : moi.

La pauvrette ne sait plus quoi dire. Je paye mes verres avec mes fonds de poches – j’ai encore claqué douze picailles ce soir – puis m’esquive sans mot dire. Le froid me cueille comme une morsure de groc.

Mais pas le silence, curieusement.

Je pensais être seul sous l’éclairage jaunâtre, mais deux sons stridents m’agressent les esgourdes. Les cris nasillards d’un Novarien éméché, et les pleurs d’un gamin à terre. Moi qui pensais avoir eu mon content d’animation pour la journée…

Plusieurs mètres devant moi, l’homme est penché sur le morveux et s’égosille :

« Qu’est-ce que t’as, le mioche ? Tu sais pas que tout ici appartient à Arkon ? T’as sûrement un truc à lui donner, toi !

— Je… je suis pas un gamin…

— Ta gueule ! »

C’est encore lui, le connard de copain de Saren, celui qui m’a frappé aux côtes devant le portail nord. Toujours en quête de défouloir, visiblement. Sa voix suinte la frustration et l’alcool, c’est limite si j’en perçois les effluves alors que je m’approche dans son dos. Je lui tapote l’épaule :

« Eh. »

D’une droite, je l’envoie au tapis. Le bougre s’effondre les bras en croix. Le jeune sort la tête de ses mains, ses pupilles tentent de percer le rideau de larmes. Ceci fait, elles s’écarquillent[6].

[6] D’ailleurs, il fait un peu grand pour un gamin. Pré-ado peut-être, vu la manièr dont sa crinière dégouline sur son visage ?

« Ça va, gam… »

Mes poumons expulsent un “iiiin” douloureux alors qu’un étau de pierre me soulève. C’est en voyant mes bottes battre l’air, manquant de peu la tête du petit recroquevillé, que je comprends avoir quitté le sol. Une paire de bras rhakyts me ceinture et me broie la poitrine. Et ce n’est pas Béor…

« Cette fois, tu vas payer, articule lentement mon agresseur.

— Ça suffit ! »

Là, c’était Béor. Je sens mes yeux gonfler, mais j’arrive à les jeter près du bar. Son tenancier, pilier de pierre dans la lumière de la porte, braque un Devarïm sur nous. Devant notre silence immobile, il poursuit :

« Karam, tu lâches ce type, tu ramasses ton copain et tu te casses. »

Le Rhakyt me jette au sol. Alors que je mords la poussière à cause de lui – encore – il hisse son pote assommé sur son épaule et lance :

« Béor le chétif, toujours à faire le malin derrière ton arme. Ta vue me retourne l’estomac, paria ! »

S’il est vrai que le tenancier est plutôt fin pour un membre de son espèce, “chétif” n’est pas le mot qui me viendrait à l’esprit. À y réfléchir, il doit être le seul Rhakyt à savoir utiliser ses doigts plus que ses muscles, à construire des phrases complexes sans donner l’impression de forcer comme on expulse dans les commodités.

Ruth sort du bar. Elle se faufile derrière les Rhakyts et court jusqu’au gamin pour le prendre dans ses bras. Karam la couve d’un regard mauvais.

« Dégage ou tu n’auras plus jamais l’occasion d’utiliser ton estomac », menace Béor.

Karam crache un concentré de sel qui échoue entre la serveuse et moi, et disparaît dans la nuit, le Novarien ballotant sur son dos. J’ai la satisfaction de voir un mince filet s’écouler des lèvres du dormeur. Sang ou bave, qu’importe, c’est ma marque. J’inspire un grand coup, me relève en grimaçant.

« Moi ça va, merci. »

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Emmy Plume
Posté le 04/03/2022
Voilà qui confirme ce que tu me disais, pour l'instant, Abriel est un sacré galérien ! J'ai de la peine pour Ruth, elle a l'air d'une bonne âme dans ce trou perdu rempli de ruffians, ça doit être compliqué à vivre (quoi qu'elle semble avoir trouvé le seul patron digne de confiance du quartier).
En tout cas, même bourré, notre cher Abriel montre qu'il a quand même un bon fond (même s'il y avait aussi de la rancune perso dans son coup de poing), et c'est rassurant pour la suite.
J'espère qu'il finira par rassembler une petite de bras cassés pour l'accompagner dans ses aventures (la blonde promet en tout cas ;)
Bonne continuation et à bientôt ! =^v^=

Emmy
Julien Willig
Posté le 06/03/2022
Alors, hm... désolé pour la brièveté de ma réponse, mais : je te trouve tout à fait clairvoyante !
Voilà, c'est difficile d'approfondir sans spoiler, mais je trouve que tu vois très bien les choses, donc bravo, et merci :)

À bientôt ! ;)
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