Verset I - Avant ça

Notes de l’auteur : Ce livre a été écrit avec des notes de bas de page, mais cette fonction n'est pas disponible ici. Afin de ne pas vous contraindre à descendre lire la note puis remonter, je la signale [entre crochets] et l'affiche en italique, alignée à droite.
J'espère que l'expérience ne sera pas trop dérangeante. Je vous souhaite une bonne lecture :)

Avant, il n’y avait rien : ni espace, ni temps. Soudain, Néant prit conscience de son existence. Ce fut le premier instant de vie, fulgurant, immédiat. Le temps originel, la naissance du Premier Âge de la Création.

 

(Le Grand Livre de l’Obscurie, annoté par l’archidiacre Jérimadeth Ie,

IVe Âge de la Création)

 

 

Ocrit, Secteur 5.4. Trois renaissances, sept halos et dix-neuf degrés plus tôt [1].

[1] Les halos sont des “jours” à la surface d’Ocrit, quand la lumière jaillit d’entre les terres-plaques. Ils sont divisés en trente-six unités de temps, appelées degrés. Les renaissances sont un groupement administratif de six halos, et il faut soixante-six renaissances pour boucler un cycle. Simple, non ?

 

J’aurais aimé dire que j’étais plus tranquille à l’époque. Mais…

« Alors, tu trouves ? »

La voix saturée de Gaeth explose ma solitude. Malgré l’habitude, mon cœur ne s’est toujours pas fait à ses interventions.

« C’est pas si simple, grogné-je en réponse.

— T’étais plus sûr de toi quand tu fanfaronnais devant Ruth.

— Tu veux ma place, peut-être ? »

La communication s’interrompt dans un crépitement. Pas de réponse ? Sans blague.

J’écarte Gaeth de mes pensées – même s’il reste tapi non loin, toujours quelque part à portée de radio – et tapote ma lampe-main. Elle clignote un peu avant de reprendre du poil de la bête. Je resserre alors le bracelet qui la maintient à mon poignet, et ajuste les différentes lanières pour mieux répartir le poids de la batterie au gaz. Prudence, c’est assez instable, ces machins-là. Je redresse le faisceau…

… et me retrouve nez à nez avec un crâne.

Il m’a fait peur, le con !

Une putain de grimace édentée. Des deux côtés, ses voisins rivalisent de sourires tordus : c’est toute une rangée desséchée qui me fait face de ses orbites vides. Mais rien de ce que je cherche. Autour de moi, il n’y a que des ossuaires, où s’entassent des ombres aussi blanches que muettes.

Je balaye le tunnel de ma lumière. Cette lampe-main est un bel objet, bien pratique. Malgré sa lourdeur, on peut la fixer sur son bras et s’éclairer tout en utilisant ses mains, pattes, ou autres appendices : le genre d’outil idéal pour travailler dans les galeries. Il est même possible de l’incliner grâce à un axe de rotation parallèle au bracelet. Les rayons jouent avec les gouttes pleurées par la terre – plic-ploc sur les stalagmites – et dans le ru à mes pieds. Le reflet de l’eau danse sur les parois sombres. Joli.

En réalité, ce boyau me charme bien plus que les temples monolithiques en surface, aussi durs que démesurés, ou que les souterrains fortifiés, froids comme la mort. Ici, on n’a pas cherché à en mettre plein la vue : les défunts se contentent de pioncer dans leur niche de pierre. Ce n’est qu’un lieu de repos… Le dernier, normalement.

À moins que l’Obscurie parvienne réellement au bordel qu’elle planifie ? Même la mort ne leur suffit pas, à ces abrutis.

Je sens quelque chose sur mon pied. Un piège ? Je me fige, je regarde… Un carin. Le petit rongeur s’agrippe aux lacets de ma chaussure, s’attaque au cuir.

« T’es vraiment moche, sale bête ! »

Je détends ma jambe dans une éclaboussure. Le nuisible part en vol plané jusqu’au fond d’un ossuaire, dans un concert de craquements et un nuage de poussière.

« Désolé, mesdames et messieurs, j’espère que vous vous accommoderez mieux que moi de cet importun. »

Je les salue. Je respecte tous les Novarii, et la mort n’y change rien. Ç’aurait été des carcasses kérubines, par contre, je leur aurais craché à la gueule ! Enfin, je reprends ma marche. Mes bottes lâchent une succion poisseuse à chaque fois que je les arrache à la mélasse de calcaire. Seul ici-bas, j’ai le sentiment d’arpenter un monde encore vierge ; les squelettes que je croise sont les ultimes rappels à la réalité.

Je scrute la suite du souterrain. Au bout de quelques mètres, j’atteins une paroi lisse avec un motif gravé dessus. Sa réalisation est rudimentaire et l’érosion en a mangé les détails, mais je saisis quand même ses traits. Une étoile à quatre branches, couronnée d’une dragée vide. Un cercle entoure la première et traverse la seconde. On appelle ça une quadrabranche ; on voit partout celle d’Ocrit à la surface, mais celle-ci représente Taraben, l’étoile la plus proche de notre système.

On se rapproche du but. Je porte la main à mon oreillette, après un petit reniflement :

« Au fait, c’est qui Ruth ?

— La serveuse du Bouchon des Trépassés, espèce de semelle de Keroub, elle te l’a dit plusieurs fois.

— C’est pas son nom qui m’intéressait. »

Celui qui se fait appeler “la Vigie” n’a pas l’air de vouloir apprécier mes exploits :

« Tu n’as rien de plus intéressant à me dire que tes histoires de…

— Ça va, ça va. Ça fait au moins deux degrés que j’arpente ces catacombes où tu m’as envoyé, j’ai bien le droit de me changer les idées ! Je voulais juste te dire que j’ai trouvé l’image de Taraben.

— Enfin, une bonne nouvelle !

— Manque plus que la jumelle, et j’ai bon. »

Ma trouvaille ravive ma motivation : sous la gravure se trouve un petit autel. Si le voile qui le recouvrait a presque entièrement disparu, rongé par la moisissure, le mobilier est toujours là. Deux bougies fondues encadrent un calice et une petite coupelle avec quelques pièces à l’intérieur. Le tout en or, évidemment. Ouvragés avec soin, même les bougeoirs sont bons à prendre. Je débarrasse le tout de l’excédent de cire et je range ce trésor dans ma sacoche.

Ce n’est pas de l’art novarii. Ils ont dû piquer ça aux Gargoules.

Une bonne raison pour arborer ce sourire satisfait que je sens poindre. Mon hypothèse se confirme quand je distingue la quadrabranche d’Ocrit sur le socle des portes-bougie : un cercle orné d’un point central habite l’étoile, et en bas de la figure une petite sphère se trouve sur le passage du grand anneau. Je frotte mes gants et poursuis mon chemin. Toujours plus bas, toujours plus sombre. Il me faut plus d’un sablier pour arriver au bout du tunnel [2].

[2] Un sablier dure douze minutes. Et avec soixante minutes par degré, on arrive à… cinq sabliers, bravo.

Le tout s’achève par un cul-de-sac en forme de goutte, traversé par une stalactite géante qui descend jusqu’au sol, en pilier central.

Et rien d’autre.

« Gaeth, tu es sûr de ce que tu disais ?

— Tu ne vois rien ?

— Aucune gravure. »

Je lui décris l’endroit : une chambre funéraire circulaire, percée de nombreuses niches. Au fond, un macchabée se dresse en pied, drapé dans une bure poisseuse et maintenu contre le mur par une corde prête à se rompre. À travers les crevures de sa peau desséchée se distingue son squelette élancé, typiquement novarii.

« Un cadavre debout, c’est ça ? »

Je lui réponds par l’affirmative – il ne voit pas mes yeux levés au ciel. Comme s’il allait, de sa voix condescendante, me trouver la…

« Et qu’est-ce qu’il regarde, ce cadavre ?

— La colonne du centre. »

Pas besoin d’attendre la suite, j’ai compris. Je me retourne, suis les yeux du mort et… Bien vu.

Une autre étoile dans la pierre, dissimulée entre deux coulures. Il n’y a pas de cercle autour, mais une petite sphère en dessous. En haut, la même dragée que sur la gravure précédente, mais avec un rond à l’intérieur, percé d’un point : un œil. Voici encore le symbole d’Ocrit en tant qu’étoile-sanctuaire, avec la planète Nephel sous le soleil et…

« Gaeth, cette gravure-là est différente : l’œil n’est pas dans l’étoile comme sur la quadrabranche officielle, mais au-dessus, avec la même dragée que pour Taraben. C’est pourtant bien le Messager qui est représenté, non ?

— Il est dans une dragée ? C’est parfait, tu as trouvé l’endroit ! »

Comme souvent, je me demande ce qui le rend si sûr de lui alors que je suis bien paumé. Je cherche sous le motif. Rien. Je dresse ma lampe et scrute. Je ne vois que la roche humide, dégoulinée depuis des centaines de cycles. Et sous cette bosse-là ?

Je farfouille dans ma sacoche et en sors mon piolet. J’attaque les racines de la colonne : la pierre est tendre et saute facilement. Des formes plus anguleuses commencent à s’esquisser. Mes coups finissent par résonner, par sonner métalliques. Avec efforts, j’exhume petit à petit un coffre de fer cabossé. Je le tire de toutes mes forces pour l’extirper de sa gangue…

Soudain, un grognement. Et ça n’était pas le mien.

Je tourne la tête. Dans l’une des cavités brillent deux pupilles. Puis des pointes en émail émergent des ténèbres, avec un filet de bave. La pierre crisse sous des griffes arquées. Enfin, des poils drus et luisants sur une musculature puissante, et une crête osseuse qui court le long de l’échine. Le tout dessine un quadrupède massif, dont le grondement ne traduit qu’une envie : tuer.

Un groc, ici ?

Le carnassier se jette sur moi. J’ai juste le temps de brandir le coffre entre sa mâchoire et ma gorge : notre rencontre me met sur le cul. Je profite de mon nouvel appui pour lui envoyer un pied dans le poitrail, suivi d’un coup de coffret – brisé sous le choc. Le groc, lui, patine et percute les pieds du squelette en bure.

La corde lâche, le cadavre s’effondre sur la bête. Tandis qu’elle s’ébroue sous ses entraves d’os et de textile moisi, je brandis mon piolet. Sa pointe scintille sous les feux de ma lampe, tout comme les yeux du groc : c’est lui ou moi. Je vise la trachée, je pique de toutes mes forces. Et je recommence, je mords et je transperce frénétiquement, jusqu’à ce que jaillisse un sang poisseux. Les glapissements de douleur laissent place à des borborygmes d’agonie.

Enfin, plus rien.

J’ai les doigts sur la poignée de mon pistolet, prêt à contrattaquer. Mais la gueule du groc s’effondre, la langue pendante.

C’est fini. Je m’assois, haletant.

« Alors, tu trouves quelque chose ? », s’enquiert la Vigie.

Je ne prends pas la peine de répondre. Je délaisse mon piolet maculé d’ichor pour inspecter le contenu du coffre, dont les débris gisent au pied de la colonne de pierre. Il n’y a qu’un seul objet, un rectangle enveloppé dans du tissu pourpre. Dessus, en fils d’or, la même variation de la quadrabranche que sur le pilier : Ocrit, avec l’œil dans la dragée. Cette fois, on a même fait figurer le Serpent de la Création dessus – afin de l’embellir, peut-être ?

Je dévoile l’objet. C’est un boîtier de bois sombre, plat et laqué, orné de jolies craquelures et exceptionnellement bien conservé. Il est fermé par une serrure qui semble abriter un mécanisme complexe : une rangée de cinq roues, gravées de caractères inconnus. Sûrement un code à entrer.

« J’ai quelque chose.

— Tu es sûr que c’est ce qu’on cherche ?

— Il y a le même symbole : Ocrit et son œil au-dessus.

— Parfait. »

Des bruits de course parviennent du haut du boyau. Je glisse ma trouvaille et mon piolet dans mon sac.

« Là ! »

Je crois qu’on m’a grillé. J’éteins ma lampe-main, mais le mal est fait. Trois Hydres arrivent sur moi, guidées par le reflet de leurs écailles azur et roses le long des parois. Elles sont menées par un sergent de l’Obscurie – un foutu Novarien perverti, crinière rasée, le crâne engoncé dans sa pompeuse casquette de sous-officier. Sa peau bleuie se plisse autour des yeux tandis qu’il lance, la voix déformée par son masque respiratoire :

« Par l’ordre de la sainte Obscurie, levez les mains en l’air ! »

Pour toute réponse, je dégaine et j’arme mon pistolet – mon cher Oblitorion. Il émet un grondement statique l’espace d’une seconde, le temps d’accumuler son énergie.

« Tirez, tirez ! », ordonne le sergent.

Ma première décharge explose la tête d’une Hydre dans une gerbe rougeâtre [3].

[3] Ça m’a toujours fait drôle de voir ça. Vous avez vu ma peau, là, et son joli bleu-gris ? En dessous, le sang des Novarii est carrément indigo.

Je me place aussitôt à couvert derrière la colonne : des rafales fusent en réponse. Les Obscuriens sont équipés de Devarïms, des fusils automatiques cracheurs de plasma. Entre les tirs, j’entends le sous-officier beugler dans sa radio :

« Suspect repéré dans le périmètre quinze, envoyez-nous des renforts ! »

Et moi qui suis toujours dans ce cul-de-sac…

Merdelle.

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Kenan Tindi
Posté le 07/03/2022
Ha Ha, J'ai bien aimé ce chapitre. L'ambiance, les lieux et l'actions y sont toujours aussi bien décrits. Il apporte certaines réponses mais aussi son lots de questions. Du coup j'attends de lire la suite pour me faire une idée de histoire.
Bravo.
Julien Willig
Posté le 08/03/2022
Eh bien merci encore :)
Hâte de connaître tes avis !
Edouard PArle
Posté le 02/03/2022
Coucou !
Le personnage est quelqu'un ! La situation dans laquelle il se trouve et ses réactions (contre le groc notamment) illustrent parfaitement son caractère état d'esprit. J'ai beaucoup aimé le décor de catacombes, ça ajoute un vrai truc à la scène. Je rejoins Emmy sur le fait que ça fait penser à Indiana Jones xD
L'action est assez facile à suivre même si tu utilises beaucoup de vocabulaire spécifique à ton univers qu'il va me falloir un peu de temps pour assimiler.
La citation de début c'est bien vu (surtout quand il semble y avoir beaucoup de choses à introduire dans ton univers), après la police est peut-être un chouilla agressive^^
Merci d'intégrer les notes de bas de page au texte, c'est vraiment plus agréable que de devoir descendre !
Un plaisir,
Bien à toi !
Julien Willig
Posté le 03/03/2022
Salut !
Eh bien merci, j'en suis très content :)
Je pourrais te dire que j'ai bossé à fond le caractère d'Abriel, mais en vrai même pas, pour le coup je pense que le côté spontané aide beaucoup^^
Oui, le vocabulaire ça risque d'être le point le plus difficile pour aborder mon histoire, je crains ; j'ai fait en sorte que ça soit le plus clair possible, mais quand il y a tout à faire assimiler, ce n'est jamais facile de le faire avec légèreté...
... et du coup, vive les notes de bas de page pour ça ! Ça me rassure qu'elle soient relativement lisibles de cette manière, parce que clairement je n'espérais pas attendre des lecteurices les aller-retours entre le texte et le bas ^^'
Pour la citation (merci, déjà : il y en a une pour chaque chapitre, histoire d'illustrer un peu plus cet univers), en fait je n'ai aucun choix d'édition ici, c'est la plateforme de Plume d'Argent qui fait ça de manière automatique. D'ordinaire c'est juste une lettrine, mais il semble qu'avec des guillemets ça change le paragraphe entier ! ^^'
Du coup je ne sais pas encore quoi faire, sur ordi ça passe encore mais j'ai regardé sur téléphone et c'est une horreur. J'essayerai sans les guillemets pour voir...

Merci encore pour tes retours, à bientôt !
Edouard PArle
Posté le 03/03/2022
Pour la citation, peut-être laisser juste en italique sur PA ? c'est vrai que parfois quand tu transposes au site t'as quelques mauvaises surprises xD
Julien Willig
Posté le 03/03/2022
Oui, c'est vrai ^^
Je vais faire des tests en éditant les prochains, et je garderai la solution la plus lisible. Merci encore !
Emmy Plume
Posté le 27/02/2022
Encore une fois, j'ai bien aimé ton chapitre, il est aussi bien écrit et prenant que ton prologue ^^
On retrouve le côté terre-à-terre que je décrivais, et l'ancrage du personnage est de plus en plus fort. Ta scène dans les catacombes m'a un peu fait pensé à Idiana Jones (mais quelle scène d'aventurier chasseur de trésor ne fait pas penser à lui XD)
Pour le style, tu me rappelles plus Jack Vance en fait, ton perso principale a ce genre caractère fort que j'aime bien ^^
A plus ! =^v^=

Emmy
Julien Willig
Posté le 01/03/2022
Bon, super, ça me rassure déjà :)

Oui, c'est sûr, après je me suis clairement inspiré d'Indiana Jones (entre autre) donc c'est normal si ça fait penser à lui x)
Pour la scène dans les catacombes, j'ai voulu aussi utiliser une astuce que George Lucas a confiée à Spielberg : faire démarrer le (premier) film Indiana Jones avec la fin d'une quête, comme si tu débarquais au milieu d'une série ; une manière de montrer que le perso en vit beaucoup, des aventures !

Par contre je n'ai jamais lu Jack Vance ! :o
Je vais m'y pencher du coup, merci beaucoup ! :)
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