V - Morts de nuit

Par Jamreo

IV . V 

 

Murano - 1432

 

Il faisait nuit. Assise sur le rebord d'une fenêtre avec un livre entre les mains, Danila avait attendu que les bruits provenant de la chambre de son père ne s'estompent. Sans s'en rendre compte elle n'avait pas lu une seule ligne, hypnotisée par l'église qu'on pouvait discerner au loin, tordue dans l'horizon. Le bâtiment de l'atelier courait aux côtés de l'édifice mais elle n'en voyait rien depuis son poste d'observation.

L'atelier semblait totalement abandonné depuis l'exécution de Vito Galladun. L'activité de ses souffleurs avait brutalement pris fin et, depuis l'incident, personne n'aimait s'aventurer dans les environs. Du jour au lendemain, l'endroit était devenu maudit.

Ce qui arrangeait bien Danila : car l'atelier servait encore. Ce ne serait peut-être plus ce verre légèrement vert, si prisé en Europe et au-delà, qui sortirait de ses portes, non.

Peu de gens le savaient mais les fours de l'atelier ne s'étaient plus éteints depuis presque trente ans. Les braises crépitaient de jour comme de nuit - et c'était elle-même, Danila Deontan, qui prenait la tête du labeur nocturne. Certes, elle n'était pas tout à fait prompte à se soucier du bien commun : ce qui l'intéressait avant tout, c'était son honneur. Ce qui l'intéressait, c'était écraser les Galladun – et c'était maintenant chose faite ; Vito mort, elle pourrait peut-être même s'emparer de l'affaire des souffleurs et la remettre à flots.

Mais elle continuerait à accomplir sa secrète besogne. Jamais elle ne pourrait abandonner, car elle savait que c'était pour le bien non seulement de Murano, mais de sa famille également, qui se trouvait prisonnière de l'île au même titre que ses misérables habitants.

Danila ne se rendait pas tous les soirs à l'atelier, bien sûr que non, cela aurait éveillé trop de soupçons. Mais il lui fallait tout de même y sacrifier quelques unes de ses nuits pour s'assurer que le processus se déroulait bien.

Danila posa le livre sur un guéridon et sortit de la pièce, remonta le couloir et descendit au rez-de-chaussée. Elle ne passa pas par l'entrée principale de leur grande demeure, celle qui menait sur le jardin empli de senteurs dont son père était si fier, et débouchait aux abords d'une lagune où avaient élu domicile nombre d'oiseaux chanteurs. Elle avait en horreur leurs cris aigres. Et plus important encore, elle souhaitait ce soir passer inaperçue.

Se munissant d'un châle qu'elle passa sur sa tête, Danila ouvrit la poterne du mur sud et regagna une ruelle flanquée de hautes façades. Une lueur verdâtre s'y coulait et tamisait les pavés, depuis une lanterne. L'endroit était sinistre, le ciel sans étoiles et recouvert de nuages bas. Danila serra le châle autour de ses cheveux et hâta le pas, franchissant nombre de passages semblables les uns aux autres. Elle contourna des corps, évita les lueurs d'une taverne et ses rires, qui sentaient l'alcool et la violence, sans craindre de se perdre car ses pas avaient déjà effectué ce chemin un nombre incalculable de fois. Elle déboucha bientôt sur la place et la traversa sans hésiter.

Une vague senteur de cendres aux accents brûlants flottait déjà dans l'air de Murano. C'est le début, songea-t-elle.

Danila savait reconnaître cette odeur : c'était celle des fossoyeurs. Ils n'étaient pas très loin, sûrement sur la rive de Venise, aux aguets, recouverts de la chrysalide d'invisibilité qu'ils tissaient autour d'eux quand ils ne souhaitaient pas être vus, ou déjà enfoncés dans l'eau. Dans tous les cas, minuit n'avait pas encore sonné. Malgré tout elle les sentait déjà. Était-ce à force d'habitude ou, simplement, imaginait-elle cette odeur dans l'attente du moment où ils commenceraient leur besogne de ramasseurs de cadavres sur Murano ? Ils dégageraient alors une brume de folie sur leur passage pour anéantir tout esprit conscient qui croiserait leur chemin. Ces êtres tenaient à leur tranquillité et n'aimaient pas être épiés ; et si par malheur quelqu'un ne respectait pas le couvre-feu, cette personne avait tôt fait de perdre la raison et d'être éradiquée, regagnant le tas de chair fraîchement morte que les fossoyeurs collectaient.

Les seuls épargnés de cette brume étaient les inconscients ou les ivrognes, car leur esprit n'émettait pas l'énergie de l'éveil. Ils étaient lents, vaporeux, anesthésiés, détachés de toute réalité. Les fossoyeurs étaient aveugles et se dirigeaient à l'odeur, aux bruits, au goût, à d'autres choses encore. À ce qu'ils pouvaient. Ils devaient avoir une palette de sens particuliers, leurs perceptions ténébreuses bien à eux, et dont Danila ne voulait rien savoir. Mais une chose était certaine : les fossoyeurs n'avaient pas d'yeux et laissaient de côté les esprits mourants ou noyés d'alcool, déjà perdus.

D'où venaient ces créatures ? Danila elle-même l'ignorait. Leur arrivée sur Murano, près de trente ans plus tôt, avait réveillé des instincts de peur et de surnaturel.

La porte de l'atelier était déjà ouverte lorsqu'elle arriva. Un garçon la salua. Il était pieds-nus et ses yeux cerclés d'un rouge de fatigue.

— Que vous arrive-t-il ? dit-elle sèchement.

— La chaleur ne me réussit pas, madame, je suis...

Elle fit un geste violent de la main qui le fit taire. Elle n'avait aucune envie d'écouter ses explications et se fichait de sa santé.

— Retournez à l'intérieur.

Il s'inclina en reniflant et la laissa passer avant de lui emboîter le pas. Une lumière orangée scintillait à l'intérieur et la chaleur, en effet, était étouffante. Les fours étaient comme autant d'iris brûlants qui observaient la scène surprenante : une vingtaine de jeunes gens armés de couteaux à dents de scie, balafrés, amaigris, qui s'affairaient autour des fours. En cet instant, hormis les couteaux, ils étaient très semblables à des souffleurs mais beaucoup plus effacés – silencieux, humbles. En l'entendant arriver, tous se retournèrent et inclinèrent la tête.

Il fallait toujours un moment à Danila pour s'habituer à l'atmosphère. En franchissant le seuil de l'atelier, elle quittait le monde réel pour en regagner un autre, peuplé d'ombres fugaces, d'impressions, d'odeurs moribondes. Et de cadavres.

Les cadavres, pour l'instant, n'étaient pas présents. Mais ce n'était plus qu'une question de temps avant qu'un tas de membres coupés et dépecés ne trônent au centre de l'atelier. Danila avait déjà en tête le bruit régulier et grinçant des couteaux à grandes dents qui fendaient la chair et s'attaquaient aux cartilage ; souvent ils glissaient, mais ils reprenaient et coupaient net les os. Les corps étaient ainsi séparés, réduits en morceaux... il ne restait plus rien d'eux, plus rien de digne, ni même d'humain.

En vérité, ce n'était pas uniquement le découpage des cadavres qui la faisait frémir. Il y avait l'arrivée des fossoyeurs eux-mêmes. Viviane le lui avait assuré, ils l'épargneraient. Mais les bêtes étaient suffisamment perverses, prêtes à faire souffrir, et ne pouvaient s'empêcher de libérer leur poison. C'était une véritable épreuve quand l'odeur de poivre cendrée, la brume poussiéreuse et brûlante qui émanait d'eux s'avançait à la lisière de l'atelier. Les fossoyeurs n'entraient jamais. Ils laissaient leur butin devant les portes mais l'odeur, si forte, faisait vaciller les feux et les esprits. Cependant ils obéissaient aux ordres de Viviane. Ils semblaient comprendre, à leur manière, qu'il existait une entente et que le travail ne pouvait être mené à bien sans Danila. Mais cela restait suffisant pour infuser le tournis, pour brouiller les pensées et nouer les émotions. C'était suffisant pour perdre toute envie.

Auparavant, les cadavres de Murano étaient simplement jetés dans l'eau des canaux pour ne jamais en remonter - c'était bien pratique de faire disparaître toute trace de la mort, de faire comme si elle n'avait jamais existé. Il était impossible de brûler les corps car le risque d'incendie était trop élevé ; à Venise-même, l'interdiction d'allumer des feux de rue et de posséder un four de souffleur était en vigueur depuis plusieurs centaines d'années, après que des incendies ravageurs causés par les ateliers avaient envahi une partie de la cité à l'aube du XIIe siècle, contraignant le Conseil des Dix à retrancher les souffleurs sur Murano. La petite île avait été jusqu'à présent épargnée par la colère du feu.

En revanche, si Murano se révélait être l'endroit idéal pour pratiquer l'art du verre, il aurait été imprudent de tenter le diable. La promiscuité poussait à des extrémités terribles : il y avait tant d'accidents, de différends féroces parmi les habitants et de malencontreuses morts, auxquelles venaient s'ajouter les meurtres, que jeter les cadavres à l'eau n'avait bientôt plus été une solution. On avait ensuite décidé d'enterrer les morts dans un carré de terre molle et vaseuse, près de la rive. Mais les conséquences furent désastreuses. Une étrange maladie s'était faufilée en dehors. Cela avait débuté au début de l'an 1406. L'épidémie indéfinissable avait décimé près du cinquième de la population. La mère et la jeune sœur de Vito Galladun en étaient mortes ; sans aucun doute, un réel choc pour le jeune garçon de l'époque. Les Deontan avaient été épargnés mais dans la peur, le père de Danila, encore doté à l'époque de sa vue, avait longuement plaidé leur cause à Venise, alors trop concentrée sur l'affaire de la trahison de Padoue et sur ses victoires militaires pour prêter l'oreille. Sisteo Deontan avait maudit Venise, prié pour que la maladie atteigne ses berges et la prenne au piège. Cela ne s'était jamais produit.

Il avait fallu trouver une solution. Et cette solution était là, devant Danila. Ces jeunes gens couverts de balafres et faiblards comme des enfants. C'était grâce à eux, et à l’Établissement qui les formait, que Murano tenait encore debout. Il fallait peut-être en remercier Viviane et Ronan pour l'éducation bien particulière qu'ils dispensaient à leurs disciples. Danila aurait volontiers pensé du bien de ces lointains énergumènes, mais ce soir elle n'en avait pas le cœur. Elle avait chaud. Les fossoyeurs allaient bientôt se présenter à la porte de l'atelier...

Danila s'assit en retrait sur une caisse de matériel pour le verre et observa d'un œil critique et ennuyé l'agitation de ces jeunes gens miséreux. Ils lui inspiraient plus de pitié qu'autre chose, mais c'était une pitié lointaine et pittoresque qui lui laissait le loisir d'admirer leur façon d'être, savamment modelée à l’Établissement, leur caractère servile et cette surprenante célérité à la tâche. Danila fut grandement satisfaite. Ils travaillaient bien et n'avaient pas besoin d'elle pour les superviser, ce qui augurait pour elle des soirées plus tranquilles.

Les fours attisés, les couteaux affûtés, les voix basses qui murmuraient des instructions... Danila aurait pu mourir d'ennui.

À peine cette pensée fut-elle formulée dans son esprit qu'un souffle rauque se fit entendre. Tous sursautèrent. Danila surveilla leur visage pâle, brillant de sueur.

Il y eut des heurts sourds et un bruit glissant. On traînait un poids sur le sol.

Les pensées de Danila s'emplirent de brouillard ; quelque chose de fin, une volonté empêchait ce brouillard de tout à fait pervertir son esprit. Les fossoyeurs se retenaient de la grignoter jusqu'à la moelle. Danila et les autres reculèrent. Elle entendit un bruit souple et hideux, comme si un énorme corps s'était écrasé dans la boue après une chute vertigineuse. Les fossoyeurs avaient abandonné les cadavres devant l'atelier.

Tous retenaient leur respiration. Danila avait instinctivement sorti un mouchoir de sa poche et le pressait contre son nez et son menton ; à chacune de ses inspirations un morceau de tissu se faufilait entre ses dents.

Il n'y eut plus aucun bruit mais, subitement, l'atmosphère s'allégea. C'était comme déloger de ses épaules un sac empli de plomb. Danila écarta le mouchoir et respira l'air vicié avec gratitude.

— Bien, haleta-t-elle. Allez les chercher.

Deux jeunes gens se dirigèrent vers la porte et disparurent à l'extérieur. Danila se détourna et passa entre les rangées de four, faisant mine de les inspecter un par un.

En réalité, elle songeait à une jeune femme, Giada, qui avait travaillé ici sous sa coupe et dont elle n'avait aucune nouvelle depuis plusieurs jours. Peut-être avait-elle été imprudente de l'envoyer sur les traces des hommes de Vito Galladun ? Ceux qui s'étaient emparés du souffleur pour le faire sortir de Murano. C'était pour faire sortir cette Giada de Murano que Danila avait dépensé son argent, graissé la patte des veilleurs et de quelques gardes, et pris des risques inconsidérés dont les marques de fouet s'imprimeraient à jamais dans son dos.

Devait-elle s'inquiéter du manque de nouvelles ? La dernière missive qu'elle avait reçue de son espionne relatait que les ravisseurs avaient arrêté leur course au beau milieu de nulle part, sans autre explication. Une lettre chiche et brève, qui ne dévoilait rien.

Était-ce parce que Giada n'avait pu en apprendre plus, ou parce qu'elle cachait des informations ?

0 ~ * ~ 0

Lorsque Leo se réveilla ce matin-là, il eut d'abord très mal au ventre. Un goût de sang s'attardait dans sa bouche et nappait son palais. Hélas, la douleur gâchait le plaisir d'y passer sa langue pour en récolter les derniers parfums. Avant d'ouvrir les yeux, il se concentra sur cette douleur de toute ses forces et tenta de la canaliser.

Réprimant un hoquet de satiété, encore pris dans l'engrenage d'une digestion difficile, il écarta les paupières au bout de longues minutes. Lorsqu'il voulut se relever, une paume contre le sol, ses doigts glissèrent dans la paille. L'intérieur souillé du moulin, avec ses murs peints de giclées écarlates, presque brunes, le spectacle des os d'animaux éparpillés se dévoilèrent à son regard encore brouillé, dans la lumière du matin. A priori tout était normal. Il était de retour dans son repère.

Comme toujours depuis la mort d'Achille, sa première pensée un tant soit peu organisée fut pour la vengeance irréaliste qu'il nourrissait envers les villageois qui l'avaient attrapé. Un million d'échardes s'enfoncèrent dans sa poitrine et la tristesse le terrassa. Dans son esprit, le visage d'Achille se juxtaposait à celui d'Ambrosia. L'image mentale de sa sœur était beaucoup moins vive, déformée et délavée par le temps ; il n'en voyait plus bien les contours et ne parvenait plus à discerner son expression mais c'était elle, il en avait la conviction.

Il n'avait jamais réussi à pleurer, jamais plus depuis elle. Achille était mort et il n'avait pas versé une seule larme.

Achille était mort. C'était un fait si proche et pourtant si distant, qu'il avait tout le mal du monde à l'appréhender. Il en était conscient, mais quelque chose l'empêchait de s'abandonner à la réalité.

C'était ainsi. Heureusement, il n'était pas seul. Giada s'était par miracle trouvé sur son chemin, ce soir où les choses avaient échappé à son contrôle. Il gardait peu de souvenirs clairs. Ce qu'il se rappelait relevait des sensations, le toucher, l'odorat, la vue, plus que de la réflexion. Des émotions aussi. Les émotions étaient si violentes qu'elles en perdaient toute intelligibilité. C'était ensuite, quand il s'éveillait de la transe, que cela s'agençait correctement. Réaliser pleinement qu'Achille était mort aurait achevé les forces de Leo, si Giada ne l'avait pas trouvé errant dans son était pitoyable de faim dans les bois. Il avait réussi à se retenir de l'attaquer et s'était replié sur une autre proie humaine, la plus accessible, la plus évidente. Luca.

Il pensait bien l'avoir mordu, avec la ferme intention de le vider de son sang et de le tuer. S'il n'y était pas parvenu, c'était uniquement à cause de Giada, qui l'avait suivi et avait tenté par tous les moyens de le maîtriser. Devait-il lui en être reconnaissant ?

Luca avait pris ses jambes à son cou. Giada, risquant sa propre vie, avait attendu avec Leo toute la nuit durant, jusqu'à ce que sa crise prenne fin. Il était sorti de sa transe vaseuse, mais n'avait certainement pas pu lui expliquer en détail ce dont il avait besoin. Toujours est-il que Giada avait saisi l'essentiel et était retournée au cœur de la forêt pour lui ramener un animal. Un renard.

C'était ainsi qu'ils avaient vécu, pendant plusieurs jours. Elle l'avait compris ou, du moins, avait essayé.

Où était-elle, à présent ? Leo avait le sentiment que de nouveaux problèmes s'annonçaient. Des souvenirs de la veille lui apparurent, par afflux d'images. Leo était sorti chasser, au mépris de la prudence. Il en avait honte, mais l'abattement l'avait confiné au moulin durant des jours et il s'était laissé vivre sur les carcasses que lui amenait Giada ; il les avait déchirées entre ces quatre murs, peints de leur sang, avait abandonné leurs os, leur peau, et d'autres déchets au sol. La chair, c'était Giada qui l'avait récupérée et fait cuire au-dessus d'un petit feu, par pure nécessité de survie.

Leo s'étira, bailla, passa un dernier coup de langue mécanique sur ses dents et essaya une deuxième fois de se lever. Une chaîne cliqueta et le retint prisonnier. Il bascula en arrière, retomba avec un cri de surprise rauque ; sa gorge était sèche.

— Elide, dit quelqu'un d'une voix pâteuse, après une inspiration paniquée.

Leo s'immobilisa. C'était une voix qu'il n'avait pas reconnue. Il pressa ses lèvres et ses paupières aussi fort qu'il le put.

Quelqu'un se redressa et s'approcha. Une odeur d'appréhension salée atteignit les narines dilatées de Leo. Son estomac voulut gargouiller mais il n'y parvint pas : encore trop plein.

Une main froide se posa près de sa gorge. Leo ouvrit les yeux et bondit sur ses genoux en hurlant. Ongles en avant, il se jeta sur l'être qui lui faisait face.

La femme recula et le dos d'une main atteignit Leo à la tempe. Elle l'avait frappé. Choqué, il retomba avec un gémissement.

Il se trouvait en position de victime impuissante et c'était la pire des choses qui soit.

— Elide ! Viens voir ça.

La porte du moulin s'ouvrit sur une silhouette imposante, plantée dans une inondation de soleil pâle. La vision nagea un instant dans les prunelles de Leo. L'homme referma la porte : il avait un crâne rasé et ses sourcils formaient une ligne de concentration au-dessus de ses yeux attentifs.

— Qu'y a-t-il ? demanda-t-il à la femme ; Tu n'as rien ?

— Non, ça va. C'est lui qui s'est réveillé. Et il m'a sauté à la gorge, le diable.

Le dénommé Elide s'accroupit près de Leo qui se massait la tempe.

— Alors vous êtes réveillé ?

— J'ai dû effrayer votre amie. Elle n'a pas la main morte.

Il se permit un sourire avant de redevenir sérieux et de lever son poignet enferré.

— Voudriez-vous bien me libérer ?

L'autre ne répondit rien. Leo soupira et laissa retomber son poignet sur ses jambes. Un haut-le-corps le saisit et il crispa ses doigts sur son estomac.

— Alors, encore des problèmes ? jeta la femme sur un ton goguenard. Qu'est-ce que tu as ?

Elle s'accroupit à son tour pour le fixer. Machinalement, elle détacha une dague au manche noir de sa ceinture et la passa d'une main à l'autre, en un geste qui lui rappelait cruellement la manie de Giada. Il renversa sa tête contre le mur, se concentrant sur les battements de son cœur qui pulsaient faiblement dans sa gorge. Ils étaient là. Fragiles, mais bien là. Il redoutait plus que tout le jour où tout s’arrêterait... le jour où son énergie vitale l'aurait abandonné.

Car le sang était sa malédiction : chaque jour qui passait menaçait de l'achever sous le poids de cette tension qui s'accumulait en lui, et dont le déchaînement lorsqu'il se transformait en monstre l'affaiblissait. Il avait de plus en plus de mal à se remettre de ces crises, et savait pertinemment que cela ne pourrait continuer éternellement.

L'homme et la femme étaient maintenant tous deux penchés vers lui, avec la même expression d'aversion curieuse :

— Vous allez bien ? demanda l'homme.

— Parfaitement bien. Excusez-moi, mais pourriez-vous m'expliquer ce que vous faites ici ?

Il faisait de son mieux pour masquer la panique que lui inspirait la présence de ces inconnus dans son repère. Avait-il été... étaient-ils envoyés de Venise, par Deontan peut-être, pour le traquer ? Avaient-ils mis la main sur Giada également et, si c'était bien le cas, qu'avaient-ils fait d'elle ?

— Que faites-vous ici ? répéta-t-il faiblement.

— C'est drôle, c'est justement ce qu'on allait te demander, grogna la femme.

— Mira... la réprouva son compagnon.

La dénommée Mira ne tenait pas en place. Elle brûlait littéralement d'une curiosité qui faisait bouillir son sang et dont Leo pouvait saisir l'odeur joliment relevée, par bouffées.

— Alors, qu'est-ce que tu es ? jeta-t-elle cruellement. Un monstre ?

Leo soupira.

— Aujourd'hui vous avez apparence humaine, dit l'homme d'un ton plus neutre. Hier cependant, lorsque nous vous avons trouvé, vous étiez un monstre couvert de sang frais et vous hurliez des paroles sans aucun sens.

Il marqua une pause pour chercher ses mots.

Voilà donc ce qu'il s'était passé la veille... Leo était sorti chasser, mu par le désespoir, et avait croisé la route de ces deux personnes. Dans quel état l'avaient-ils trouvé ? Il ne voulait pas y songer ; cela l'aurait fait mourir de honte que de savoir ce qu'ils avaient vu de lui à ce moment-là.

Mal à l'aise, il ferma les yeux. La morsure du fer sur son poignet lui rappelait le séjour qu'il avait passé dans les geôles de Murano, captif du directeur en compagnie d'Achille ; et des souvenirs plus anciens encore, de caves humides et d'ombres encapuchonnées, lui revenaient de son enfance.

L'homme sembla se rendre compte du mal de son prisonnier car il délia ses mains et détourna le regard.

— Voulez-vous bien nous confier votre identité ? demanda-t-il.

— Leo.

La réponse, directe, sembla les surprendre. S'étaient-ils attendus à ce qu'il fasse un mystère de son nom ?

Certes, il s'était attaché à ce nom de Leo, celui qu'Augustus lui avait donné, parce qu'il avait toujours apprécié Augustus. Ne se souvenant pas de l'identité que ses parents lui avaient octroyé et ne voulant pas s'en souvenir, il préférait garder cette petite chose que l'homme de foi compatissant lui avait léguée.

Malgré tout ce n'était qu'un nom.

— Leo, hein ? nargua Mira. Pour tout te dire, j'aurais parié que tu n'avais même pas de nom.

Elle eut un sourire méchant et promena son regard sur le sol. Elle se déplaça parmi les os, passant ses pieds prudemment au-dessus des carcasses pour le pas les écraser, comme s'il s'agissait d'objets de grande valeur. Elle termina son manège devant un tas de côtes d'où pendaient encore des lambeaux de chair, et en ramassa deux.

— Et ça ?

Mira jeta les os à travers la pièce ; ils atteignirent Leo au visage.

— Tout ça ? reprit-elle.

Les côtes gisaient sur les genoux de Leo, et semblaient se moquer de lui. La puanteur fleurie de la viande pourrissante, qui embaumait chaque jour pourtant, lui fit cette fois tourner la tête.

— C'est ton œuvre, n'est-ce pas ?

— Détachez-moi, s'il-vous-plaît, dit-il poliment. Alors, peut-être, je pourrai vous expliquer.

Il était tout à coup urgent qu'on le détache. Le contact de la chaîne lui donnait envie de vomir et réveillait des émotions qu'il aurait voulu ne plus jamais vivre. Être prisonnier était la pire des choses ; ne plus sentir l'air frais du dehors, et ne pas voir la lumière de la lune ou même du soleil, cette lumière qui pourtant était son ennemie et lui causait du mal, était une torture au-delà de ce qu'il pouvait surmonter. La marque qu'avait laissée Vito Galladun en lui ne s'effacerait jamais. Il doutait que Mira et Elide aient dans l'intention de le retenir confiné dans le moulin, comme il avait été confiné sous terre durant tant de temps, mais ce qu'il avait enduré sur Murano le hantait.

— S'il-vous-plaît, vous devez me détacher.

Mira fit un sourire et il sut qu'elle n'accéderait pas à sa requête. Elle se mit à faire les cent pas, les mains sur les hanches. Un grand lion pourvu d'ailes, tissé dans une couleur d'argent, était étalé sur le dos de sa tunique tandis qu'un soleil élégant était visible sur la poitrine. Quoiqu'il en soit, l'assurance qui émanait de Mira et de son compagnon accroupi, perdu dans ses pensées, ne laissait rien présager de bon. Tout ceci paraissait bien officiel. Ces gens n'étaient pas là par hasard ; ce n'étaient pas des voyageurs ordinaires. Certainement pas.

— Tu sais, dit-elle. On nous a raconté de bien étranges choses ici. Apparemment, tu aurais terrorisé un village entier. Tu les as peut-être entendues aussi, ces rumeurs au sujet d'un monstre si terrible que ces braves gens ont préféré fuir plutôt que de lui faire face. C'est d'autant plus surprenant de te voir, toi... maigrichon et pathétique. Mais si j'en crois les dires, tu n'étais pas seul.

— Mira, il suffit maintenant.

— Enfin, Elide ! protesta-t-elle. Tu l'as vu tout comme moi, ce pendu.

Leo tressaillit.

— Regarde donc, Elide. Il réagit. Comme c'est étrange ! Alors c'était bien ton comparse, ce gros lourdaud qui a fini sa vie en croquant des petits cailloux ?

— Ce n'est pas un lourdaud.

— Les villageois lui ont mis la main dessus, on dirait. Est-ce qu'il était un monstre, lui aussi ?

— Non.

— Est-ce qu'il était un meurtrier ?

— Non.

— Une bête féroce tout comme toi ?

— Mira !

Elide se leva d'un bond.

La jeune femme lui envoya un regard assassin, mais consentit à se détourner de Leo. Son camarade Elide, bras croisés, fixait ses pieds.

Soudain, Leo se redressa. Il lui semblait aussi avoir perçu un bruit provenant du dehors ; un pas si infime que seule une oreille entraînée comme la sienne et, visiblement, comme celle de Mira, qui s'était tournée vers la porte, pouvait le déceler. La première émotion qui le prit fut du soulagement : Giada revenait. Puis vint l'appréhension. Voir le visage de Giada lui ferait du bien, l'avoir avec lui, près de lui, l'aiderait à tenir tête aux intrus. Mais Leo savait, au fond, qu'il ne pouvait souhaiter la présence de Giada. Il n'en avait pas le droit. Après tout ce qu'elle avait fait pour lui, à le veiller malgré l'horreur de sa nature, à se souiller les mains de sang pour le garder en vie, il ne se sentait pas le courage de souhaiter qu'elle tombe entre les mains des vénitiens – car ils étaient vénitiens ; cela ne faisait plus de doute, leur accent aussi bien que leurs manières portaient la marque sournoise de la Sérénissime.

Ses paumes humides de sueur glissèrent dans la paille quand il voulut se relever. Avec angoisse, il vit que la femme et l'homme avaient crispé leur main sur le manche noir de leur dague respective. Seraient-ils capables de lui trancher la gorge ?

Va-t-en, voulut-il hurler.

Les pas s'étaient suspendus. Giada avait dû s'apercevoir de quelque chose, car elle semblait s'être figée à l'extérieur. Leo ne mit pas longtemps à comprendre ce qui l'avait alertée : un hennissement étouffé et un raclement de sabots retentirent. Bien sûr, les inconnus de Venise avaient voyagé à dos de cheval... il eut l'espoir que cela la dissuade d'avancer jusqu'à la porte. Si elle avait un tant soit peu d'intelligence, elle s'enfuirait et le laisserait à son sort, car elle ne pouvait rien pour lui venir en aide. Pas face à ces adversaires dont Leo ne savait rien de la force ou de l'adresse, mais qu'il soupçonnait redoutables. Son regard dériva sur l'arme qu'ils serraient tous deux, à s'en blanchir les jointures.

Ses prières muettes restèrent sans effet : quelques secondes plus tard, un grattement effleura la porte.

— Leo ? Tu es là ? Qu'est-ce qu'il se passe ?

Pouvait-elle être si peu prudente ? Elle qui travaillait pour les Deontan et s'était certainement vu confier des missions de discrétion depuis ses jeunes années... les jours passés avec lui l'avaient trop éprouvée et lui avaient fait oublier les rudiments de la prudence. C'était de sa faute.

— Va-t-en, Giada ! Cours !

L'espace d'un instant rien ne bougea. Le cœur de Leo était remonté à sa gorge et l'étranglait à chaque battement, tant l'attente lui était insupportable. Pourquoi ne partait-elle pas ?

Il fallut un grognement de Mira qui, n'y tenant plus, fit un pas vers la porte, pour que le bruit d'une fuite ne soulage Leo de ses peurs. Les pas de Giada touchaient à peine le sol, rapides, précis dans la terre sèche et la poussière qu'il entendait se soulever, et il imaginait ces nuages légers l'entourer, la porter loin du moulin. Loin des griffes de Venise qui se tendaient vers elle.

Elide fut rapidement à la porte qu'il écarta d'un coup de pied, et ils franchirent le seuil, engloutis par la lumière blanche du jour qui se déversa sur le plancher ; Leo dut plisser les yeux et ramener un bras contre son front pour se protéger. Il écoutait. La course, la lame des armes qui tintèrent, dénudées et prêtes à frapper, les appels de Mira qui résonnaient.

Giada l'avait abandonné, et elle avait eu raison. À présent, il souhaitait de toutes ses maigres forces qu'elle ait l'énergie et l'habilité nécessaires pour distancer ses assaillants.

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