V - Etape nocturne

Par Jamreo

I . V

 

Les pieds de Luca écrasaient maintenant le masque qui gisait toujours au fond de la barque. Sous la pression, le petit objet produisit un bruit cassant et se brisa.

— Achille, prends soin de notre invité, dit le garçon sur un ton pensif.

Luca se renfrogna et releva les yeux vers lui. Il ramait, semblant sourire d'un air énigmatique à la surface de l'eau. Soudain deux mains se refermèrent de chaque côté de son corps. Une sur chaque épaule. Luca cria de colère et voulut se défendre, se disant que le calvaire recommençait, mais le dénommé Achille ne lâcha pas prise.

— Pas la peine d'essayer, lui conseilla-t-il. Tu ferais mieux de te détendre.

Il se calma peu à peu. Après tout, s'ils lui voulaient du mal, pourquoi ne pas l'avoir tué plus tôt ?

Il se rendit compte qu'il tremblait de tous ses membres de manière incontrôlée. Il grelottait et esquissait des gestes désordonnés, comme tétanisé par un froid imaginaire. Achille raffermit sa prise sur ses bras. En son for intérieur, Luca se fit alors la réflexion tout à fait inappropriée que les traits fades et disgracieux, les yeux vagues de cet homme inconnu qui avait fait irruption dans la taverne aux côtés de son jeune ami s'accordaient terriblement mal aux sonorités de son nom. C'était un nom téméraire, accroché à un homme transparent et quasi-aphone.

Son esprit se fit de plus en plus comateux, penser en devenait pénible. Le processus s'était enrayé. Alors il ferma les yeux et s'efforça simplement de maîtriser ses tremblements. L'exercice s'avéra plus compliqué qu'il ne l'aurait cru : son corps refusait de lui obéir et des idées absurdes n'en finissaient plus de fuser ici ou là dans son esprit.

On ne lui dit pas de bouger ou de s'écarter, on ne faisait que le tenir pour éviter qu'il ne tombe à l'eau – ou bien qu'il ne se jette à l'eau de son plein gré afin de leur échapper. La poigne restait ferme mais dénuée maintenant de toute agressivité. Luca se laissait bercer par le roulis de la barque et le bruit des infimes vagues, leur clapotis lorsqu'elles entraient en collision avec le bois. Il s'imagina que l'eau et la coque menaient entre elles une conversation à laquelle il ne comprenait rien. Les paroles éparses et confuses revêtaient la couleur noire de l'angoisse, la teinte des profondeurs glacées et inextricables que devaient abriter les eaux. Il ne savait pas nager. L'eau était sa pire ennemie.

Pourtant, si cette grosse main ne s'était pas refermée sur lui pour le prévenir de ne rien tenter, peut-être se serait-il jeté à la mer. Peut-être. Pour mourir noyé, ou transpercé par une lame meurtrière.

Il se maudit lui-même de se laisser aller à des pensées aussi stupides. Non, bien sûr qu'il ne se serait pas jeté de lui-même dans une mort plus que certaine.

Dans la barque, près du masque brisé, se trouvait un petit bâton en bois. A l'extrémité de ce bâton, une sorte de tenture brodée. Luca tendit machinalement la main vers elle. Sentant que son garde du corps attitré rechignait à le laisser libre de ses mouvements, ne serait-ce que pour étirer le petit doigt, il renonça. Il n'était pas bien sûr de ce qu'il avait vu. Une bête étirée toute en longueur et couronnée d'or.

La traversée dura un certain temps. Luca enrageait de se sentir avancer si lentement ; il aurait voulu que tout s'accélère. Il ne savait pas où on l’amenait mais supportait très mal de devoir se contenter d'une position intermédiaire, là, ballotté dans un canot défraîchi au-dessus d'une eau qu'il avait toujours eue en horreur et à laquelle il ne s'était jamais habitué. Enfin, le garçon lâcha sa rame, récupéra la tenture d'argent et sauta à bas de la barque.

Luca cligna des yeux. Il n'avait pas décelé la moindre terre. Peu à peu le tableau se fit devant lui, très difficilement. Le paysage était encore flou. Il voulut se redresser mais ses deux jambes étaient lourdes d'engourdissements. Il se sentait tanguer tout doucement comme un petit objet cassé déposé sur le sable par le ressac de la marée. Et subitement il remarqua qu'une masse se tenait penchée vers lui. Un visage et deux yeux bruns le scrutaient. Leo ?

— On est arrivés, lança celui-ci avec une mimique moqueuse.

Oui, ça devait être Leo. Et Achille. Autant savoir de quoi il retournait, ne serait-ce qu'un minimum.

— Où est-on ? voulut-il savoir en jetant un œil suspicieux autour de lui lorsqu'il eut regagné la terre ferme.

La brume ne s'était pas dissipée ici. Compacte, opaque, elle engloutissait les environs et mangeait tout ce qui aurait pu permettre de les détailler, les formes, les contours. Il n'y avait qu'un tapis de brouillard et un atmosphère vide - à l'exception d'un peu de vent. Luca fit un pas. Le bruit lui indiqua que le sol était pavé. Aussitôt une main lui agrippa furieusement les vêtements et le tira en arrière.

— Attention, gronda une voix qui se faisait menaçante.

— Ça va, vous pouvez me lâcher vous savez, grogna-t-il en tentant de se dégager. Je ne vais pas m'enfuir. Je n'ai nulle part où aller, je vous signale !

Il essaya de se libérer de cet étau de fer par ses propres moyens mais ne réussit qu'à se contorsionner vainement. Achille desserra enfin son étreinte avec un rire désagréable. Luca bascula en avant et s'étala voluptueusement au beau milieu d'une flaque de boue, entraîné dans son énergie démesurée. Il toussa abondamment et entreprit de redresser ses coudes dans la mixture vaseuse. Leo poussa une exclamation excédée. Il se précipita, peut-être pour l'aider. Luca avait soudain un mal de crâne insupportable.

— Laissez-moi tranquille, marmonna-t-il en levant cinq doigts dégoulinants.

Il recracha la gorgée de boue qui s'était immiscée entre ses lèvres par inadvertance. Leo ne sembla pas vouloir prendre ses paroles en compte et ses petites mains vinrent se loger sous ses épaules afin de le hisser sur ses pieds. Luca reçut ensuite dans le dos une accolade de la force d'une bourrasque. Cadeau d'Achille.

— Je suis désolé, bredouilla Leo de mauvaise grâce. On t'a peut-être un peu… un peu brusqué.

Il appuya délibérément le dernier mot et darda un regard noir sur Achille, qui avait levé les yeux au ciel d'un air détaché.

— C'était la seule façon, dit celui-ci après un temps.

Sa voix semblait si lointaine, si effacée par rapport à l'aspect solide de son corps et aux gestes autoritaires dont il avait fait preuve que le contraste en devenait comique.

— Ca va, j'ai compris, ricana Luca, sarcastique. C'était la seule façon de m'inspirer confiance. C'est très réussi.

Curieusement cette dernière remarque éclaira le visage de Leo. Luca y avait vu passer un sourire, à la vitesse de l'éclair. Lorsqu'il fouilla plus attentivement ces traits blafards, ces deux yeux colorés d'ambre, il n'y avait déjà plus trace de rien.

— Il faut que tu comprennes une chose, dit alors Leo tout bas. Ne sois pas trop dur avec nous : crois-moi, si nous sommes venus te chercher ce soir, c'est pour ton bien.

— Pour mon bien ? répéta Luca, estomaqué.

— Je ne vois vraiment pas pourquoi, ça non, reprit Leo avec un sourire, mais tu intéresses beaucoup. Nul doute que de bonnes choses t'attendent et c'est précisément nous qui devons t'y emmener. Je n'en sais pas très long mais beaucoup de personnes se sont compromises pour toi. Alors de grâce, laisse-toi faire, ou tu pourrais bien le payer de ta vie. Allez, c'est par ici, annonça-t-il d'une voix subitement monocorde. Je sens qu'on ne va pas s'ennuyer… tu n'étais déjà pas très présentable, mais maintenant c'est une véritable catastrophe.

Luca était furieux à présent. Furieux et déboussolé. Lui non plus ne parvenait pas à voir pourquoi, ni en quoi il pouvait intéresser. Intéresser qui ?

Comment se faisait-il, d'ailleurs, que les veilleurs aient détourné le regard sur le passage de leur embarcation ? Ses deux ravisseurs avaient quelque chose de spécial. Oui, cela devenait une certitude : ils n'étaient pas n'importe qui. Ou bien... ou bien ne travaillaient pas pour n'importe qui.

Frustré, il essuya les filets brunâtres qui coulaient sur son menton et voulut riposter. Cependant il ne put articuler qu'un hoquet humide et étranglé. Il fut pris d'une nouvelle quinte de toux. Leo avait glissé sa paume fraîche contre la sienne en un geste presque banal et l'entraînait maintenant à sa suite. Le contact de sa peau était étrange, froid et brûlant à la fois. Plutôt dérangeant.

Un éclat étrange semblait s'être logé dans ses grands yeux. Luca eut l'impression qu'une lame de couteau s'enfonçait entre ses joues et descendait jusqu'au fond de sa gorge. C'était un regard qui le sondait de l'intérieur. Et derrière les prunelles, sous le mirage, quelque chose se lovait patiemment, remuait avec la paresse et la détermination d'un serpent endormi.

Il y eut soudain autre chose. Le serpent reflua, se tortilla et s'immobilisa au fond des iris, dans sa prison de couleur.

De la surprise. Une curiosité presque inquiète et plus affolée qu'elle ne voulait le laisser voir s'était peinte sur le visage de Leo.

— Je... commença-t-il.

Sa voix se perdit. L'espace d'un instant Luca partagea ce sentiment de fond, cette hésitation frileuse et pourtant si familière. Il avait l'impression tenace d'avoir déjà croisé ce visage auparavant. Il ne songeait plus à la taverne ; ce qui s'agitait maintenant entre ses méninges appartenait à un passé plus lointain.

Leo sembla hausser les épaules. Puis il fit à nouveau volte-face et tira Luca à sa suite, de plus en plus rapidement.

Au fil de leur marche, Luca avait eu le temps d'apprécier tous les petits détails qui faisaient de cet endroit un lieu profondément différent de Murano. Ils n'étaient pas si loin et pourtant, c'était comme franchir une distance impensable – surhumaine. Il n'y avait rien de criant sous le couvert de l'obscurité mais ces petites choses, les plus minuscules divergences étaient parfois les pires. Il avait une impression de dépaysement total dans cet espace relativement dégagé, au beau milieu de cet air beaucoup moins lourd et épuré de toute odeur. De temps en temps, sans qu'il puisse rien distinguer, le chant clair de l'eau se mettait à murmurer juste derrière leurs pas – ils étaient certainement en train de longer un grand canal.

Le seul véritable point commun avec Murano se cachait là : c'était un endroit habité. Au fil de leur marche, quelques silhouettes d'habitations s'étaient avancées vers eux d'un gigantesque pas dans le brouillard, de chaque côté de la ligne tortillée d'une longue rue qu'ils suivaient docilement.

Ils finirent par s'arrêter devant un mur entrecroisé de poutres brunes logées dans la pierre, semblables à de grands barreaux de prison. Leo s'avança et tambourina à la porte avec insistance. Il se mit bientôt à appeler d'une voix autoritaire.

— Que quelqu'un nous ouvre !

Après un court instant, des volets grinçants furent rabattus au premier étage de la maison et une femme d'un âge moyen passa la tête par la fenêtre, chargée d'une lanterne. Sa lumière projeta un faisceau perçant sur toute la largeur de la rue, séparant Luca des deux autres par un trait fin et brillant.

Il s'attendait à ce qu'elle parle, qu'elle s'indigne d'un vacarme pareil en pleine nuit. Mais elle n'en fit rien. L'expression alertée de son visage se ferma peu à peu, se mua en résignation après avoir cheminé par tous les stades allant de la déconfiture à l'appréhension. Elle referma brusquement les volets puis on n'entendit plus rien pendant quelques temps. Luca n'osait presque pas respirer.

Une clef tourna dans la serrure et la même femme se tint bientôt sur le seuil, la lanterne bien haute devant son visage qui restait plongé dans l'ombre. Elle les observa quelques instants sans rien dire puis finit par s'écarter pour les inviter à l'intérieur.

— Merci, Rachel, murmura Leo d'un ton détaché.

Luca fut entraîné brutalement par le col de sa chemise. La femme se recula vivement sur son passage, craignant peut-être de se salir si, par malheur, il l'effleurait.

— C'est lui ?

— Oui.

Elle le détailla longuement. Luca sentait le poids accusateur de son regard glisser sur lui et préférait garder les yeux baissés, mal à l'aise, alors qu'elle poussait des exclamations de surprise et d'indignation. Elle avait dû noter ses cheveux maculés de boue, sa main couverte de sang séché.

— Il aurait bien besoin d'un grand nettoyage, commenta Leo. Vous ne croyez pas, Rachel ?

Luca redressa la tête, interloqué. Un grand nettoyage ? Rachel ne répondit pas immédiatement, comme frappée de mutisme. Puis ses boucles brunes virevoltèrent légèrement lorsqu'elle haussa une épaule et pencha la tête pour mieux l'observer encore.

— Oui, bien sûr. Venez avec moi…

— Désolée, l'eau n'est toujours pas chaude.

Sans attendre de réponse précise et ignorant superbement le « euh » de Luca, elle renversa son grand seau au-dessus de lui. De nouveaux torrents vinrent se mêler au lac d'eau froide dans lequel il baignait. Ses phalanges se pressèrent nerveusement sur le bord du baquet pour faire face à la morsure glacée qui drainait des paquets de boue et de sang dans son sillage. Il voyait les flaques de couleur glisser le long de sa peau sans y trouver la moindre accroche. Ses cheveux avaient dû retrouver leur couleur initiale, ainsi que son visage, il osait l'espérer. Il dégagea un pan lourd de mèches qui s'étaient étalées sur son front et toussa bruyamment.

Ils étaient vraisemblablement juste sous la charpente. Des poutres apparentes et solitaires soutenaient le toit à chacun des angles de la pièce exiguë. Le plancher suintait d'eau claire sous le baquet et l'odeur douce-amère du bois mouillé lui énervait les narines. Il se replia dans les bras immatériels de l'eau, les mains plaqués sur la poitrine et la nuque reposée contre le bord.

Il était exténué. Nerveux. Horrifié. Plus encore, il enrageait. Il aurait préféré que ses ravisseurs fassent preuve de plus de violence ou de cruauté à son encontre ; il aurait aimé être maltraité ou menacé, rien que pour se sentir le courage de riposter franchement - quitte à y verser sang et eau, quitte à se mettre en danger. Mais cette attention sympathique, ces petites manies nonchalantes et curieusement joueuses qui émanaient de Leo le laissaient totalement désarmé. Achille lui-même, sans se montrer agréable, ne parvenait pas à inspirer une véritable haine dans l'esprit de Luca. Pour autant, non, il n'en était pas soulagé. C'était même le contraire.

Quant à leur faire faux-bond... il n'y avait pas songé une seule seconde. Il n'avait pas pu. De sa vie il n'avait jamais osé en rêver : il était dehors. Il ne savait pas encore si cette escapade lui offrirait le meilleur, ou le pire, mais la simple idée d'abandonner ses seuls guides et de chercher à revenir sur Murano le révulsait. Il n'aurait d'ailleurs certainement pas survécu à la traversée en sens inverse : les veilleurs gardaient l’œil. Ils les avaient certes épargnés, mais Luca seul ne valait plus rien. Il n'aurait pas droit à ce genre de considération.

Il avait tenu à garder son vieux pantalon de toile sur lui lorsqu'il avait compris que Rachel avait l'intention de rester dans la pièce, et la masse du vêtement imbibé le tenait lourdement ancré au fond du baquet. Les pas de la femme choquaient le plancher et elle semblait incapable de faire le moindre mouvement sans l'accompagner d'un raclement de la gorge, comme au comble du malaise ou réfléchissant au moyen de se sortir d'une situation critique. Luca la suivit des yeux. Elle tenait dans ses bras un petit tas de linge enroulé.

— C'est ma chemise que vous tenez, avertit-il.

— Oui, répondit-elle simplement.

Elle disparut un moment derrière la porte et revint, les mains vides.

— Mais qu'est-ce que vous allez en faire ?

— Vous n'espériez tout de même pas la garder !

Elle haussa un sourcil et secoua la tête avec incrédulité. Luca remarqua qu'un pantalon et une étroite tunique noirs avaient été soigneusement pliés et disposés au sol. Pour lui ? Il se redressa, tout grelottant maintenant, et enserra ses genoux de ses bras pour se réchauffer un tant soit peu.

Rachel passa une énième fois devant lui. Il saisit au vol une curieuse broderie s'étalant sur sa robe, au niveau de la poitrine. La forme d'un cercle légèrement allongé.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il avant de pouvoir se retenir.

— Comment ?

— Le cercle cousu sur votre vêtement, j'en ai vu parfois sur Murano. Qu'est ce qu'il signifie ?

Elle s'arrêta, poussa un soupir et cligna des yeux.

— Il signifie que je suis en grand danger.

Luca fronça les sourcils de surprise, mais ne dit rien. Il attendit patiemment qu'elle reprenne la parole.

— Ce n'est pas étonnant que vous ayez déjà aperçu ce symbole. Tous les juifs sont tenus de le porter.

— Oh.

Il se recroquevilla une nouvelle fois au fond de l'eau. Il avait bien peur de ne pas comprendre. La fatigue, elle, s'était comme envolée.

— Vous les connaissez ? demanda-t-il pour changer de sujet.

— Pardon ?

— Les deux personnes, en bas.

Il brûlait d'en savoir plus sur leur compte.

— Oh non, je…

— Alors pourquoi sommes-nous ici ? Que veulent-ils faire de moi exactement ?

Elle se frotta le front d'une main tremblante, baissant les yeux au sol. Les raclements de gorge avaient tout d'un coup cessé. Un écran de fumée qui n'avait jamais servi qu'à tenir la réalité à distance, sans y parvenir, et s'était tout simplement évaporé au moment même ou Luca avait osé briser sa mascarade.

— Je ne peux pas vous dire, murmura-t-elle. Je ne sais pas.

— Ce Leo connaît votre prénom, pourtant, souligna Luca à voix basse. Vous les attendiez ce soir ?

— D'accord, je les connais. Un peu. Mais pour le reste je ne sais rien, je vous l'ai déjà dit.

Luca se tut. Il se remémora leur arrivée un peu plus tôt dans la soirée. Elle l'avait longuement regardé, puis avait lancé « c'est lui ? ».

Elle mentait. Mais il pressentait qu'elle ne lui révélerait rien, quels que soient les efforts déployés pour lui soutirer des informations supplémentaires.

— Ils m'ont... apparemment, ils m'ont sauvé la vie, souffla-t-il dans le vague, posant son menton contre ses genoux. Sur Murano il s'est passé quelque-chose. Quelque-chose que j'ai du mal à comprendre.

C'était la première fois qu'il se laissait aller à parler aussi longuement. Il en ressentait de la surprise mais, curieusement, aucune gêne. Tremblotant dans son baquet d'eau froide où la boue et le sang avaient élu domicile côte à côte, deux tourbillons de couleurs dépareillées, il comprenait que s'exprimer lui faisait du bien et lui semblait plus approprié que le silence. Et puis, il doutait de jamais revoir cette femme un jour. Les malheureuses paroles qu'il lui adressait maintenant ne changeraient rien à rien.

— Ils sont venus me trouver chez moi, en me disant de les suivre si je tenais à la vie. Si vous aviez vu le massacre que…

— Je ne veux rien savoir monsieur, coupa Rachel en secouant la tête. Je vous préviens.

Ses joues s'étaient empourprées et son visage affichait une mine presque agressive. Puis son expression se détendit à nouveau. Luca l'observa sans rien dire ; il était terriblement difficile de décortiquer cette nouvelle émotion qui s'était peinte sur ses traits et lui donnait un air presque las.

Était-ce de la peur ?

En redescendant l'escalier étroit qui l'avait mené aux combles, vêtu des habits noirs qu'il avait aperçus plus tôt, Luca se sentit plutôt bien. Ou beaucoup mieux. Cela faisait des lustres qu'il n'avait pas eu l'occasion de s'immerger entièrement dans l'eau propre. En plus de cela, il trouvait que ces vêtements se mariaient étrangement bien à ses mouvements.

Rachel le poussa sur l'omoplate avec mauvaise humeur. Il aurait tout le loisir de s'amuser avec sa nouvelle tenue, mais plus tard ; pour le moment il encombrait le passage. Il dévala les marches restantes et se trouva en bas.

Tout à l'heure il n'avait pas pris le temps de détailler la pièce. Maintenant que la plupart des chandelles au mur était allumée, il constata qu'il s'agissait d'une auberge. Encore une. Les planches soutenues par de lourds tréteaux étaient faites d'un bois de bonne qualité, d'une couleur sombre et crémeuse. Il en aurait peut-être ri dans d'autres circonstances, tant cela allait à l'encontre de ses habitudes.

Les deux hommes se trouvaient là, au fond de la salle. Achille était adossé au mur et fixait un point devant lui, l'air inexpressif au possible. Leo avait tiré un tabouret à lui et s'était assis. Luca sentit tout son entrain et les quelques restes de sa bonne humeur partir en fumée. Il avait inconsciemment espéré les voir disparaître, comme le vulgaire fruit de son imagination fiévreuse. Mais ils semblaient bien réels. En chair et en os.

Leo était occupé à examiner une de ses bottes en cuir qu'il tenait à bout de bras. En entendant le glissement volatile de leurs pas il leva les yeux et adressa un sourire à Luca, mais n'en reçut aucun en retour. Sur la table, devant son visage, se trouvait un bol en terre cuite, et les petits tourbillons qui s'en échappaient noyaient ses traits dans la vapeur.

— Ah oui, Rachel, je me suis servi dans les réserves, dit-il comme si de rien n'était. Je me suis permis…

— Bien sûr, bien sûr, répondit Rachel d'un ton évasif en esquissant un petit geste de la main.

Elle détourna le regard.

— Je t'ai préparé quelque-chose à manger, continua t-il à l'attention de Luca.

Son sourire blanc s'intensifia.

— Pourquoi ? trancha le jeune homme avec mauvaise humeur.

Leo parut surpris. Avant de répondre, il prit le temps de rechausser sa botte et de la lacer jusqu'à l'extrémité. Puis il se redressa très lentement, haussant les épaules.

— Rien ne te dit que tu auras l'occasion de manger avant quelques jours. Alors maintenant assieds-toi ici et mange.

Le ton s'était fait cassant. Luca s'assit sans protester davantage et se saisit de la cuiller en bois. Puis il ne s'accorda plus que le minimum d'activité cérébrale requis pour la tâche qu'il effectuait. Des légumes. Brûlants, ce qui rendait le processus difficile. Le goût lui paraissait étrange mais comme il avait faim, il préféra s'en contenter.

0 ~ * ~ 0

Rachel préféra quitter la pièce. Sans rien dire, elle recula et glissa jusqu'à la tenture tendue sur l'arrière de la salle. Elle laissa mollement retomber le pan derrière elle et la vision incongrue de ce petit groupe dépareillé, rassemblé autour d'une de ses tables dans le plus grand silence, se volatilisa. Rachel eut presque peine à croire qu'ils se trouvaient bien là, tant l'image paraissait absurde.

Dans la remise la lumière était beaucoup moins forte et empruntait la couleur dorée du tissu. Elle se laissa choir sur un empilement de palettes, en bout d'une rangée de tonneaux disparates et suintants de traînées alcoolisées. L'odeur trouble de poussière et de vin mêlés la laissait complètement indifférente. Elle ne la remarquait même plus après toutes ces années.

Lentement, maintenant que plus personne ne la voyait, ses mains se mirent à trembler comme deux feuilles par grand vent. Elle eut beau les nouer ensemble et les maintenir serrées contre sa poitrine, les soubresauts refusaient de la quitter. C'était comme si deux paumes infiniment plus grandes la froissaient de la tête aux pieds et cherchaient à l'écraser comme un fruit déjà trop mûr.

Elle avait été stupide de s'engager là-dedans. Néanmoins elle ne pouvait que regretter et regretter encore, sans espérer rien d'autre.

— Qu'est-ce qui vous prend, Rachel ? susurra soudain une voix dans son dos, à peine audible.

Une main légère effleura l'arrière de son oreille. Le contact semblait durer sur sa peau sans qu'elle sache s'il résultait de son imagination. Elle voulut s'y soustraire et bascula en arrière, butant contre le mur.

— Qu'est-ce que vous voulez ?

Elle pivota à demi dans un nuage de poussière volatile. Deux yeux grands et bruns tout près d'elle l'observaient attentivement. Cinq taches plus claires dans le noir, comme tendues dans sa direction, suggéraient qu'une main était encore déployée vers elle.

— Quoi ? revint la voix de Leo dans un feulement sourd. Tu n'avais pas déjà oublié, quand même?

Son visage aiguisé mais harmonieux s'imprima peu à peu devant elle à mesure que sa vision s'adaptait au manque de luminosité. Elle vit jusqu'aux fins entrelacs en forme de nuage sur la pommette droite.

— Non, je ne vous avais pas oubliés. Mais tout ceci…

— C'est trop tard pour faire marche arrière, et tu le sais.

Rachel vit les doigts tendus vers elle se rétracter souplement. Ils paraissaient plus longs, plus fins que la normale, agiles et grouillants comme de petits insectes. Ils disparurent et lui arrachèrent un frisson. L'autre sembla le remarquer.

— Ce que tu es naïve.

Une phrase énoncée calmement, comme si les mots ne faisaient que constater une réalité sans vouloir y apporter aucun jugement. Rachel n'en comprit pas bien le sens. Leo se déplaça nonchalamment devant elle, s'approcha des tonneaux rangés contre le mur pour se hisser avec une facilité déconcertante au sommet de l'un d'eux et s'y asseoir, laissant les jambes pendre lestement dans le vide. Rachel dut se contenir pour ne rien dire. Un tel sans-gêne la mettait hors d'elle.

Elle n'oserait pas protester.

— Vous avez quelque chose pour moi, n'est-ce pas ? demanda-t-elle à la place.

— J'aime mieux ça ! gloussa-t-il toujours dans un murmure, plus aigu et presque joyeux. Bien sûr que j'ai quelque chose pour toi. Attends, je l'ai dans ma poche.

Un bruit léger et métallique se fit entendre. Un pendentif gris et scintillant se balança bientôt depuis le tonneau, juste devant Rachel, comme pour la narguer. Il y avait quelques gravures sur sa surface, de petits fils creux qui s'emmêlaient les uns dans les autres. L'objet était retenu par la chaîne à son extrémité. C'était un pendentif. Il avait l'air assez vieux mais on ne pouvait douter de sa valeur en le voyant ; il avait appartenu à quelqu'un de riche.

— Le pendentif du directeur ? C'est tout ?

Un grognement mécontent tourbillonna jusqu'à elle. L'ombre de Leo sembla s'élever du tonneau comme par magie et fondit sur elle si rapidement qu'elle n'eut pas le temps de se reculer. Une main petite et froide vint de nouveau survoler sa peau, à l'endroit de la gorge cette fois, peut-être en guise de menace.

— Ne vous mettez pas en colère ainsi, grinça-t-elle.

— Prends-le.

Rachel soupira de résignation et tendit une main. L'objet tomba au centre de sa paume ouverte, qu'elle referma par réflexe. Il était lourd et frais, en argent massif.

— Voilà qui est fait ! Prends-en soin surtout. Bon, j'y retourne, sinon mon cher protégé va finir par avoir des soupçons.

— C'est ça, partez. Disparaissez et ne revenez plus jamais ici.

Pour toute réponse il y eut un rire étouffé puis, après quelques secondes d'immobilité et de silence parfaits, une série de pas mesurés qui s'en retournaient à la tenture. La lumière dorée filtrée par le tissu coula le long des murs jusqu'au plafond puis suivit le même chemin en sens inverse quand Leo le laissa retomber. Rachel était de nouveau seule.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
vefree
Posté le 30/11/2012
Il était temps que je revienne, quand même ! Ça faisait un moment que je me disais de revenir lire la suite et ça ne collait jamais à mes priorités. Ainsi, enfin, je trouve un moment.
Voilà un chapitre emprunt de mystères d'un bout à l'autre. Luca, complètement vanné, ne comprend pas ce qu'on lui veut et ce qu'il fait dans cette galère. Pourquoi, on le malmène, puis qu'on le nettoie et qu'on l'habille proprement... pourquoi Leo et Achille sont ainsi envers lui, mi-méchant, mi-attentifs... Rachel, cette inconnue aussi... d'ailleurs, pas tranquille, elle non plus. Les ombres semblent se matérialiser en menaces mystérieuses et arrangements non moins étranges. Bon, je me souviens dans ma dernière lecture qu'il y avait des Dix qui tiraient les ficelles derrières, mais j'ai un peu tout oublié, en fait. En tous cas, ils semblent être juste en transit dans la maison où se trouve Rachel.
Ce qui est bien, c'est que l'ambiance suspicieuse est très bien rendue. D'autant que ça se déroule pendant la nuit en compagnie de gens inconnus et certains surgissent de nulle part en plus. Brrrr ! Y'a de quoi avoir les foies. Je regrette de laisser autant de temps entre mes lectures car je ne peux saisir s'il reste des incohérences, mais il me semble que non. En tous cas, les descriptifs sont excellents et très visuels.
Allez, dès que je peux, je lis la suite.
Biz Vef' 
Jamreo
Posté le 30/11/2012
Coucou vef! 
Luca, malmené? mais noooon, mais non. C'est juste qu'ils ne savent pas comment faire (Achille en particulier. Quand on naît brute on le reste :p). Rachel? Loin, très loin d'être tranquille. Il faut dire qu'avec l'Etablissement dans lequel on l'a enrôlée et les discriminations concernant sa religion, elle a toutes les raisons de se faire du souci. Oui, il y a bien un des Dix derrière tout ça. Et ce sera un peu mieux expliqué par la suite, du moins j'espère. 
Oh tant mieux si l'ambiance t'a paru adéquate. Et les dialogues aussi! (j'ai de plus en plus de mal avec eux, j'ai l'impression. Ou alors c'est que je n'ai jamais été à l'aise xD ). Du coup très contente que ça t'ait plu! Pour les incohérences ... si tu n'en as pas relevé, c'est plutôt bon signe. ouf ^^ 
Merki <3 
Aliv
Posté le 07/10/2012
Plus j'avance dans la lecture, plus le mystère s'épaissie.
Cela me plaît énormément.
Je reviendrais lire la suite, tu peux compter sur moi.
à bientôt. 
Jamreo
Posté le 07/10/2012
Le mystère s'épaissit mais reste dans les limites du raisonnable j'espère? ^^'
Than you Aliv, ravie de voir que tu as accroché. A bientôt  :)
Slyth
Posté le 03/07/2012
Génial, encore de nombreux passages modifiés !
Bon, je me doute que ça a dû être un gros travail pour toi mais j'apprécie vraiment toutes ces nouvelles scènes, elles me plaisent beaucoup ! Et bravo à toi !  ;)
Il les juste avant de recevoir un petit coup sur une joue. Peu après le début du texte, il manque un petit mot   ^^
Ca peut paraître bizarre mais je me suis pas mal arrêtée sur la rencontre Rachel - Luca : je trouve qu'elle l'observe avec beaucoup d'insistance quand le groupe débarque dans l'auberge. Comme si... il lui disait quelque chose.
Leur conversation ensuite m'a beaucoup plu. C'est chouette que Luca puisse enfin insister un peu et obtenir quelques réponses, aussi vagues soient-elles. Et cette histoire de cercle cousu sur le vêtement... les juifs, vraiment ? Je sais que c'est un peuple qui a été longtemps persécuté à travers les siècles mais j'ignorais cette pratique-là. As-tu mené des recherches ou est-ce inventé de ta part ?
En tout cas, j'avoue que ça m'a fait drôle de voir une telle marque de ségrégation dans ton texte. J'ai l'impression que ces cercles ont leur importance dans cette histoire mais je ne saurais dire laquelle par contre.
Finalement, je vais être bien incapable de formuler des hypothèses quant à l'identité de la personne qui agresse Rachel a la fin de ce chapitre. Comme elle vient tout juste de quitter la pièce, j'ai du mal à imaginer que quelqu'un d'autres que les trois protagonistes que nous connaissons (Luca, Leo et Achille) ait pu entrer sans être remarqué. A moins qu'il n'ait été tapi là depuis bien plus longtemps... Mais bref, je ne vais pas m'éterniser parce que je n'ai absolument aucune idée de qui ça peut être !  ^^''
Par contre, je file vite fait au chapitre suivant ! 
Jamreo
Posté le 03/07/2012
Yeah de nombreux passages modifiés. Ca représente pas mal de travail, c'est sûr, mais le texte en a vraiment besoin. Fiou. Et ... effectivement ... merci d'avoir relevé cette phrase étrange ^^
Rachel dévisage Luca avec beaucoup d'insistance, certainement parce qu'elle sait ce qu'il va lui arriver ensuite. Ou croit le savoir. Hem, ça recommence, je ne suis pas claire x)  Ah, pour les cercles sur les vêtements c'est effectivement une pratique qui a existé à Venise, ça m'a fait un peu drôle de l'apprendre aussi. En revanche je n'ai pas approfondi les recherches, donc ça s'éloigne peut-être pas mal de la réalité. Haha, ils auront peut-être leur importance par la suite, who knows ^^
Hoho. Il y avait quelques indices quant à l'identité de cette personne, mais peut-être pas assez évidents. De toute façon la réponse viendra, tôt ou tard, c'est certain ^^
Merci bowcoup encore une fois, vraiment. En espérant que toutes ces nouveautés ne te déstabilisent pas trop ^^'
Vous lisez