V - En temps de guerre

Par Jamreo

II . V 

 

1339 – duché de Milan

La Couleuvre noire était une église milanaise, achevée sous le règne du seigneur Galeas Visconti. On ne l'avait pas construite à Milan même ; en réalité, elle était rejetée à la limite sauvage de la seigneurie. Juchée au fin fond d'une prairie étriquée, un ruisseau d'eau claire en faisait presque le tour avant de délier son ruban plus à l'est et de s'enfuir dans les ombres.

Si la Couleuvre se terrait au cœur du désert naturel, c'était dans l'espoir de se faire la plus discrète et déterminée possible contre la menace des buveurs de sang. L'endroit se trouvait à environ trois lieues de la ville, protégé par les arbres, soldats muets ordonnés en rangs quasi- inextricables. La lumière du soleil filtrait difficilement à travers leur ramure et se colorait de vert sombre. Le moindre de ses faibles rayons, bien loin de tomber du ciel, semblait remonter directement des profondeurs froides du sol.

On racontait souvent dans les rues de Milan que l'actuel seigneur avait repris l'entreprise de son père et reconstituait son armée des plus singulières, tombée en désuétude depuis plus de dix ans. On disait aussi que cette armée se constituait d'anciens moines d'un ordre que l'on appelait la Confrérie blanche, une confrérie recluse et très discrète née dans les contrées de Milan. En réalité personne n'avait jamais rencontré un seul de ses membres ; pourtant on s'accordait à les respecter. On leur prêtait également une force incroyable mais un caractère trop effacé, trop peu enclin à se mêler du monde extérieur pour que celle-ci soit d'une quelconque utilité à Milan en temps de guerre.

Mais, comme pour raviver un éclat d'espoir, on soutenait que l'armée du duché se constituait précisément d'anciens moines blancs. Les ombres aperçues au coin des rues, vite évanouies et accompagnées d'un cliquetis d'armes, étaient prêtées à ces soldats mystérieux. Leur volonté et le sentiment d'appartenance à leur Ordre, à l'époque des premières attaques de buveurs de sang, n'avaient pas survécu à une vague de conflits idéologiques. A la différence de leurs congénères, ils avaient décidé de s'impliquer. Lorsqu'ils ne se rassemblaient pas à la Couleuvre ils veillaient silencieusement sur Milan, arpentant ses rues aux heures de nuit et se repliant dans les ombres pour ne pas être aperçus. Ils étaient des protecteurs timides et peu demandeurs d'attention. Milan allait mal, les buveurs de sang avaient refait surface dans les environs et se rapprochaient de toutes parts par les chemins tortueux des bois : les frères de la Couleuvre étaient revenus et suivaient maintenant avec le bras droit du nouveau seigneur un entraînement exigeant pour reprendre leur dur labeur de protecteurs. Dans les premiers temps la création du sous-ordre avait provoqué tant de remous dans le monde militaire et religieux que Milan s'efforçait de garder l'entreprise secrète aux yeux de ses rivaux et alliés d'Italie. Éthérés, entourés de silence et presque invisibles, les frères de la Couleuvre avaient bientôt été surnommés les Anges et on s'était mis à leur prêter des pouvoirs surhumains.

La Couleuvre, quant à elle, se caractérisait par deux colonnes de pierres noires nanties de rocs d'un blanc éblouissant. Des deux couleurs, on n'avait retenu pour le nom que la plus sombre. La pointe frôlait les plus hautes branches. Deux autres plus petites et plus basses l'encadraient de chaque côté, aussi parfaitement noires qu'elle était blanche et, au sommet de chacune, cri de guerre muet lancé par-delà la forêt, flottait un drapeau sur lequel se trouvait une grande couleuvre. Elle était noire et non couleur d'azur comme celle de la famille Visconti ; c'était pour mieux rendre compte de la haine que nourrissaient les seigneurs envers les meurtriers, haine que reflétait également le corps de l'animal enroulé sur lui-même et la gueule béante.

La gueule tout aussi grande ouverte du monstre fit mine de se refermer autour du bras de la femme qui courait à en perdre haleine. Elle sursauta, trébucha, se redressa sans même se laisser le temps de prendre une inspiration.

Il n'y avait personne derrière elle. Plus personne. Soulagée de pouvoir mettre cette sensation cauchemardesque sur le compte de ses divagations maladives, elle grimaça en enfonçant deux doigts dans la déchirure qui béait à son flanc. Sa robe s'imbibait de sang lourd et noir ; elle sentait le liquide nauséabond quitter son corps à chaque mouvement. Elle l'avait vu, un drapeau d'argent se balançant au gré du vent. Elle n'était plus très loin.

Un hurlement glacé s'enfonça dans le silence avec la violence d'une lame. Tremblante, fourmillante de souvenirs encore si récents, tantôt dépourvus de couleurs, tantôt fardés de teintes et d'émotions aveuglantes qui lui martelaient l'estomac, elle compressa sa blessure du mieux qu'elle put et se remit à courir.

Elle avait aperçu la flèche de la Couleuvre. C'était là-bas qu'elle trouverait de l'aide contre les démons qui avaient attaqué sa famille sur les routes. Une bête, une immondice de l'Enfer la poursuivait encore dans ces bois. Il l'avait mordue, il avait aspiré la texture spongieuse de la chair et léché les flots de sang qui s'étaient échappés de sa peau meurtrie.

L'éclat blanc immaculé de la Flèche se découpa sur le fond bleu du ciel, déchirant le voile des arbres. Elle se rua dans le fouillis de branches sans prêter garde au bois acéré qui lui trancha les joues et la poitrine. Le froid du sous-bois l'attaqua à la gorge et faillit lui faire courber l'échine. Suffoquée, elle dut s'arrêter un moment pour adapter ses poumons à l'air ambiant. Des racines à fleur de terre semblaient remonter vers ses membres pour la saisir et l'attirer dans l'obscurité. Elle se remit à marcher sur un tapis d'insectes bruissants, tendant un bras devant elle pour écarter les branches les plus basses. Ses cheveux s'arrachaient par mèches entières, sa peau se fendait contre la dureté sans pitié de la nature.

Un bruit de feuilles déchirées et un feulement de satisfaction dans son dos lui retournèrent l'estomac. Le monstre l'avait suivie. Elle faillit s'évanouir et serra les dents de plus belle.

Le sous-bois semblait s'étirer à l'infini devant elle. Au moment précis où le désespoir menaça de la faire ployer, elle s'extirpa du nid assassin et se cogna le front contre de la pierre. Elle leva les yeux, à bout de souffle. Elle était arrivée.

— Ouvrez-moi ! Ouvrez ! implora t-elle au pied de la grande double porte scellée de la Couleuvre.

Une gravure de serpent noir comme la nuit, entortillé autour d'une épée brandie, lui souriait de son air féroce et sans appel sur un bois déjà colonisé par la mousse.

Des pas de plus en plus proches ébranlaient la terre, accompagnés de grognements rythmés par ce qui semblait être une longue mélodie informe et terrifiante, gardienne d'une logique inatteignable. Un chant où la folie et ses lois inébranlables, ses revers de structure déficiente prenaient tout leur sens et leur solidité. Effarée, épuisée à mourir, elle sentit son esprit basculer lentement vers un monde de fumées et d'hallucinations nerveuses. Elle gratta la porte, se fichant des échardes sous les ongles sans rien ressentir. Une flaque de son propre sang se formait sous ses jambes flasques.

— Je vous en prie ! cria-t-elle une dernière fois.

Les portes s'ouvrirent alors, comme touchées, repoussées par sa voix. Elle tomba en avant sans pouvoir se retenir et son visage s'écrasa sur un sol de pierre.

— Vite ! chuchota quelqu'un en la saisissant par un bras pour la traîner.

Elle avait fermé les yeux et ne parvenait plus à les rouvrir. Elle entendit que l'on refermait les portes, solidement. Puis des pas retentirent tout autour d'elle dans l'atmosphère froide et scellée de l'église. Son flanc s'écornait sur la pierre ; elle protesta aveuglément contre la violence faite à son corps mais l'homme qui la tenait, de deux mains gantées, ne lâcha pas prise.

— Il y en a un dehors, résonna une voix profonde, à laquelle répondirent plusieurs cliquetis et un tintement de lame.

— Convoquez... convoquez les Anges, murmura la femme blessée dans un souffle.

— Calmez vous, supplia la voix de celui qui la tenait toujours.

Il la laissa retomber. Elle toussa, sentant les volutes rouillées du sang se répandre dans sa bouche : elle s'était mordu la langue. Elle réussit à ouvrir les yeux, au prix d'un immense effort et vit un crâne chauve, un nez crochu et deux yeux aussi terrifiés qu'elle.

— Ils sont revenus.

— Nous savons, dit-il d'un ton où transparaissait une angoisse glacée.

Il était vêtu de bure noire et portait une croix autour du cou. Elle tourna la tête pour échapper à ses yeux brillants de larmes. Une autre silhouette s'était précipitée dans un coin de sa vision, réduite à un mouvement fugace et presque imperceptible : un autre homme tout en noir, qui avait surgi et couru pour s'agenouiller devant l'autel, figé dans un déséquilibre presque comique, les membres étirés pour se stabiliser dans son glissement improbable avant de finalement se laisser choir et d'articuler une prière en latin.

L'église était sombre et exiguë. Le sol ainsi que les murs étaient recouverts d'un noir entrecroisé de fils d'argent tracés au pinceau. Il y avait un unique vitrail circulaire, brouillé et sans couleur, au-dessus de l'autel. Au plafond une fresque récente montrait deux couleuvres noires étrangement fines, la tête auréolée d'or et de filaments d'argent. Elles encerclaient deux mains recourbées. Le symbole de la Couleuvre à l'affût des buveurs de sang. La femme revit en un éclair les bras de la bête qui l'avait prise en chasse. Déchirés par des griffures, des morsures entrecroisées.

— Nous savons, répéta l'homme aux mains gantées. Lorsque nous avons eu vent de la nouvelle invasion de monstres dans nos contrées, nous avons été très peu nombreux à nous réfugier ici. Pauvre de Milan... il nous faut appeler les Anges au plus vite.

— Tobald, retentit alors la même voix profonde de tout à l'heure.

Le moine aux yeux emplis de larmes releva la tête et elle se dévissa le cou pour enfin mettre un visage sur cette voix grave et imposante. Un soldat en côte de maille, passée par dessus un costume blanc où s'étirait une grande croix noire, s'avançait en dégainant sa lame. Il était suivi d'un page en col de dentelle armé d'une corde ; tous deux portaient aussi des gants, détail qui atteignit brutalement l'esprit comateux et entortillé de la blessée. Un malaise viscéral et incompréhensible lui remua le ventre. Le soldat la jaugea un instant puis se détourna et posa une main sur l'épaule du moine.

— Tobald, il faut faire vite. Écartez-vous d'elle.

Il s'exécuta avec un geignement. Au dehors quelqu'un, quelque chose s'éraillait les ongles et les dents sur la pierre. La créature laissa bientôt échapper un cri de rage qui s'inscrivit douloureusement dans l'atmosphère de l'église. L'homme agenouillé devant l'autel redoubla d'ardeur dans sa prière, élevant sa voix tremblante au-dessus du vacarme inhumain.

Le soldat se mit difficilement à genoux, épée brandie, et asticota la femme du bout de sa lame. Elle se contorsionna pour apaiser la douleur cuisante qui s'était ancrée à son flanc et serra les lèvres pour ne pas crier. Elle ressentit une tristesse indicible en voyant l'homme de plus près : c'était donc cela, un Ange ? Il n'avait rien de pur, rien de bon. Son visage était dénué de toute sainteté, brut et terriblement humain.

— Non, je ne suis pas un Ange, railla-t-il comme s'il avait pu entendre ses pensées.

À ces mots, une vague de soulagement l'engloutit. Elle inspira profondément mais une douleur morcelée fourmilla aussitôt dans sa poitrine et bloqua sa respiration.

— Que vous est-il arrivé ? tonna le soldat sans se préoccuper du mal qu'il faisait.

— Nous revenions de voyage... des bêtes nous ont attaqués.

— Comment étaient-elles ?

— Elles avaient forme humaine. Les bras griffés et blessés, comme si...

Elle revoyait avec tant de netteté ces bras labourés et parcourus de cicatrices disparates qu'elle eut envie de vomir et dut se mordre le poing.

— C'est une bête comme celles que vous avez décrites qui vous a mordue ? jeta la voix grave, à la manière d'un ordre.

Elle hocha la tête plusieurs fois, les joues maintenant inondées de larmes. L'homme en côte de mailles se remit sur ses pieds en soufflant longuement.

— Orlano, lança-t-il en tendant une main vers le page. Allez chercher les cailloux.

Le latin chevrotant s'était soudain évanoui dans les entrailles de la Couleuvre. Les hurlements sauvages et affamés avaient disparu eux aussi, offrant une trêve inespérée, un silence pesant.

— Je vous en prie, plaidait Tobald. Elle a besoin d'aide. Il faut la soigner.

Le page dénommé Orlano s'était précipité sur le côté de la nef et revenait avec un sachet de toile bruissant, serré par une cordelette. Pourquoi des cailloux ? La blessée ne comprenait plus rien. De son autre main, le garçon tenait toujours la corde levée devant sa frêle poitrine, comme pour se préserver d'un danger mortel. Sa lèvre frémissait de panique.

— Tenez-vous devant elle, Orlano. Maintenant.

— Attendez... non, murmurait-elle en tentant de s'asseoir, les mains serrées sur son flanc ouvert.

Sa vision se brouillait. La douleur elle-même semblait refluer. Des fourmillements se propagèrent sous sa peau, depuis la hanche jusqu'au genou. Bientôt, dans tout son corps, les mêmes convulsions froides et nerveuses la traversèrent.

— Vous ne pouvez pas faire cela ! hurla Tobald.

— Je n'hésiterai pas à vous tuer si vous vous mettez sur mon chemin, gronda le soldat.

Il attrapa la blessée par les cheveux, faisant bien attention de ne pas entrer en contact avec le sang qui se répandait en un lac immobile sur les pierres.

— Elle est contaminée. Voyez comme elle tremble ! La maladie la tient déjà ; bientôt elle sera l'une des leurs. Orlano, allez-y. Versez-lui les cailloux. C'est le seul moyen.

C'était la coutume pour les buveurs de sang. Une pierre, ou bien des gravillons dans la bouche confinaient l'âme dans le corps en putréfaction et empêchait un retour d'entre les morts. Le jeune page pleurnichant s'approcha de l'infortunée tandis que le soldat vêtu de blanc, cet homme si étrange, tenait de ses gants sa chevelure et la contraignait à incliner la tête vers le plafond. Elle n'eut pas la force de résister. Les brumes de l'inconscience fondaient déjà sur elle et elle sentit à peine le contact des cailloux qui se déversaient entre ses lèvres, sur sa langue ; un simple sursaut la remua lorsqu'un caillou pointu se ficha contre son palais. Elle ne sentit pas le reste dévaler sa gorge et s'y coincer. Elle ne sentit pas son corps refuser à grands tremblements les miettes assassines, ni la corde que le page avait apportée se resserrer autour de son cou afin de l'étrangler plus rapidement. Le noir s'insinua dans sa tête et tapissa son crâne, de sorte qu'elle ne sentit plus rien du tout. Envolée, la douleur. Terminée, cette suffocation, cette lente progression à travers un marais d'angoisse et de gêne.

Le corps sans vie bascula en arrière et s'écrasa contre la pierre, tout à fait immobile. Le soldat qui avait serré la corde la lâcha, recula et se signa.

— Dieu nous pardonnera, souffla-t-il.

 

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1432 - Venise

 

Le doge Foscari était assis dans une gondole peinte en noir. La forme penchée d'un campanile se précisait sur le croissant pâle de l'horizon, comme prête à se laisser doucement emporter dans un courant de lassitude et à tomber sur la terre ferme. Ils dépassèrent l'édifice. Foscari détourna les yeux et exhorta le rameur à accélérer la cadence. La gondole s'enfonça dans un canal sinueux et recouvert d'ombres, sous lesquelles l'eau ronronnait et ondulait silencieusement. L'air était particulièrement froid, dans ce canal. Le doge fit disparaître ses mains nues sous son grand habit. Il rentra la tête dans les épaules en écoutant les cris disparates de quelques oiseaux amoureux de l'humidité, dérangés dans leurs occupations par le passage du bateau.

Ils débouchèrent enfin sur l'étendue de la mer. Le rameur longeait la rive de Venise. Sur la gauche les innombrables arcades du palais des Doges apparurent enfin : petites, l'air presque fragile dans leur vêtement de marbre, supportant une façade en briques qui décrivait un grand rectangle autour d'une cour intérieure protégée des caprices marins. Lorsque l'embarcation s'arrêta et se stabilisa enfin, Francesco Foscari s'en extirpa avec des gestes patauds, glissa un dernier ordre à l'homme qui l'avait escorté et regagna le palais. Il passa sous une arcade triangulaire. Une porte s'ouvrait sur la cour intérieure qu'il traversa de biais, d'un pas alerte.

Il monta directement au bureau, l'esprit tout occupé par les papiers qu'il devait achever, les personnes qu'il devait rencontrer, les ordres qu'il devait déployer à gauche ou bien à droite. Pourtant, arrivé dans son cabinet de travail, il ne put se résoudre à s'asseoir ni à prendre la plume. Son œil était captivé par la fenêtre et par les reflets de la mer. Il resta là, statufié. Deux minutes. Trois.

— Francesco.

Il se retourna, surpris d'entendre son prénom résonner entre les murs du palais aussi impunément. Le seigneur Quae venait d'entrer. Il le vit s'avancer, drapé dans sa toge au liseré d'or et les mains jointes comme celles d'un homme d'église plongé dans ses réflexions sur un sujet primordial, un dilemme catastrophique. Le visage de Foscari reprit sa place dans le moule de neutralité qu'il s'était confectionné. Il dissimulait ainsi avec plus ou moins de réussite le lit de charbons ardents sur lequel reposait son esprit, s'y contorsionnant de fureur, cherchant une échappatoire possible et n'en voyant aucune.

Francesco Foscari n'était pas quelqu'un de stupide, ni de très populaire. Parfois il se disait qu'il aurait fallu être doté de moitié moins d'ambition et avoir le pouvoir en horreur pour être apprécié des vénitiens. Pourtant, il ne regrettait pas sa nature conquérante car elle lui assurait la crainte – et même un semblant de respect guerrier, sanglant, mais un respect tout de même – de l'Italie continentale. Aussi bien de la part de ses ennemis que de celle de ses alliés.

Quae, le président du Conseil des Dix, était pratiquement le seul à l'appeler, publiquement ou en privé, par son prénom. Les quelques autres privilégiés étaient des membres de sa famille. Mais cela dépendait encore de qui ils étaient, du fait qu'ils étaient avec Foscari en conflit déclaré ou non, de quelle branche de la famille ils venaient exactement.

— Francesco, répéta Quae, circonspect.

— Oui, oui. Qu'allez-vous me dire cette fois-ci ?

— Vito Galladun a été soumis à la torture. Il a avoué un certain nombre de choses compromettantes. Encore une fois, Danila Deontan nous a été d'une grande aide. Elle disait bel et bien la vérité.

— Qu'allons-nous décider pour la punir de son audace ?

Quae ne répondit rien, venant se poster près du doge pour scruter lui aussi le ciel par la fenêtre. Il devait parfaitement savoir de quelle audace il était question. Deontan, cette vermine qui se prenait pour une grande dame et voulait entraîner sa lignée entière dans un semblant de noblesse, avait trouvé le moyen de graisser la patte de certains gardes et des veilleurs vénitiens pour faire sortir deux de ses espions de Murano.

— Je ne crois pas qu'il soit vraiment sage de la punir, murmura enfin Quae.

— Mais cela ne manquerait pas d'impressionner. Le ghetto nous file entre les doigts, je le sens. J'ai l'impression… j'ai l'impression d'un bois constamment privé de lumière au fin fond de mes terres. Un lieu dont personne, pas même moi, ne sait rien. Infranchissable.

Le doge avait froncé le nez à l'évocation de cette image. Elle lui trottait dans la tête depuis longtemps. Depuis son accession au pouvoir, en fait. Murano était une forêt inextricable, déserte en apparence mais grouillante de vie en son cœur. Une vie malsaine. Il n'avait jamais fait part de son sentiment à personne. De l'avoir traduit en mots ici même l'emplissait d'un énervement inattendu, mêlé d'ironie et de moquerie envers le vieillard qu'il était en train de devenir, à l'aube de la soixantaine.

— Je ne vous parle évidemment pas de la tuer, reprit-il. Elle nous est bien utile. Nous avons besoin d'une traîtresse implantée directement sur le territoire. En cela, elle n'a pas de prix. Non, je vous parle de… simplement… marquer les esprits. Vous voyez ?

Quae ne dit toujours rien. Foscari pinça les lèvres, énervé, frustré de la lenteur et de l'imperméabilité légendaire de son interlocuteur.

— Et concernant Galladun ? dit enfin celui-ci d'un ton sans remous.

— Eh bien, cela dépend, s'exclama le doge, agité. A-t-il tout dit ?

— Je n'en suis pas certain. Cette histoire me paraît vraiment improbable. Elle ne tient pas debout ; pourquoi vendre l'un de ses souffleurs au duché de Milan ?

— C'est ce qu'il vous a dit ?

— En d'autres mots, oui. Mais pourquoi faire une chose pareille ?

— Je ne comprends plus, se plaignit Foscari. Vous avez raison. Ses ateliers lui rapportent déjà beaucoup d'argent, en plus de lui conférer bien trop de pouvoir à mon goût. Vendre l'un de ses éléments ne serait intéressant que sur le très court terme car il se prive lui-même de main d’œuvre pour les jours à venir. Qui plus est, je serais curieux de savoir quels sont les liens entre Milan et Murano. De quel droit s'est-il amusé à lier des amitiés commerciales sans l'approbation de Venise ? Et pas avec n'importe qui ! Nous sommes officiellement en guerre avec Milan. Murano est la propriété de la Sérénissime,  ma propriété. Galladun, en plus de trahir le Code, trahit sa cité. Ma cité. Vous voyez ? Le ghetto nous file entre les doigts et je n'aime pas cela.

Foscari s'était retourné, inspirant une grande bouffée de cet air obscur dont la pièce était emplie. Le soleil levant dardait ses rayons. Dans le contraste de l'aube et comme souvent à l'annonce d'une très belle journée, la lumière s'habillait d'un noir assourdissant, aveuglant, leur masquant momentanément la vue et rehaussant les ombres des objets disposés autour d'eux. La table et les bibelots qui y étaient étalés, la liasse de feuilles, la plume dans son encrier prenaient des allures bien mystérieuses pour une nature en réalité si banale.

— Avez-vous appris autre chose ?

— Seulement que les ravisseurs et le souffleur de verre devaient attendre un guide milanais, qui les conduirait ensuite jusqu'au duc Visconti. Il nous a même révélé l'emplacement de l'endroit. Je crains qu'il soit maintenant trop tard. J'ai tout de même pris l'initiative de prévenir deux de nos meilleurs mercenaires pour les tenir prêts à se lancer sur leurs traces. Peut-être est-il encore temps de les retrouver. S'il est effectivement trop tard, alors il sera temps de les envoyer toquer à la porte de Milan.

— Vous avez bien fait. Comme toujours.

Quae se contenta de hocher la tête avec modestie.

— Florence est au courant de l'affaire, à présent, dit-il encore. Nous avons trop traîné à la résoudre. Et vous le savez, les temps de guerre exigent de conserver, au moins en façade, une totale transparence auprès de nos alliés. Si j'avais pu garder cette histoire secrète, je l'aurais fait mais...

— Florence sait ?

Foscari avait parlé d'une voix blanche. Il ne s'était pas rendu compte de la rapidité avec laquelle les choses pouvaient évoluer, trop préoccupé par les affaires de la guerre et de la conquête. Florence était leur plus sûre alliée dans leur combat contre le duc de Milan. Si elle prenait conscience de la faiblesse véritable de la République, si elle voyait les piliers s'effondrer de la sorte… continuerait-elle à les soutenir ?

— Je n'ai pu faire autrement, Francesco, assura Quae sans s'émouvoir.

— Je m'en doute bien. Néanmoins je ne peux statuer sur le sort de Galladun s'il vous reste encore des soupçons. Continuez à l'interroger.

— C'est impossible. Florence exige son exécution immédiate.

— Immédiate ? Qu'entendez-vous par immédiate ?

— Demain, au plus tard. La ville a dépêché un de ses meilleurs généraux pour s'assurer que la mise à mort est bien effectuée.

Foscari eut encore un peu plus de mal à respirer. Les charbons logés dans sa boîte crânienne entamèrent une danse chaotique. Ils roulaient d'un côté à l'autre et frappaient méchamment contre ses tempes.

— Tout de même…

— En cas de refus, la position de Florence est claire. Nous perdrons son soutien de guerre. En fait, autant le dire : nous perdrons tout. Il faut agir vite, réunir le Conseil et prendre une décision rapide.

Foscari alla s'asseoir à son bureau, les narines dilatées, semblable à un animal en mal d'air et terrassé par l'effort. D'un geste ample du bras il décrocha le long panache de la plume de l'encrier où il reposait, y égoutta légèrement le bout, et s'apprêta à rédiger quelques phrases sur une feuille laissée en attente. Il fit mine de se mettre au travail mais redressa la tête au dernier moment, fixant la silhouette de Quae à contre-jour.

 

— Très bien. En toute connaissance de la situation, nous réunirons le Grand Conseil cet après-midi pour voter le sort de Vito Galladun. En cas de majorité, il sera exécuté demain à l'aube. C'est tout ce que je peux faire.

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Slyth
Posté le 20/06/2013
On pourrait t'en vouloir de ne pas avoir accès à la suite "directe" des événements concernant Luca mais il faut dire que ce chapitre était terriblement intéressant.
Un ordre chargé de l'extermination des buveurs de sang alors ? C'est tout à fait suprenant. D'autant plus que, sauf erreur, il n'y avait eu aucun indice au préalable qui nous aurait permis d'imaginer leur existence. Enfin, je présume qu'ils existent toujours aujourd'hui. Et, une chose est sûre, si Luca croise leur chemin, il n'en réchappera pas. 
Puis vient la seconde partie du chapitre, tout aussi intéressante que la première. Effectivement, on en apprend plus sur les éléments qui vont conduire à l'exécution de Galladun. Un ajout qui a tout son sens, bien joué ! 
J'avoue que je ne sais pas trop quoi dire d'autre. Il n'y a pas vraiment d'action mais les informations transmises à travers ce chapitre ont vraiment leur utilité. Ce n'est pas un "simple chapitre de transition", bien au contraire. Ou, en tout cas, c'est comme ça que je l'ai ressenti. Et j'ai passé un moment très agréable devant mon écran ! =)
Merci et excellente continuation ! 
 
P.S: je réponds à ton commentaire dès que possible (beaucoup de choses à penser ces derniers temps) ! ^^''
Jamreo
Posté le 20/06/2013
Ah... 8) pour cette deuxième partie, peut-être parce que le travail s'est concentré sur quelques mois et non pas sur deux ans, ce que je redoute le plus c'est l'enchaînement des chapitres et des scènes. L'équilibre qui devrait la tenir debout. Mais bon si tu juges qu'e ce chapitre a son utilité, j'en suis très contente ^^'
Ce n'est effectivement pas une suite directe concernant Luca, j'en suis désolée, mais je me suis rendu compte que sa situation, et le côté "buveur de sang" de l'histoire en général étaient emmêlés dans un tel fouillis de noeuds et de choses à dire qu'il a fallu prendre des chemins tout sauf directs pour atteindre le but souhaité (en espérant y parvenir un jour :P). Pour l'ordre, il y avait eu un petit indice dans le prologue, mais vachement flou en fait. Donc bon ^^ et la situation de Galladun, après réflexion, était bien assez compliquée et confuse (ne serait-ce que dans mon esprit, ce qui n'est pas bon signe du tout xD) elle aussi pour mériter des éclaircissements supplémentaires. Contente que tu les aies trouvés intéressants à suivre en tout cas !
Merci beaucoup à toi d'avoir lu Slyth ! J'ai déjà dû te le dire, mais ça me touche vraiment beaucoup de te voir ici. <3 
(PS : voyons pas de souci :D) 
vefree
Posté le 28/06/2013
Bigre ! Ce chapitre est .... gloups !
La première partie est épouvantable à souhait. Alors voilà pourquoi on a retrouvé Achille avec tout ces cailloux dans la bouche ?... eurk ! C'est vraiment dégueu. Et ça, tu le racontes très bien. Oh mon dieu !! Outre cet événement gore, le groupuscule secret de la Couleuvre perdure quelque cent ans plus tard. Je n'ai pas encore bien compris son rôle, mais ce qui est sûr c'est qu'elle craint ces mangeurs d'hommes, ces suceurs de sang et tout ceux qui en sont la victime.
Ensuite, la deuxième partie apporte là aussi des perspectives toutes aussi épouvantables puisqu'on décide du sort d'un torturé. Pfiou ! J'ai mon content de douleur, là. Alors, ata, que je reprenne le fil des protagonistes. Quae est bien un Dix, lui aussi. Et il décide du sort de Galladun, l'ancien directeur de Murano. J'ai juste ? Foscari est un faire-valoir de Quae, un doge. Hiérarchiquement, il se situe comment ? Les Dix et les Doges ne sont pas équivalents politiquement, si je ne m'abuse. 
Et donc, la fuite d'un souffleur n'arrange pas du tout les affaires des Vénitiens qui, si je comprend bien, ne sont pas copains avec les Milanais. Par contre, ils sont copains avec Florence, mais si les instances de la ville apprend qu'ils ne maîtrisent plus Murano, il va leur en cuire ! ok ok...
Eh bien, ça promet ! La suite est incertaine. Luca n'est pas encore assuré de parvenir jusqu'au Duc de Milan, pour le pire ou le meilleur d'ailleurs. Le sort de Galladun semble scellé. Mais les Dix agissent en solo, on dirait. Il y a de dissension dans l'air !
Alors ? A quand la suite ?
Biz Vef' 
Jamreo
Posté le 28/06/2013
Ah oui, pardon pour ton quota de douleur. Mais du coup ^^' ça a eu l'effet escompté : c'est en effet (entre autres) pour expliquer les cailloux dans la bouche d'Achille. Merci, je suis contente si tu trouves que cette première partie est bien racontée même si tu l'as trouvée horrible, en vérité il y a certains tournants dans l'histoire qui me font beaucoup douter - douter des passages comme de l'ensemble du texte, enfin, un truc assez psychotique hein :p alors les Anges ne sont pas encore tout à fait éclaircis mais ce sera pour la suite !
Alors Quae est le président du Conseil des Dix (donc c'est un Dix en effet). Foscari est le doge, mais en revanche n'est pas vraiment un faire-valoir : en fait c'est la bonne vieille méthode de l'équilibration des pouvoirs à Venise, le doge est le dirigeant élu (à vie, je crois) et son pouvoir est encadré par plusieurs organes. Le Conseil des Dix est l'organe judiciaire, il y en a d'autres dont je ne parle pas ici faute de temps et de recherches (^^'). Pardoooon. Donc hiérarchiquement, Foscari reste LE dirigeant mais Quae a beaucoup de pouvoir et son rôle est aussi de veiller à ce que le doge ne fasse pas cavalier seul. Ah et Galladun est bien le directeur des souffleurs oui (mais pas de Murano dans son entier :p)
Venise n'est plus copine avec Milan non : en fait... il faudra que je me rafraîchisse la mémoire donc excuse-moi si je dis n'improte-quoi mais c'est jusque 1425 je crois qu'elles étaient "alliées", avant de se déclarer la guerre pour cause de conquêtes.
Au sein des Dix on peut dire que Sanfari agit en solo : mais les autres ne sont pas au courant de ses manigances avec Milan.
Valavala, j'espère que c'est plus clair ^^' pour la suite il va falloir organiser au mieux les chapitres suivants, c'est encore plein de noeuds >.< mais dans pas trop longtemps. Ahlala je te remercie beaucoup pour ta lecture en tout cas Vef, et merci de m'avoir laissé ces commentaires ça m'a fait vraiment plaisir :D 
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