V - Buveurs de sang

Par Jamreo

III . V

 

Les buveurs de sang étaient cette branche inexpliquée de l'espèce humaine qui avait quasi-disparu depuis le déchaînement de Milan à leur encontre. Leur période de gloire n'avait été que très brève.

Aujourd'hui subsistait le fils de Viviane, Ladro dont la transformation avait été assurée par sa mère. Elle tenait ce savoir de l'homme qu'elle avait aimé ; un des derniers buveurs de sa génération. Ils avaient autrefois formé une large famille, dans le sens où eux-mêmes l'entendaient : pas de prédominance des aînés sur leurs recrues. Tout n'était que chaos mais dans ce chaos, un ordre particulier régnait. Ces créatures étaient capables d'organiser leurs attaques. Parmi la population d'une région donnée, quelques membres jugés vénérables non pas par leur grand-âge, mais par le nombre de transformations qu'ils avaient réussie, donnaient l'alerte les soirs de chasse et rassemblaient autour d'eux leurs semblables.

La notion de pérennité était aussi ancrée dans leurs coutumes et la transformation d'une proie garantissait au responsable un honneur suprême. Il fallait cependant des mois, parfois des années pour achever la transformation, lorsque le sujet choisi ne mourrait pas sous le coup de complications. Les pertes étaient malheureusement fréquentes. Les corps ployaient et se cassaient, à moins que les esprits ne se montrent plus faibles encore et ne s'effondrent dans la démence. Les nouveau-nés constituaient la part la plus instable de cette population. Ils étaient à ce point sensibles au soleil que leur peau pouvait se consumer par endroits sous de trop forts rayons ; et tous étaient assoiffés de sang, pourtant rebutés par lui, accablés de vomissements. Tous avaient fait l'expérience de ces horreurs et beaucoup cédaient, dépouillés par les efforts successifs, mouraient ou se tuaient eux-mêmes d'un geste le plus souvent involontaire.

Les crises de faim et de folie, pour ceux qui résistaient et atteignaient l'âge adulte, perduraient. Les Milanais entretinrent une terreur toute religieuse au sujet de ces êtres et, de fil en aiguille, ne les envisagèrent plus que comme des êtres constamment abrutis par la faim, incapables de réflexion et de raison, encore moins de sentiments. Ils n'étaient que rage informe, montée sur pattes et dotée de dents pointues, que l'on ne voyait jamais clairement ; ceux qui s'en étaient trop approchés n'étaient plus là pour en parler, les autres avaient peur de ce qu'ils avaient vu ou cru voir et priaient pour ne jamais plu croiser telle créature.

Pourtant il ne fallait pas s'y tromper. Parmi les buveurs de sang ne se cachaient pas que des rustres. Il pouvait s'agir de châtelains, de gens d'armes ou encore d'érudits tout aussi bien que de manants, car on ne faisait pas dans cette famille de distinction de classe ou de rang. Lorsque la satiété les laissait vaquer à leurs occupations, ils étaient capables de maintenir un masque de normalité et de tromper leur entourage. Malgré tout on murmurait dans leur dos et tentait de percer cette aura de mystère qui les entourait, sans d'abord mettre la main sur le secret. Cela ne durait jamais : ce secret était trop lourd à garder durant toute une vie, même une vie parmi les plus brèves. Les infectés finissaient par couper tout lien avec leur ancienne existence car il ne leur était plus possible de continuer sans se mettre en danger. Leurs impératifs ne leur laissaient pas le loisir de mentir bien longtemps. Ainsi, ils étaient voués tôt ou tard à mener une vie secrète, vagabondant dans la campagne en attendant le moment propice pour attaquer.

La vie de ces créatures n'était pas longue. En plus de la faim qui les rongeait, la nature même du processus de transformation les altérait de la plus lourde manière. Le fluide vital qu'il fallait leur faire ingurgiter par minuscules doses, chaque jour durant la période de transformation était constitué de cendres ; selon la croyance il s'agissait des cendres provenant du cadavre des touts premiers représentants de leur race, qui firent leur apparition vraisemblablement dans l'arrière-pays de Crémone.

Il s'agissait de cinq frères et sœurs, qui furent chassés de leur petit village. Ils y étaient haïs et battus, car des événements tragiques, mystérieux, s'étaient multipliés. Plusieurs corps de villageois avaient été retrouvés vidés de leur sang. Au fil des incidents sanglants, on les soupçonna toujours plus. On les accusa finalement d'horreurs telles qu'ils préférèrent quitter les lieux sans plus attendre. On estime à peu près certain qu'ils passèrent brièvement par la province de Mentoue, où l'effroi et la peur les accueillit pareillement. On y garda à l'esprit le souvenir d'accidents inexplicables. Alors ils partirent et se trouvèrent dangereusement attirés par Milan, cette cité inexplorée au rayonnement d'azur et d'argent dont le territoire s'étendait par-delà les collines.

L'hostilité humaine y fut moins prompte, car les premiers buveurs avaient acquis de la maîtrise et de la prudence. Mais les choses ne pouvaient rester en place, ils le savaient : tôt ou tard leur situation se dégraderait.

Néanmoins la chance continua un temps de leur sourire. Ils passèrent entre les mailles des conflits, semèrent la panique sans jamais se trahir, se rabattirent quand ils le pouvaient sur du sang animal. Les bonnes gens cherchèrent les coupables sans les trouver... jusqu'au jour où une embuscade les surprit, ce qui coûta la vie à l'une des leurs. Les autres créatures purent s'enfuir et passèrent le reste de la nuit à panser leurs plaies, jusqu'au petit matin où les dernières âmes acharnées abandonnèrent les recherches. Alors les créatures sortirent de leur cachette et revinrent vers la morte.

Un cadavre de buveur de sang avait une apparence particulière, très blanc, rayonnant littéralement de cette lueur jusqu'à en mettre mal à l'aise, touché d'une invulnérabilité au temps et à la pourriture. Si vous laissiez le cadavre là où il était tombé et que vous y reveniez après plusieurs années, il vous attendrait au même endroit, inchangé. Les buveurs trouvèrent leur sœur dans cet état de blancheur intacte et la prirent avec eux. Ils la gardèrent cachée durant quelques semaines et, voyant que son corps ne s'altérait pas, prirent la décision de la brûler. Il était plus sûr pour eux d'effacer toute trace de leur passage.

On continua de les redouter. Leur présence sur Terre devait soulever les foules, seigneurs et miséreux, ducs et conseillers. Les buveurs de sang, ennemis venus de nulle part, transformant leurs victimes à la faveur de la nuit, n'étaient pas des êtres contre lesquels on pouvait facilement se battre. Pour se battre il fallait de la certitude, une silhouette clairement dessinée où envoyer ses coups, flèches, carreaux, lances. Mais eux étaient tout sauf clairement dessinés. Ils n'étaient pas plus que des ombres esquissées au coin des feux, des pensées errantes qui effrayaient petits et grands, jeunes et vieux. L'humanité se sentait nue face à cet autre insaisissable. L'imaginaire collectif n'aime pas les zones de néant, ces passages d'infini qui ne sauraient avoir leur place dans aucun récit, et Milan s'efforça de se vêtir face au vide menaçant qui s'étendait devant elle. Mais comment se défendre lorsqu'on savait si peu de choses ? Comment les bêtes transformaient-elles leurs victimes ?

Les créatures choisissaient leurs disciples selon des critères incompréhensibles ; tout le monde pouvait se retrouver sous leur coupe. Ils volaient des enfants errants ou les arrachaient à leur famille pour les transformer. Les gens de Milan ne pouvaient qu'imaginer ce qu'ils leur faisaient : une morsure ? Oui, une morsure de ces bêtes et vous deveniez comme elles. Ou bien non. Une goutte de leur sang perverti suffisait à faire pourrir le sang et l'âme des victimes. Pour d'autres encore, il restait un semblant de gênes familiaux, à la racine, une nature transmise par les parents à leurs enfants dont le corps recelait l'ombre probable du danger, les caractéristiques de la bête qui pouvait à tout moment se réveiller.

Cela ne fonctionnait pas et n'avait jamais fonctionné comme cela. C'était un apprentissage long, couplé à l'ingurgitation des cendres de leurs aînés – sorcellerie véritable ou simple croyance ? Les créatures soutenaient que les cendres s'accrochaient au corps vivant dans lequel on l'avait coulé, avide d'énergie et luttant contre le néant.

C'était un rituel sacré et inviolable. Les cadavres blancs et luisants étaient chose affreuse à regarder : c'était de l'énergie perdue, qu'il fallait réutiliser au plus vite, renflouer d'un nouvel élan vital pour perpétuer la race. Ue énergie formidable à qui l'on offrait une seconde vie, mais qui risquait de détruire le corps qui l'accueillait.

La transformation était donc chose douloureuse, lente et difficile. C'était aussi la raison pour laquelle ces créatures, du moins le croyaient-elles, même celles pour qui la transformation avait réussi, ne vivaient pas vieilles. Les cendres de leurs ancêtres les habitaient et se nourrissaient d'eux jusqu'à la dernière goutte de vie.

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Après plus de deux années à l’Établissement, à presque huit ans d'âge, Leo était chétif pour son âge, et maigre, doté de l'apparence dégingandée d'un enfant plus jeune. Son squelette donnait la sensation d'avoir été écartelé vers le haut par une force peu soucieuse de respecter les proportions. Son corps semblait vouloir se recroqueviller pour ne plus jamais se livrer aux caprices tyranniques de l'extérieur et du temps qui s'écoulait sans répit, le transformait, le mutilait en dépit du bon sens.

Il n'avait plus jamais goûté aux saveurs de la nourriture. Plus rien n'importait que le goût de sang. Le reste le laissait indifférent car les vraies choses avaient désormais un goût de néant.

Leo et Ambrosia avaient été choisis par Ladro, ce cauchemar vivant qui s'accrochait à eux et plantait ses griffes dans leur petit cerveau. Ils ne pouvaient pas s'échapper. Parfois, derrière eux, ils l'entendaient gronder et chanter tout bas, d'un chant incomplet parce qu'il s'interrompait. Puis la voix reprenait, plus aiguë et claire, avant de retomber.

Ce soir comme tant d'autres, le prédateur avait attrapé sa proie. La main décharnée de Ladro refermée autour de son bras, Leo avançait en trébuchant dans le couloir du sous-sol. Il faisait sombre, mais devant lui s'agitait le halo de lumière blanche de Viviane.

Le mystère de la lumière s'était éclairci le premier soir, lorsque, pour la première fois, l'enfant avait discrètement suivi la vieille femme et son fils jusqu'aux cachots après les avoir entendus murmurer le nom de sa sœur.

Il s'était rendu compte que si Viviane était la lumière, ou la lumière Viviane, cela signifiait que c'était elle, cette vieillarde, qui venait parfois l'épier dans son sommeil. Elle s'approchait de la fenêtre du dortoir pour lui glisser des rêves affreux dans le crâne.

Leo plissa les yeux en arpentant le couloir. Les pas de Viviane, lointains, légers, résonnaient sombrement contre les parois, tambour lancé battant contre ses oreilles. Et la lumière... cette ombre inversée voletait là-bas, au fond du champ de vision du petit garçon, et faisait passer des reflets mourants sur ces murs tout humides. Il les suivait, respirait avec peine à travers l'angoisse qui lui serrait la gorge. Il n'aurait jamais cru que cela puisse lui faire si mal.

Ils arrivèrent à la cellule. Viviane déverrouilla la porte en jetant un regard furtif derrière elle, puis s'écarta.

— Entre, dit-elle.

Ladro traîna Leo par une manche et ils entrèrent dans la pièce. Le garçon s'effondra à genoux sur la pierre froide et coinça ses mains sous ses aisselles pour réprimer ses tremblements. La porte se referma et le son lourd, définitif, écrasant, fit le vide total dans ses pensées. Les longues mains de Ladro se pressèrent sur ses épaules et le hissèrent sur ses pieds.

Il n'y avait aucune ouverture, aucun soupirail, rien du tout. Seulement quatre murs épais et une chaîne accrochée à l'un d'eux. C'était toujours là que Ladro et Viviane l'emmenaient. Des restes de viande sanguinolente, des flaques troubles et des piques en fer jonchaient le sol.

Le monde et cette petite pièce ne communiquaient pas. Il était impossible de se faire entendre, de supplier, d'espérer qu'on vous tende une main ; toute tentative était inutile.

Ladro était debout au centre de la pièce, les bras déliés, paumes tournées vers le plafond comme s'il exécutait une prière muette. Viviane était près de la porte et bientôt, Leo le savait, elle prendrait de l'importance ; il sentirait ses paroles de velours nouer des liens solides autour de son corps pour le faire prisonnier, de sa propre tête et de sa terreur.

Viviane ferma la porte à double tour.

— Bien, dit-elle. Nous pouvons commencer.

Elle se tourna vers Leo et lui adressa un sourire tranquille.

— Tu vas être un bon garçon.

Elle fit un signe à Ladro, qui le saisit par le col et le traîna vers le mur du fond. À ce moment précis, la dernière lueur s'éteignit et il se mit à crier, à hurler, frapper de son poing sur le mur, aveugle de rage. Il ne réussit qu'à se blesser mais continua de crier jusqu'à ce que les rires nerveux de Ladro et le silence obstiné de Viviane ne le fassent taire.

La vieille femme se dirigea vers ses étagères de fortune calées dans un renfoncement de la cellule. C'était là qu'elle rangeait ses fioles aux facettes bariolées. Elle se saisit d'une éprouvette au contenu rouge sombre. La lumière blanche qui l'entourait vacilla comme une flamme, forcit puis s'affadit, avant de revenir au plus haut de sa force, éblouissante. Leo recommença à s'agiter au bout de sa chaîne. La peur et le malaise emplirent son estomac. Il faillit vomir. Ladro posa ses mains contre sa gorge et leur contact froid et crasseux lui inspira un hoquet. L'homme s'était penché et respirait tout contre son visage. Il ne pouvait faire autrement que d'avaler la puanteur de son souffle. Ladro prit le bras libre de l'enfant et releva sèchement la manche pour révéler une peau où se dessinaient déjà quelques morsures ou griffures. Viviane, attirée, s'approcha par petits bonds enthousiastes.

— Oh, murmura-t-elle en fixant les traces de d'ongles et de dents. Je vois que tu as continué le travail tout seul. Les crises continuent, mon garçon ?

Leo savait très bien qu'il y avait les mêmes traces sur les bras de Ladro. Il baissa les yeux sur ses propres blessures ; il se les était infligées lui-même. Parfois la faim était si forte...

Il devait simplement faire attention à ne pas aller au bout de ses résistances, et cela lui faisait peur parce qu'il avait la sensation de ne plus être lui-même lors de ces crises.

Viviane lui tapota la joue.

— C'est bien, c'est bien. Maintenant, sois sage.

Elle passa un ongle sous son menton pour l'obliger à relever la tête. Il se tourna sur le côté alors que Viviane inclinait la fiole vers sa bouche. Une goutte s'écrasa sur sa joue et coula jusqu'à l'arête de sa mâchoire. Elle l'agrippa et le força à lui faire face

— Je t'ai dit d'être sage, répéta-t-elle. Je te préviens...

Dans l'ombre de cette clarté qui sourdait de son corps, les yeux de la vieille femme ne furent plus que deux orbites vides, puits sans fond accrochés au-dessus de son sourire fou. Ses pommettes saillaient sous sa peau ridée et l'ombre soulignait leurs contours tranchants. Elle ressemblait à un cadavre. La pierre râpa le cuir chevelu de Leo lorsqu'elle le coinça sa tête contre le mur, levant son menton vers un plafond invisible d'où suintaient des gouttes d'eau. Il hurla encore. La peur était réduite à l'état de spectre flottant mollement dans son corps, une chose sans vie qui ne faisait plus le poids face à la colère.

Viviane le gifla avec une telle violence qu'il se tut, sonné, et la vieille femme inclina à nouveau la fiole pour en verser une goutte dans son gosier. Il eut tout juste le temps de déglutir pour ne pas s'étouffer. Un goût de cendres se déploya dans sa bouche alors qu'il était secoué de toux. Ses poumons se replièrent sur eux-mêmes. Il écarta les sensations vaseuses qui emplissaient son cerveau une à une, les repoussant à la limite brumeuse de sa conscience pour libérer un espace obstinément vide devant lui. Il se surprit à écarquiller désespérément les yeux, fébrile ; mais à mesure que la potion faisait effet, la sensation qu'il avait de son propre corps s'amenuisait. Il n'eut bientôt plus de mains, plus de bras, et une couleur rouge lui recouvrit la vue. Il tenta de bouger son poignet droit, mais c'était peine perdue.

Ladro avait sorti d'un des innombrables plis de son habit un poignard à lame courte. Il l'essuya dans une manche en fredonnant puis l'approcha de l'avant-bras de l'enfant, entamant finalement la peau, suffisamment pour qu'une larme de sang sombre se gorge depuis l'entaille. Ladro recula immédiatement, scrutant son arme. Il finit par porter la lame à sa bouche afin de recueillir le peu de sang qui s'y trouvait, d'un geste neutre, avant de la ranger.

Il faisait tout dans la mesure. C'était un être très méticuleux qui ne laissait rien au hasard. Ses gestes étaient prudents, et la prudence le suivait de très près ; personne ne le voyait tel qu'il était et ne le connaissait vraiment en dehors de cette pièce. Pour cela, il fallait se trouver précipité dans la pénombre, sentir le poignard percer doucement sa peau. Ladro et sa mère formaient un duo redoutable. Ils préparaient avec beaucoup d'attention ce qui se passait ici et Ladro, en particulier, n'était pas l'âme sauvage et stupide que les autres voyaient en lui. Ceux qui le décrivaient ainsi n'avaient rien compris.

Leo n'avait rien senti lorsqu'il l'avait piqué. Il luttait toujours pour ne pas succomber à la lueur rouge. C'était comme traverser un océan ; s'il ne luttait pas, la mort finirait par le recouvrir. Sans un peu de force et de volonté il perdrait, mourrait de lui-même - ou bien Viviane l'achèverait peut-être. Parce qu'il n'aurait été qu'une erreur, non pas un véritable pupille dont on devrait prendre soin.

Au bout d'une longue nage dans le rouge tumultueux, qui ne dura peut-être qu'une poignée de secondes, les sensations de lourdeur et d'existence lui revinrent et il prit une inspiration, la bouche étirée sur un grognement bien plus rauque que sa voix d'enfant habituelle.

— C'est bon, constata Viviane.

La voix flottait au-dessus de lui, étouffée. Une douleur faiblarde vacilla à travers son bras. Il sentait la douleur, maintenant... et la fraîcheur des doigts de Ladro qui passaient sur sa peau.

Leo se souvenait du premier soir où la mère et le fils étaient venus le chercher. C'était peu de temps après son arrivée à l’Établissement. Combien de temps ? Il ne savait pas... peut-être quelques jours. Ou alors quelques semaines. Il se souvenait des premières peurs. Les soirs suivants avaient beau se fondre indistinctement, il garderait une image nette et infaillible du premier soir.

Les doigts agités de Ladro remontèrent jusqu'à son épaule. Il porta la peau de Leo à sa bouche, inclina la tête de sorte que seul son menton se libéra de l'ombre de sa capuche, étira ses lèvres, découvrant des canines pointues, et sembla humer quelques instants l'odeur du sang. Mais il ne fit rien. Son menton se replia dans les ténèbres.

— À toi.

Il tordit le bras qu'il tenait et le colla contre le visage trempé de sueur du garçon. Leo se força à ne pas respirer lorsque son propre sang se retrouva devant sa bouche. Il savait ce que Ladro et Viviane attendaient de lui et ce que la potion le pousserait à faire dans quelques secondes. Malheureusement il ne put retenir sa respiration bien longtemps et, à la première bouffée d'air, fut pris d'une envie de se mordre et de se griffer pour goûter le sang qui le narguait. Son odeur était très douce. Une chaleur dans son corps s'était réveillée et s'agitait comme une bête sauvage, enflammait ses nerfs.

Son estomac gargouillait et se contractait sur du vide. Il n'avait presque rien mangé depuis deux jours. C'était un des effets douloureux de la transformation ; le corps, affaibli, changé, n'avait plus les ressources nécessaires pour ingurgiter la nourriture solide. La viande, plus que tout, qu'on leur servait tous les jours ou presque, lui causait des aigreurs d'estomac et des vomissements formidables à tel point qu'il n'y touchait plus.

La bouche entrouverte, à moitié étouffé par le bras que Ladro maintenait en travers de son visage et qui lui écrasait le nez, il finit par passer un coup de langue furtif sur sa blessure. Le liquide chaud imprégna ses papilles et il se lécha les lèvres pour ne pas en perdre une miette. La bête qui avait élu domicile dans ses entrailles se démena, terriblement en colère. Il était incapable de réfléchir. Il ouvrit grand la bouche et mordit dans sa propre chair.

Ladro l'avait ensuite reconduit au dortoir. Des rubans serrés étroitement autour de ses bras, il s'allongea sur son lit et ne bougea plus. Il n'avait pas fait de bruit, se faufilant entre les couches avec agilité, irrité par le bruit répétitif des respirations profondes et par l'apparente sérénité qui habitait le visage des enfants endormis.

En fait, deux ou trois regards apeurés s'étaient dirigés vers lui – toujours les mêmes depuis plusieurs nuits, appartenant à ces enfants que les visites de plus en plus fréquentes de Ladro avaient fini par réveiller. Ils lui lançaient un coup d’œil brillant puis se cachaient le visage sous les draps et respiraient fort, trop fort pour faire illusion, idiots qu'ils étaient. Ladro l'avait certainement remarqué mais ne levait pas le petit doigt. Il n'arrêtait pas non plus de venir.

Leo était sûr d'une chose en revenant. Il trouvait toujours Ambrosia éveillée et, même s'ils ne se regardaient pas, ils se soutenaient mutuellement. Silencieusement. La seule présence de sa sœur avait le pouvoir de le tranquilliser et de le maintenir en vie. Sans elle, il ne savait pas ce qu'il aurait fait. Il prit la main d'Ambrosia et la serra.

La petite fille subissait exactement les mêmes choses que lui, jusqu'à la moindre torture. Cette injustice-là, Leo la supportait uniquement par ce qu'elle créait ensuite : une fraternité sans faille, un globe de compréhension inviolable. Ils se soutenaient mutuellement et luttaient, échouaient, se transformaient côte à côte.

Leo s'endormit après quelques temps, et rêva de la couleur rouge. Elle vacillait puis s'éteignait, remplacée par le noir et une sensation de brûlure. Des cris perçants vrillaient ses oreilles, des paroles violentes et cruelles lui étaient jetées. L'odeur de putréfaction le pétrifiait. Il errait dans l'incertitude, tentant désespérément d'accrocher une matière solide de ses doigts tendus, mais tout filait comme de l'eau. Des flammes invisibles crépitaient. Il n'y avait personne, il était seul, et pourtant des voix grinçantes criaient, ou riaient, au rythme de ses plaintes. 

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Slyth
Posté le 17/11/2014
J'ai enchaîné ces deux chapitres, non seulement parce qu'ils concernaient Leo et Ambrosia, mais aussi parce que c'était très captivant ! xD
J'aimerais pouvoir dire que c'est génial d'en apprendre plus sur ce qui se passait (et se passe toujours ?) à l'Etablissement (et c'est génial oui !), mais vu la situation en question, ça reste quand même relativement glauque !
Le mystère s'éclaircit gentiment au fur et à mesure que l'on apprend l'origine des buveurs de sang. Que voilà un rituel morbide ! Et une transformation plutôt douloureuse aussi semble-t-il... A tel point que tous n'y survivraient pas. Serait-ce le cas d'Ambrosia ?
Et puis, pourquoi eux ? Pourquoi les avoir choisi eux spécifiquement ?
Ce n'était pas facile d'assister à toutes ces horribles scènes, même si j'avoue que l'affection que se portent le frère et la sœur nous réconforte un peu. Mais pour combien de temps ?
Jamreo
Posté le 17/11/2014
Ca a été difficile d'avoir le courage de cliquer pour lire ton commentaire xD mais comme je l'ai eu ce courage (è.é) je réponds dans la foulée !
Malgré la spécificité de la situation que je n'ai en aucun cas vécue (évidemment que non :p) je me suis rendu compte que ces chapitres avaient une dimension terriblement personnelle, et sur le moment plus en mal qu'en bien. Je les ai littéralement et viscéralement détestés à tous points de vue pendant un bout de temps (et en avais super honte aussi : bon, la totale)
Bref désolée de cette digression ^^' du coup je comprends que ça soit pas très agréable mais en même temps, tant mieux si ça reste positif d'en apprendre plus. Est-ce que ça continue en 1432, peut-être que oui, et peut-être que non, en fait ce n'est pas très important pour cette histoire-ci. Beaucoup n'y survivent pas en tout cas, c'est vrai.
Pourquoi eux, ça c'est une question à laquelle je ne suis pas sûre de pouvoir apporter une réponse : Ladro fait ses choix parmi la population assez restreinte qui lui est offerte... et  c'est tombé sur eux parce qu'il s'est dit que ça marcherait sur eux. Oui, piètre explication :p
Merci merci beaucoup de ta lecture Slyth et merci d'avoir laissé ces commentaires, ça m'a fait très plaisir :D 
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