V - Blessure

 

Le ciel pesait sur la terre de sa noirceur tourmentée. Le vent sifflait, les arbres crachaient des feuilles jaunies. L’orage électrisait l’atmosphère, noir et grondant. Pourtant, aucune goutte de pluie ne tomberait. Malkia le savait. La saison sèche n’avait pas encore fini de les mettre à mal. Cela ne ferait qu’empirer jusqu’à que l’eau lointaine ne revienne. Ou qu’elle succombe.

Elle se tenait assise, tendue. En face, un arbre mort accueillait un pluvier recroquevillé sur lui-même. Les crocodiles sur lesquels il se nourrissait étaient sans doute morts.

— Tu y penses toujours ? demanda soudain Aibu, allongé près d’elle.

Elle ne bougea pas. Il baissa la tête.

— J’espère qu’il est en vie, souffla-t-il.

— Tu te souviens de Kufifia ? le coupa-t-elle, fébrile.

Il redressa les oreilles.

— Kufifia… oui, je crois. Enfin, je me souviens surtout de sa mort. Quand tu es partie avec lui, et quand tu es revenue avec Maman. À ce moment-là, j’ai demandé où il était, elle m’a répondu « parti ». J’ai mis beaucoup de temps à comprendre.

Le pluvier s’envola, Malkia le suivit du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse.

— Moi je l’ai oublié, avoua-t-elle. Ou, plutôt, je l’ai confondu. Je pensais que le lionceau de mes souvenirs, c’était Rao. Je sais que c’est stupide, Rao est plus âgé, et c’est le fils de Waasi. Mais voilà, c’est ce que je pensais. Je m’en suis souvenue quand on a chassé l’hippopotame, ne me demande pas pourquoi. Je me suis rendue compte que j’avais perdu un frère.

Le tonnerre retentit, les nuages semblèrent se presser encore plus contre la cime des arbres.

— Ça m’a rappelée Ukame et Makini. Et maintenant Rao.

— Rao est peut-être encore en vie.

Les deux adelphes se tournèrent vers Bahari qui s’était approchée. La Matriarche se blottit entre eux.

— Il est bon chasseur, il peut survivre. Et puis, il est fort, il réussira à conquérir sa propre troupe.

Ses petits ne répondirent pas, le regard noyé dans le ciel convulsé.

— Vous devriez croire en lui, affirma-t-elle. Il en a besoin.

— J’y crois, fit doucement Aibu. Un peu. En lui, ça va. Mais pas en moi.

Bahari se frotta conte lui.

— Tu es bon chasseur, aussi.

— Mais je me bats mal.

— Tu te débrouilleras.

— Tu y crois vraiment ?

Il se tourna vers sa mère pour accrocher son regard. Elle demeura figée quelques instants.

— J’y crois, dit-elle.

Il la fixa un instant. Puis, sans un mot, il se leva et partit.

Malkia le rejoignit pour se presser contre son flanc.

— Attendez ! mes appela Bahari.

Sa fille pivota sèchement vers elle.

— Tu penses qu’il va mourir, feula-t-elle, mais ça t’es égal. Tu n’es pas sa mère, pas plus que tu n’es la mienne.

— Arrête, souffla Aibu. Viens.

Elle s’éloigna à ses côtés, laissant Bahari seule entre les buissons jaunâtres. Un peu plus loin, la troupe sommeillait. Et au-dessus s’abaissaient toujours les nuages.

_____

 

Les buffles se bousculaient autour d’une mare mourante, ruant pour obtenir quelques lampées d’eau boueuse. Le chahut de cornes et de croupe brunes, les meuglements ambiants et la soif désespérées des bovins participaient à rendre les lions indétectables. Tapis derrière un buisson de ronces, la troupe détaillait avidement les proies qui grouillaient devant elle.

— Celui-là, indiqua soudain Uzuri.

Elle pointa le museau en direction d’un vieux buffle qui boitait légèrement.

— Je ne vois pas d’autres cibles plus faibles, ajouta-t-elle, à part les petits, mais ils sont bien gardés.

— Tu l’as bien repéré, acquiesça Bahari. On prend celui-là.

Les Chasseresses se levèrent immédiatement et s’étirèrent, imitées par Aibu.

— Je participe aussi, annonça Kinga en se redressant. Un chasseur de plus ne sera pas de trop.

Les autres approuvèrent. Cela faisait plusieurs jours que la troupe n’avait rien attrapé. La faim les rongeait, le désespoir pointait. Ils n’avaient pas assez d’énergie pour se permettre de multiples essais. Sans compter que la chasse au buffle était l’une les plus difficiles qu’ils puissent mener.

— Restez bien sagement ici, ordonna Uzuri à ses filles.

Binamu et Sichina, qui parvenaient à grandir malgré les conditions difficiles, se blottirent l’une contre l’autre.

— Bonne chance, leur souhaitèrent-elle.

— Merci, fit Bahari en se mettant en marche.

Suivie par le reste des participants, elle se glissa hors des épines et se fondit dans les hautes herbes pour contourner le troupeau.

— Dispersez-vous, leur souffla-t-elle.

Malkia obéit et se coula derrière une ancienne fourmilière. Kinga, lui, resta dans la prairie asséchée, là où sa crinière ne détonnerait pas. Waasi et Bahari se placèrent non loin, tandis qu’Aibu et Uzuri se faufilaient devant le troupeau pour attendre en embuscade.

Les chasseurs se tapirent, fixant leur proie. Kinga devait lancer l’attaque, puisqu’il était sans doute le plus à même d’effrayer leur cible. Mais pour l’heure, celle-ci était bien trop attentive. Elle ne s’était pas mêlé à l’imbroglio de corps qui se pressaient dans la mare. Plus sage, le vieux buffle avait décidé d’attendre son tour plutôt que de se fatiguer.

Le soleil perça la couche nuageuse. L’orage sec s’affaiblit, laissant l’astre du jour déverser sa lumière sur la scène. Malkia serra les crocs. Ils allaient perdre l’avantage de la pénombre.

Le buffle se gratta le flanc avec une de ses cornes. Ce fut ce moment que choisit Kinga pour jaillir des hautes herbes et lui foncer dessus.

Le troupeau éclata, la cible s’enfuit. Malkia émergea de sa cachette à son tour, et s’élança à ses côtés pour le pousser vers Uzuri et Aibu. Le buffle ne courait pas très vite à cause de sa patte trainante. Kinga en profita pour sauta sur son dos et tenter de le faire basculer.

La proie mugit, essaya de ruer. Mais le Protecteur était bien trop lourd pour qu’il l’éjecte. Il dut ralentir, alors Malkia griffa ses membres pour le faire tomber. Waasi et Bahari vinrent le harceler de tous les côtés tandis que Kinga restait accroché à son échine. Uzuri et Aibu les rejoignirent. Le buffle était désormais immobile et peinait à se maintenir debout.

Malkia attrapa un de ses pattes dans sa gueule. Le goût du sang fit battre son cœur plus fort. Elle tira en arrière, s’arc-boutant autant qu’elle put. La cible bascula enfin.

Un cri interrompit cependant sa liesse. Dans une dernière ruade, le buffle avait lancé sa corne en arrière, accrochant l’épaule de Kinga. Le grand mâle tomba avec sa proie.

Malkia et Waasi se précipitèrent vers lui tandis que les autres achevaient le bovin.

— Ça va ?!

Le Protecteur se releva, chancelant. Une large entaille cisaillait son pelage au niveau de son encolure, saignant abondamment.

— Ça va, grinça-t-il. Je vais me débrouiller. Vous, mangez.

Malkia voulut l’aider à nettoyer la plaie, mais l’odeur pulpeuse des entrailles que la troupe mettait à jour l’agrippa. Elle se tourna vers sa carcasse et se rua sur le festin, enfonçant toute sa tête dans les viscères chaudes et appétissantes.

 

_____

 

Malkia aimait la nuit, sa mélodie stridulante, son obscurité susurrante. À défaut d’être fraiche, elle n’était pas brûlante. Malgré tout, les nuages d’orage persistaient, formant une lourde chape sombre qui cachait les étoiles.

La jeune femelle cheminait aux côtés de son frère, rendue fébrile par sa proximité. Depuis quelques jours, la fourrure d’Aibu exsudait une puissante odeur musquée. Elle sentait une flamme doucereuse s’agiter dans son bas-ventre, remuer, lancer de chaudes arabesques dans le reste de son corps.

— Tu l’as ressenti, toi ? s’enquit-elle doucement.

— L’Appel ?

— Oui.

Il secoua son début de crinière pour en chasser quelques mouches.

— Je… je crois, lâcha-t-il. Mais j’essaie de le cacher, si Kinga s’en rend compte…

Il déglutit.

— Et toi ?

— Je crois aussi.

— Tu vas bientôt avoir des petits, alors…

Elle fronça le museau.

— Les petits, ça me fait pas vraiment envie.

— Haha, ça ne m’étonne pas de toi. Mais moi ça me plairait d’être tonton. Enfin… je ne le verrai sans doute pas.

Il n’ajouta rien, la nuque baissée. Malkia lui donna un petit coup de museau.

Soudain, un craquement de brindille retentit au milieu des bruits habituels de la savane. Le duo se figea, les oreilles tendues en avant. Ils humèrent l’air, mais le vent allait dans leur sens. L’animal dans les broussailles remua, créant un son infime mais perceptible. Malkia se tapit sur elle-même et avança silencieusement. Sa proie invisible était trop grosse — elle l’estimait de la taille d’un phacochère — pour qu’elle manque cette occasion.

Mais sa cible bondit soudain hors des fourrés pour détaler. Aibu s’élança et la rattrapa en quelques foulés.

— Aïe ! Mais arrête !

Le jeune lion se figea.

— Binamu ?

La petite femelle s’extirpa de sa prise pour se donner quelques petits de langues indignés sur le poitrail.

— Oui, je vous suivais, énonça-t-elle, mais c’était pour m’entrainer à l’affût.

— Tu es censée être avec ta mère… objecta Malkia. Où est Sichina ?

— Je suis là.

Une silhouette fine émergea d’un buisson, la tête basse.

— On voulait jouer avec vous… se justifia-t-elle, penaude.

— Non, on s’entraînait ! la contredit sa sœur. Même que Mam-… Uzuri nous a données la permission.

— C’est vrai ce mensonge ?

Les moustaches du lionceau s’agitèrent.

— Oui, bon, c’est pas vrai. Mais on s’ennuyai, elle fait que dormir !

— Vous vous êtes bien trop éloignées, les réprimanda Malkia. Il aurait pu vous arriver quelque chose. Je vais vous ramener auprès des autres.

— Quoi ? Mais noooon ! S’il te plaît, je veux joueeeeer !

— Tu joueras quand tu seras en sécurité.

Aibu s’esclaffa, s’attirant le regard de son adelphe.

— Quoi ?

— Rien… c’est juste que je n’aurais jamais imaginé que tu reprendrais des lionceaux comme ça, alors que tu étais la première à lancer ce genre d’expédition, petite.

— C’est vrai, t’étais comme moi ? réagit Binamu.

— Pas du tout ! protesta Malkia. Arrête de dire des bêtises, toi !

— Si c’est vrai, s’amusa-t-il. Tu t’es bien assagie avec l’âge.

— Oh, tais-toi !

Elle s’apprêtait à lui asséner un bon coup de patte quand un grondement lointain retentit. Elle pensa d’abord au tonnerre, mais déchanta vite. Ce n’était pas un grondement, c’était des appels, des rugissements.

Nombreux.

De mâles.

Son cœur se mit à taper sa cage thoracique. Elle se mit à trembler.

— C’est quoi ? gémit Sichina en voyant ses aînés se glacer.

— Il faut retrouver les autres, lâcha Aibu. Vite.

Il poussa les lionceaux en avant, courant à moitié. Sa sœur lui emboîta le pas, le pelage hérissé. Au loin, les Vagabonds martelaient leur ouïe avec leur voix et leur message.

— Nous allons nous emparer de ce territoire !

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Canopus
Posté le 22/10/2021
Ça fait plaisir une petit chapitre de bon matin! Et encore une fois, il est génial, je suis pressé de voire comment ça va ce passer avec les vagabonds. D’ailleurs, j'avais une questions, est ce que si Kinga meure (par exemple d'une blessure) Aibu peut prendre sa place?
AudreyLys
Posté le 22/10/2021
Merciiiiii !
Mmmh, c'est une question plus difficile qu'il n'y parait : les lions mâles chassent leurs petits avant que ceux-ci ne deviennent des rivaux pour eux, donc je te dirais que non. Mais dans les faits, si aucun autre mâle ne se présente à ce moment là, ce n'est pas impossible même si Aibu est trop jeune ; par contre il y a peu de chance qu'il soit accepté par les femelles qui lui sont apparentés, surtout s'il n'a pas eu le pouvoir par la force. Donc plutôt non, mais pas 100% impossible.
Canopus
Posté le 22/10/2021
Ok, merci,donc ce n'est pas totalement impossible qu'il reste. Même si ça m'étonnerai (je connais bien les auteurs impitoyable XD)
Vous lisez