Elle venait de heurter une femme qui flottait dans sa robe bleu ciel et avait renversé la moitié des légumes qu'elle transportait.
― Je ne regardais pas où j'allais. Encore désolée.
― C'est moi, qui ne regardais pas. Je vais vous aider.
La vue de cette femme était d'un tel repos qu'elle se sentit à l'aise tout de suite. Elle avait des yeux rieurs et francs, des rondeurs agréables, des cheveux grisonnants et ondulés qui formaient comme un halo autour de sa tête.
― Je m'appelle Bell, Isabelle. Vous pouvez m'appeler Bell, je vais vous aider.
― Tu es gentille. Je suis Laëtitia. Viens donc, tu as l'air exténuée, je vais te faire un chocolat.
Comme Laëtitia lui faisait signe de la suivre, Bell eut un sursaut de reconnaissance et se hâta derrière elle. Elles contournèrent une boulangerie qui était fermée, mais sentait bon, et arrivèrent à l'arrière du bâtiment, devant un escalier en colimaçon, tout de fer forgé entortillé de fleurs et de feuilles peintes, et qui menait à une porte de bois bleue, gravée de motifs printaniers. Quand Laëtitia poussa la porte de chez elle, Bell ne put réprimer un cri d'admiration. Tout était beau chez Laëtitia, les fleurs surprenantes qui poussaient dans des bacs comme si elles étaient dans un jardin, la nappe à carreaux, les tricots de toutes les couleurs roulés en boule dans un panier en osier, les livres qu'on trouvait partout comme des œufs de Pâques, les carillons qui tintinnabulaient au moindre déplacement d'air, le feu qui ronronnait dans l'âtre dans un éclat orange et chaud et illuminait tout l'espace. Laëtitia vivait en compagnie d'une tribu de chats curieux et joueurs. Bell les entendait bavarder entre eux et réclamer des caresses, de l'attention, ou se chamailler. En soi, entendre parler des chats n'avait rien d'extraordinaire. Pratiquement tout le monde parle la langue des chats.
― C'est beau ! C'est à vous, la boulangerie, en bas ?
Laëtitia se mit à rire.
― Bien sûr, il restait des tartes à la violette, aujourd'hui, tu voudras gouter ?
Elles passèrent la soirée à cuisiner et à échanger au milieu des miaulements, des caresses et des éclats de rire. Quand elles en vinrent à la raison de la quête de Bell, la conversation garda une saveur de bienveillance et d'écoute, mais le ton devint plus sérieux. Flappy, le matou blanc, s'étalait de tout son long sur le canapé. La petite chatte Crapouille s'assoupissait dans les bras de Bell, Laëtitia allumait des bougies pour la soirée et les ramenait deux à deux sur la table ronde. Elle en avait des dizaines.
― Le Pic de la Sorcière, le Pic chevelu, c'est la même chose, en vérité. On l'appelle le Pic de la Sorcière depuis qu'on sait qu'une puissante sorcière y a élu domicile. C'est tout droit, tu peux pas le manquer. Il faut compter deux jours de marche, annonça Laëtitia.
Ces explications étaient inutiles, parce que Bell avait déjà recherché et recoupé toutes les informations qu'elle avait pu trouver sur le sujet. Elle hocha cependant la tête d'un air entendu pour ne pas la vexer.
― Après ça, il y a bien des gens qui sont allés chercher cette eau, mais personne ne l'a jamais ramenée.
Comme si elle avait suivi toute la conversation, Crapouille eut un soupir et enfouit sa tête noire sous le bras de Bell comme dans un oreiller.
― Bouge pas, je suis tellement bien, là.
― D'accord, Crapouille.
Cela fit rire Laëtitia, mais elle redevint très vite plus sérieuse.
― Bell, je ne suis pas sure qu'il y ait beaucoup de gens qui en soient revenus, non plus.
Bell se contenta de hausser les épaules avec une désinvolture alarmante, et continua de câliner Crapouille, qui se tortillait de plaisir dans ses bras. Il faut dire que la présence de Crapouille avait le pouvoir d'atténuer tout sentiment désagréable. Pendant que Bell et le petite chatte faisaient connaissance, Laëtitia eut un sourire crispé et sombre que Bell ne perçut pas dans la pénombre.
― Reste autant de temps que tu veux, ma belle, les chats t'adorent. Je te montrerai la route quand tu voudras repartir. Si tu veux vraiment repartir.
― Je les adore aussi. Toi aussi, je t'adore. Mais il faut que j'y aille. Demain matin.
― Si vite ?
Laëtitia avait l'air réellement déçue. Bell faillit dire que sa quête pouvait attendre et qu'elle repartirait plus tard, mais sa santé pouvait se dégrader du jour au lendemain. Ce n'était pas quelque chose qu'elle tenait à faire vivre à Laëtitia. Avant qu'elle ait pu dire quoi que ce soit, Laëtitia s'était avancée. Elle parla d'une voix plus basse, plus lente, aussi.
― Tu sais ce qu'on raconte, à propos du Pic de la Sorcière, n'est-ce pas ?
― Qu'il y a une sorcière qui y habite ? répondit Bell avec lenteur.
― Et tu comptes y aller toute seule ?
Bell faillit répondre que si elle ne revenait pas de son périple, la sorcière n'y serait peut-être pour rien. Au lieu de cela, elle dit :
― Je suis pas toute seule, j'ai un ami qui m'accompagne.
Laëtitia ouvrit des yeux ronds et rieurs, et sa voix reprit les accents plus chantants qu'elle avait d'habitude, peut-être parce qu'elle avait perçu le plaisir avec lequel Bell avait prononcé ces paroles. Il faut dire qu'avant le loup, les seuls amis qu'elle avait eus, c'étaient sa petite sœur Elena, et la souris qui vivait dans le mur de sa chambre.
― Tu as un ami ? Et tu le caches où, ton ami, dans ta poche ?
― Non, c'est juste... il préfère dormir à la belle étoile.
Laëtitia ferma les yeux et les rouvrit sur un air dubitatif.
― Combien il a de pattes, ton ami ?
― Quatre...
― Est-ce qu'il a de grandes dents ?
― Très grandes.
― Et de grandes oreilles ?
― Oui !
― Il est féroce ?
― Plutôt craintif.
― Donc, si je résume, tu pars affronter une sorcière maléfique avec un lapin de compagnie ?
Il y eut un silence durant lequel Bell se demanda comment Laëtitia en était arrivée là. Puis, la voyant sourire, Bell pouffa de rire et Laëtitia aussi.
― Bon. On va faire une salade et après, je te fais gouter mes tartes à la violette, ça te va ? reprit-elle, en essuyant une larme au coin de l'œil.
― Volontiers !
Pendant qu'elle parlait et s'agitait dans un froufrou de robe qui illuminait tout l'intérieur, Bell vit que quelque chose remuait sous la racine de ses cheveux.
― Excuse-moi, Laëtitia, tu as quelque chose là...
Laëtitia s'était arrêtée. Immobile comme quand on se rend compte qu'une guêpe nous tourne autour, elle tâtait sa tête à plusieurs reprises avec des gestes hésitants. Bell réveilla Crapouille et la petite chatte sauta à terre en protestant.
― Est-ce que tu peux t'approcher ?
― Bien sûr, ma chérie, qu'est-ce que c'est ?
Intriguée, Laëtitia s'assit près de Bell et la laissa fouiller entre les mèches de ses cheveux sans rien trouver. Puis elle le vit. Des pattes très fines. Trois. Une couleur chair bien reconnaissable.
― Est-ce que tu aurais une pince, quelque chose de pointu, fin ?
― Une pince à épiler ?
― Oui, parfait.
― Je vais la chercher.
Laëtitia partit chercher la pince d'un pas pressé et sérieux. Elle revint dans la minute.
― Merci. Rassieds-toi où tu étais, face à la lumière. Comme ça.
Il ne fallait pas attraper les pattes. Elles se décrocheraient tout de suite et repousseraient le lendemain. Ce qu'il fallait saisir, c'était le corps. Sans le couper. Tout doucement. Si le corps partait, peu importait que les pinces et les pattes y restent, elles mourraient d'elles-mêmes. Bell était experte. Elle était patiente aussi. Il se savait observé, mais si elle attendait assez longtemps, il se croirait en sécurité et remonterait à la surface.
― Ça risque de te faire un petit peu mal, prévint Bell.
Elle était aux aguets, sa vue n'avait jamais été plus perçante. Il lui semblait même qu'en se concentrant, elle pouvait voir le chemin qu'il prenait, lent et dévastateur, au milieu de la peau.
― Il sort.
D'un geste à la fois sûr, rapide et doux, elle saisit le corps avec la pince à épiler. Il s'accrochait. Laëtitia émit un cri aigu, mais ne bougea pas.
À présent, elle le voyait au bout de la pince qui se débattait. De près, il était affreux, avec des yeux révulsés qui débordaient et une bouche à plusieurs mandibules qui remuaient sans discontinuer. Cette vision aurait fait perdre son sang-froid à n'importe qui, mais il en fallait plus pour troubler Bell.
― Une bougie.
Laëtitia approcha la première bougie qui lui tomba sous la main. Sans desserrer la pression sur la pince, sans la resserrer non plus, Bell plongea la bête dans la flamme. Elle devint bleue et jaillit comme un chalumeau pendant deux secondes. Tout était fini. Il y eut un silence pendant lequel Bell et Laëtitia fixèrent la flamme redevenue jaune. Puis Bell reprit la parole, d’une voix blanche.
― Un crabe. Il commençait à s'enfoncer dans ta tête, après c'est difficile de les récupérer. J'ai laissé un bout, ne bouge pas.
Sous le regard stupéfait de Laëtitia, Bell retira une pince du crabe qui était restée plantée dans le cuir chevelu, et la brula à la flamme de la bougie.
Je reste parfois de longues semaines sans consulter ma Pal, mais je retombe à chaque fois sous le charme dès que je lis un nouveau chapitre de ton histoire. J'aime ton style. J'aime l'ambiance. J'aime l'univers que tu déploies au fil des pages.
Des tartes à la violette ? J'en ai l'eau à la bouche rien que de le lire ! Dis ! Ça existe dans la vraie vie ?
Bien trouvée la comparaison avec le loup du Petit chaperon rouge ; l'échange entre Bell et Laetitia à ce sujet est savoureux !
Et l'idée du crabe/ tique est subtilement amenée pour nous rappeler que Bell aussi est malade ; là, en l'occurrence, elle ôte le mal.
Au plaisir de te lire,
Brune
Comment vas-tu ? Le fiston a commencé ses cours de philosophie ?
Alors les tartes à la violette, je pense bien qu'il y a quelques fées pâtissières qui sont capables d'en faire, on fait plein de choses avec de la violette !
Désolée pour le retard de réponse, j'ai été occupée à tisser plein d'autres projets, mais je reviens cet automne pour lire, commenter, et écrire !
A très vite, donc !
Qui dit dimanche, dit temps libre, dit PA et PAL !
Le personnage de Laëtitia m'est automatiquement sympathique. En plus, elle m'a donné l'idée de me faire un chocolat chaud pour accompagner ma lecture, donc un vrai succès. Et sa maison a l'air d'un petit bout de paradis ! Sans parler des chats !
"― Bien sûr, il restait des tartes à la violette" --> Je vais de temps en temps dans le Sud, mais je n'ai jamais eu la chance de goûter à une tarte à la violette. Est-ce que tu y as déjà goûté ? Si oui, quelle est la recette ? C'est pour la science.
"Elles passèrent la soirée à cuisiner et à échanger au milieu des miaulements, des caresses et des éclats de rire. Quand elles en vinrent à la raison de la quête de Bell, la conversation garda une saveur de bienveillance et d'écoute, mais le ton devint plus sérieux." --> Comme tu disais dans les chapitres précédents vouloir modifier le ton de l'histoire pour faire plus roman, je pense que tu pourrais développer cette partie avec plus de description, prendre plus le temps de montrer le déroulement de la soirée.
"Bell hocha cependant la tête d'un air entendu pour ne pas la vexer." --> mm-mm hocher la tête est LE truc de conversations à faire, peu importe le sujet et l'interlocuteur, ça marche toujours en compagnie du "ah ?" et du "Noooon !"
"Laëtitia eut un sourire crispé et sombre que Bell ne perçut pas dans la pénombre.". AH. Méfiance s'installe dans mon cœur de lecteur. Ne me dites pas que Laëtitia a de sombres desseins ! D'un côté il semblerait qu'elle veuille l'aider puisqu'elle essaye de la retenir… Mais le fait que Bell ne l'ait pas vu me met la puce à l'oreille.
Le passage du crabe était vraiment saisissant, et bien que le style soit plutôt différent du début du texte, ça ne choque pas du tout. J'avais l'impression d'être dans la scène ! Tu décris très bien l'atmosphère en peu de mots, c'est top !
À très bientôt :)
Alors je n'ai pas la recette de la tarte à la violette, il faudra demander à Laëtitia, c'est elle qui en détient le secret... Merci pour tes remarques judicieuses et amusantes ! A très vite !
Elle est très intéressante ce personnage de Laëticia : quand elle prend sa voix grave ou qu'elle pose des questions sur l'ami de Bell, elle semble soudain inquiétante comme si elle avait une face obscure (même si son prénom veut dire la joie). Il y a du mystère dans cette scène sous son apparence joyeuse.
Et alors ce crabe (qui au passage me fait penser à une tique) que Bell attrape à la fin, c'est une surprise étonnante et intéressante ! Je suis impatient d'en découvrir plus pour essayer de perce le mystère !
Oui, c’est un crabe d’une espèce assez particulière, sûrement croisé avec une tique, tu as raison ^^
Très étrange. Ces crabes sont vraiment des créatures mystérieuses.
Une proposition de correction :
la chatte sauta à terre et protestant. → « en » à la place de « et »
mais il en fallait plus troubler Bell → « plus pour troubler Bell » (« pour » est manquant)
Un nouveau personnage haut en couleur et qui ne manque pas d’humour, j’adore. On sent le plaisir derrière la plume et c’est communicatif. Pour l’instant les rencontres de Bell sont très positives et constructives mais la menace de la sorcière est omniprésente de même que le rappel du crabe. Jolie trouvaille que l’espèce de tique. Je me demandais si Bell n’allait pas le garder pour le refiler à la sorcière, mais Bell est bien trop gentille pour avoir ce genre de pensée.
Juste une remarque :
- La chatte Crapouille s'endormait dans les bras de Bell, Laëtitia allumait des bougies pour la soirée et les ramenait sur la table : j’utiliserai le passé simple pour cette phrase.
A très vite !
Alors c'était pas clair, sur ce chapitre tel que tu l'as lu, mais allons, je te dis, pour que tu comprennes la suite : notre Laëtitia est boulangère. Je viens de développer cet aspect-là parce que je m'étais contentée de le signaler.
Pour l'imparfait, c'est un imparfait d'ambiance et d'arrière-plan, l'attention ne se focalise pas là-dessus, Crapouille met du temps à s'endormir (je vais remplacer "s'endormait" par "s'assoupissait", les chats dorment-ils jamais vraiment ?, quant au nombre bougies que Laëtitia est capable de sortir de ses placards... on imagine que ça prend un certain temps !)
L'arme crabe, c'est une idée, en effet, mais il est certain que ça ne passerait pas à l'esprit de Bell !
A très vite
Quelle belle rencontre! Tu parviens à garder ce côté merveilleux malgré ce vilain crabe. On sent la gravité mais la légèreté de ton style équilibre le tout. De la gravité légère! :-)
Pour le moment, tu as réussi à rendre tous tes personnages attachants et essentiels à ton récit. On a envie de vite les retrouver comme Bell.
Bravo.
A bientôt
A très vite pour d'autres lectures croisées
Un bien jolie rencontre, deux âmes sœurs, les chats d'un côté, le loup de l'autre. Une atmosphère apaisée sereine mais où le danger reste présent, avec le crabe et l'évocation de la sorcière. Je pense aussi au beau roman jeunesse "La rivière à l'envers" où le héros se met en quête d'eau miraculeuse. A bientôt.
C'est la première fois qu'un personnage à le même prénom que moi, ça fait bizarre. Les cheveux grisonnants mis à part, ce pourrait être mon portrait craché, ahah.
Très bon chapitre à nouveau, mais j'ai noté deux petites choses.
Je saurais dire pourquoi mais le « avait renversé » de la première phrase m'a gêné, j'ai comme buter dessus, peut-être répéter « elle venait de ». Les croquettes m'ont aussi fait tiqués, ça ancre l'histoire à notre époque non ? Mais bien évidemment c'est toi qui voit.
La relation entre Bell et Laetitia, bien que récente est très touchante, et très réaliste.
Je me rends compte en relisant que tu as déjà changé ou corrigé les coquilles que j'avais remarqué à ma première lecture.
A bientôt:)
Mon Dieu... ce crabe, c'est à la fois poétique et ancré dans la réalité.
Et ces nouveaux personnages qu'elle rencontre, ils sont tous différents et tous incroyables à la fois. Quelle imagination ! Et quelle maîtrise aussi !
La relation entre Bell et Laëtitia est do'res et déjà touchante ; elles se connaissent depuis peu de temps, mais on sent pourtant une réelle alchimie entre elles deux. Je ne sais pas comment est-ce que tu parviens si aisément à créer des atmosphères et des personnages aussi efficacement, mais je trouve ça vraiment top. C'est avec hâte que j'attends la suite !
A bientôt !
Merci pour ton retour. J'espère que la suite te plaira autant
Le passage avec le crabe est vraiment prenant, et le parallèle avec la tique est bien trouvé ! Bell est vraiment très forte, son amitié avec Laëtitia est touchante. J'espère qu'elles se reverront !
J'ai bien aimé ce chapitre, et je trouve Véronique très sympathique. Néanmoins, il me tarde de retrouver le loup gris !
Mais, grâce à sa dent de loup, Bell peut donc parler à tous les animaux et pas seulement aux loups ?
À bientôt,
Luna
Merci pour ta lecture ! J'ai déjà changé quelques détails dans ce chapitre et ajouté un passage à la fin juste pour toi ;)
Eh oui, Bell peut donc parler à tous les animaux. C'est fou la magie ! Imagine les dialogues que ça va faire :D
A très vite
Claire
Est-ce-que Bell peut aussi parler aux crabes comme celui de ce chapitre ?
En réponse à ta question, la suite de mon roman est pour bientôt, je pense la poster ce Week-End.
à bientôt,
Luna