Une véritable obsession

Citrelle dorée

Plante rampante de la famille des cucurbitacées qui produit des baies de cinq à dix centimètres de diamètre, jaunes à maturité. Si les graines torréfiées ont un agréable goût de noix, la pulpe séchée du fruit, très amère, est un puissant laxatif à ne consommer qu'en officine.

 

 

Depuis la fenêtre de son bureau, Louis observait les cadets s'entraîner dans la cour intérieure. Il y avait là des adolescents de tous âges, entre onze et dix-huit ans. C'étaient avant tout des garçons, mais on discernait quelques filles dans les rangs. Au Mont Vertu, l'académie du Saint-Office formait des officiers, ceux que l'on appelait les hauts inquisiteurs par comparaison aux inquisiteurs tout court, lesquels ne bénéficiaient que de quelques mois d'enseignement en lieu et place des sept années dédiées à l'instruction de leurs supérieurs. C'étaient ces derniers qu'il avait proposés à Souffre, déjà âgée de dix-sept ans.

Il ne savait pas très bien quelle impulsion l'avait poussé à faire ça, encore moins à se confier à elle. Jamais il n'avait ouvert les portes de son passé à qui que ce soit, alors pourquoi cette gamine dépenaillée et ombrageuse ? À cause de Dasin, bien sûr. Elles se ressemblaient tant, si différentes et si semblables. Il avait parfois l'impression que le temps se compressait et qu'il remontait dans le passé. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle il refusait de se rendre dans sa cellule, c'eut été trop lui demander. Il préférait solliciter Lucius même si cela avait d'autres inconvénients.

Lucius... Il sourit avec indulgence. La phalange du jeune homme s'entraînait au centre de la cour, à la vue de tous. Ils avaient gagné cette position à force d'excellence. Ce garçon lui rappelait tant ce qu'il avait été lui-même, aussi bien par les bons côtés que les mauvais. Si elle acceptait sa proposition, Louis allait devoir lui demander de veiller sur Souffre, et ce ne serait pas une mince affaire. Elle n'avait pas vraiment le profil pour intégrer les rangs d'une armée, fût-ce celle de Ob. Trop indépendante et trop rebelle. Les instructeurs allaient chercher à la briser et ils risquaient d'y parvenir.

Dans la cour, les combats individuels avaient cessé. Chaque chef de phalange s'était positionné au centre de ses hommes et avait adopté l'une des postures d'art guerrier qu'on leur avait enseignées. Pieds parallèles, souple sur ses jambes, Lucius s'était mis en position de garde et attendait, un sourire aux lèvres. Sur un geste de l'instructeur, tous passèrent à l'attaque. Dans chaque cercle, le cadet central dut s'efforcer de parer tous ces assauts en même temps. C'était une danse étrange et pleine de grâce, qui demandait force, équilibre et rapidité, mais tous ne faisaient pas preuve de la même réussite.

Certains se laissèrent déborder par le nombre et leur combat s'acheva. D'autres tinrent un peu plus longtemps, repoussant un ou deux adversaires avant de prendre un mauvais coup et de s'avouer vaincus. Assez vite, il ne resta plus que deux phalanges en compétition, celle de Lucius et celle d'Audren, un garçon au profil d'aigle avec lequel il rivalisait sans cesse. Louis croisa les bras avec une certaine satisfaction. Ces deux-là avaient tout compris : il ne s'agissait pas d'être le meilleur mais de faire durer la lutte le plus longtemps possible, c'était un exercice d'endurance.

Trop tôt interrompu, ce genre de combat laissait présager des difficultés d'une phalange à se mettre au niveau de son leader. Ce dernier n'avait pas vocation à cabotiner, encore moins à écraser ses camarades sous le poids de ses propres facilités, mais à faire progresser tout le groupe. Lucius et Audren l'avaient bien compris et leurs factions étaient bien équilibrées.

Ce fut celle d'Audren qui tint le plus longtemps. Lucius ne trahit aucune humeur chagrine mais, à sa posture rigide, il n'était pas difficile de deviner sa frustration. Louis sourit plus largement. Un peu d'humilité ne ferait pas de mal à ce garçon ! Ses traits se figèrent cependant lorsqu'une voiture pénétra à grand bruit dans la cour. L'attelage était superbe et le cocher propre et bien habillé. Les prestigieuses armoiries du Cardinal de Montería décoraient les bas-côtés. Déjà ? Il n'avait pas traîné en route, c'était le moins que l'on puisse dire. Un valet bondit pour ouvrir la portière, poser un marchepied par terre et présenter son bras.

Un vieil homme au teint pâle et à la maigreur excessive y prit appui pour s'extraire du carrosse. Dès qu'il apparut, les cadets se figèrent au garde-à-vous dans un sonore claquement de talons. Tout de pourpre vêtu, le cardinal les ignora avec superbe et, d'un pas presque hésitant, prit la direction du bâtiment principal, le dos courbé et l'air un peu hagard. L'inquisiteur haussa un sourcil. Le maître de Sainte-Croix ne rajeunissait pas mais leur dernière entrevue n'était pas si vieille. Pourtant, depuis lors, il avait bien changé. Dérouté, Louis ne reconnaissait pas, dans cette créature ratatinée, l'homme que tout le monde craignait et qui dirigeait le royaume d'une main de fer. On l'aurait dit tout juste sorti d'une intoxication à la citrelle dorée !

Il disparut à l'intérieur du bâtiment et Louis baissa les yeux pour s'observer d'un œil critique. La négligence ne lui ressemblait pas. Bien qu'il ait dépassé la soixantaine, il n'avait pas perdu un cheveu, pas un kilo en trop et il était toujours tiré à quatre épingles. Il mettait un point d'honneur à avoir une apparence irréprochable, mais la redoutable exigence de son supérieur le rendait nerveux. Et il allait venir le voir avant d'y avoir été invité, il le savait. Satisfait de son allure, Louis parcourut la pièce d'un regard aiguisé. Rien ne dépassait, pas de désordre, chaque chose était à sa place. Joseph de Montería ne trouverait rien à redire.

Il quitta l'appui de la fenêtre puis contourna sa table de travail jusqu'au fauteuil à haut dossier. Il s'y installa, s'empara d'une feuille de parchemin vierge et trempa sa plume dans l'encrier. Il avait pris sa décision. Pour dédouaner Souffre du meurtre de Haggi, il n'y avait qu'une seule solution. Il se força à se concentrer là-dessus et y réussit au-delà de toutes ses espérances. Lorsqu'on frappa à la porte, il aurait été bien en peine de dire combien de temps s'était écoulé. Convaincu qu'il s'agissait du cardinal, il l'invita à entrer d'une voix calme et assurée. C'était Lucius, douché de frais et en tenue d'apparat. Il le dévisagea d'un air confus.

« Nous avions rendez-vous ?

— Oui, Monsieur. C'est, en tout cas, ce que votre valet m'a expliqué en me remettant la convocation. »

L'inquisiteur se laissa aller en arrière et se frotta le visage des deux mains. Il consulta la pendule et réalisa qu'il s'était écoulé presque deux heures depuis l'arrivée du fiacre dans la cour. Joseph de Montería ne s'était pas présenté. Pour quelle raison ? Était-ce une manœuvre de sa part, destinée à le déstabiliser ? Ou le voyage l'avait-il fatigué au-delà de la normale ?

Repoussant ces interrogations, il se concentra sur Lucius qui l'observait avec curiosité. Le jeune homme avait l'habitude de ce genre d'entrevues au cours desquelles Louis lui confiait parfois des missions délicates, nécessitant une certaine discrétion. Il l'invita à s'asseoir, croisa les mains sur son bureau et décida d'engager la conversation sur un terrain neutre.

« Alors, cet entraînement ? Il semble qu'Audren refuse de s'avouer vaincu, n'est-ce pas ? Il est plutôt doué, ma foi... »

Lucius eut une moue agacée et Louis se fit la réflexion qu'en matière de neutralité, il aurait sans doute pu mieux faire. Vanter les mérites de son principal rival risquait fort de ne pas le mettre dans les meilleures dispositions. Il se força à acquiescer mais il était évident que cela lui coûtait.

« Utilisée à bon escient, l'adversité est un puissant moteur. Une saine confrontation aide les deux parties à progresser. D'une certaine manière, tu lui es redevable. Mais je ne t'ai pas fait venir pour ça. Il s'agit de Souffre...

— Vous m'en voulez de l'avoir conduite en bas, je le sais. Je vous l'ai dit, je n'avais pas l'intention de la torturer, c'était du bluff et j'étais sûr qu'elle marcherait. Elle est complètement étrangère à nos méthodes, elle était terrifiée et elle allait parler. Cependant, je n'aurais pas dû m'énerver contre vous, je suis désolé, cela ne se reproduira plus. »

Louis leva la main pour couper court à ses excuses.

« Tu n'aurais pas dû t'emporter, en effet, et surtout pas désobéir aux ordres. Ce n'est pas ce que je t'avais demandé, Lucius. Prendre des initiatives, c'est bien, encore faut-il disposer du recul et des informations nécessaires pour cela. Elle n'a rien à dire parce qu'elle ne sait rien. Ton petit stratagème n'aurait donc pas fonctionné et qu'aurais-tu fait, alors ? Machine arrière ? »

Le cadet plissa les lèvres. Il avait été si sûr de réussir qu'il ne s'était pas posé la question. C'était l'occasion d'impressionner son supérieur et il l'avait saisie. Louis lisait sur ses traits comme dans un livre ouvert. Il y vit poindre le doute et il sentit l'agacement le gagner. À son expression, le jeune homme soupçonnait l'alcibium de ne pas être étranger à des décisions qu'il jugeait discutables. Que pouvait-il bien faire ? Le remettre à sa place ? Cela ne ferait sans doute que le conforter dans l'idée qu'il perdait le contrôle.

« Quoi qu'il en soit, je me suis trompé. Souffre n'est en rien responsable de l'incident qui s'est produit lors du rassemblement des tribus. J'ai reçu un témoignage qui la disculpe sans aucune équivoque. »

Il désigna le document qu'il venait lui-même de rédiger en masquant son écriture, au nom d'une certaine Asia Kusayla. C'était la seule manière qu'il avait trouvée de réparer son erreur de jugement. L'œil averti d'un expert en graphologie ne s'y tromperait pas mais s'agissant des tribus, ce meurtre n'avait somme toute pas grande importance. Du moins, l'espérait-il.

« Cette triste histoire m'aura pourtant permis de faire une découverte intéressante. Il se trouve que Souffre est la petite-fille de la seule et unique personne à avoir jamais réussi à s'évader des geôles du Saint-Office... Je pense que nous serons d'accord pour dire que cette jeune femme n'a pas grand-chose pour elle. Notre devoir de bienveillance envers autrui nous incite à tout mettre en œuvre pour l'aider dans la mesure de nos moyens. Ainsi donc lui ai-je proposé d'intégrer l'académie. »

Un immense étonnement se peignit sur le visage de Lucius et ses yeux s'écarquillèrent.

« Je comprends ta stupeur mais cela nous permettra en outre de la surveiller. La prescription n'existe pas, nul n'oublie jamais rien au Saint-Office, moi moins que tout autre. Si elle a gardé le contact avec son aïeule, nous ne devons pas laisser passer l'occasion de lui remettre la main dessus. »

Là, c'était dit. Il ne restait plus qu'à le convaincre de prendre Souffre sous son aile. La partie la plus facile, en somme. Un petit ricanement de dérision lui échappa, qu'il dissimula sous une fausse quinte de toux. C'était bien pire qu'avec Audren. Lucius et elle se détestaient et ils seraient sans doute prêts à tous les coups bas. Elle le provoquait sans cesse, agissant sous le coup de la peur mais Louis se demandait si, de la part de Lucius, ce n'était pas en partie de la jalousie.

Le cadet le dévisageait, les traits figés, s'efforçant de lui dissimuler ses réflexions. L'inquisiteur s'interrogea sur ce qu'il savait de son passé et de son aventure avec Dasin. Le cardinal, le Père Adelin et Souffre étaient les seules personnes à connaître toute l'histoire et le prêtre n'aurait jamais trahi le secret de la confession. Pourtant, Louis n'était pas à l'abri d'une rumeur, fondée ou non. Il patientait, un sourcil levé dans l'attente d'une réaction.

Il s'écoula près d'une minute avant que Lucius n'articule d'une voix hésitante :

« Je vois... J'imagine que c'est la meilleure solution, en effet. A-t-elle accepté votre proposition ? »

L'inquisiteur retint un sourire narquois. Le jeune homme se raccrochait à tout ce qu'il pouvait et son dernier espoir était que Souffre l'ait envoyé paître. C'était toujours possible, au demeurant, et si cela s'avérait être le cas, il devrait établir une autre stratégie. Il ne pourrait pas la garder enfermée ici bien longtemps, elle risquait d'attirer l'attention du maître de céans.

« Je ne sais pas encore mais je tenais à t'en parler dès à présent, car j'imaginais te la confier. Tu as bien vu comment elle est, elle va fatalement faire des vagues et j'aimerais que tu veilles sur elle.

— Pardon ? »

Sous le coup de l'indignation, Lucius s'était levé, ses yeux verts lançant des éclairs. Louis tendit les deux mains pour l'apaiser.

« Du calme. Je te croyais bon camarade avec tes semblables. S'il n'y avait eu cette stupide interpellation, te serais-tu comporté de la sorte avec elle ? Juste parce qu'elle vient des tribus de la Vallée du Vent ?

— Cela n'a rien à voir avec ses origines, vous le savez bien. Je suis moi-même issu d'une famille aux revenus modestes et sans votre intervention, je ne serais même pas ici, je ne l'ai pas oublié. Mais elle... Elle est incapable de prendre soin d'elle, elle se néglige. Elle est sale, elle sent mauvais, elle pourrait aussi bien avoir des poux ! Vous ne pouvez pas sérieusement souhaiter qu'elle intègre les rangs du Saint-Office ! »

Il crachait son mépris comme un venin et Louis sentit la colère l'envahir. Qui était-il pour porter un jugement de cette façon ? À trop l'avoir mis en avant face à ses camarades, ils en avaient fait un jeune homme imbu de lui-même et arrogant. Il ne savait rien de Souffre ni de ce qu'elle avait vécu jusqu'ici. Il ne se gênait pourtant pas pour la dénigrer en ne se fiant qu'aux apparences. Eh bien, tout cela allait devoir changer...

Prenant appui sur son bureau, l'inquisiteur se leva et se pencha en avant pour forcer le cadet à se rasseoir.

« Ce n'était pas une suggestion, Lucius, c'était un ordre. Et je te conseille de mettre du cœur à l'ouvrage car de sa réussite aux épreuves de fin d'année dépendra la tienne. Maintenant, si tu veux bien m'excuser, j'ai à faire. »

Le cadet serra les lèvres et se leva avec raideur, le regard fixe, braqué sur un point imaginaire situé bien au-dessus de la tête de son mentor. Les bras plaqués le long du corps, il salua d'un hochement de menton silencieux et quitta la pièce sans ajouter un mot. Une fois la porte refermée, Louis se laissa retomber sur son siège avec un soupir de soulagement mêlé de frustration. Il savait d'avance que ce ne serait pas simple et qu'il lui faudrait sans doute imposer sa volonté, mais il ne s'était pas attendu à tant de dédain de la part de Lucius. Avait-il déjà oublié d'où il venait ? Il avait beau prétendre le contraire, son attitude parlait pour lui.

Il reporta ses pensées sur Souffre et un mince sourire éclaira ses traits fatigués. Correctement dirigée, elle ferait une parfaite inquisitrice, il en était persuadé. Une fois qu'elle aurait obtenu son insigne, d'ici à quelques mois, ils se mettraient en quête de Dasin et cette fois, ils la dépisteraient, où qu'elle se cache. Que ferait-il alors ? Il n'en avait pas la moindre idée mais c'était devenu, au fil des ans, plus important que tout le reste, son métier, ses croyances, son Dieu même. Il serait enfin débarrassé de cette obsession ! Du moins, fallait-il l'espérer...

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