Une soirée particulière

Je sortais d’un restaurant chic où j’avais dîné dans le cadre d’un repas d’affaires avec des clients de ma société. Les négociations s’étaient bien déroulées, âprement comme il se doit dans les échanges commerciaux où chacun défend ses intérêts. Je me sentais soulagée que les choses soient terminées, j’avais appréhendé cette soirée avec des businessmen aguerris, et j’avais l’impression de m’en être plutôt bien sortie. J’avançais entre les tables, plus légère qu'à mon arrivée malgré la nourriture et les bons vins. Comme habituellement, j’avais peu mangé et peu bu pour garder la tête claire, mais mes clients avaient abusé de tout, puisque c’est moi qui payais. Ils restèrent encore un peu à table tandis que je m’éloignais après leur avoir souhaité une bonne soirée. Je me dirigeais vers la réception pour régler la facture quand j’entendis une voix qui m’appelait.

 

-- Margot ! Par exemple ! Mais que fais-tu ici ? s’écria une femme qui dînait seule à une petite table et se leva à mon passage.

-- Cornelia ! Désolée, je ne t’avais pas reconnue, cela fait des années que nous ne nous sommes pas vues ! répondis-je, surprise par cette rencontre inattendue.

 

En réalité, je n’avais pas envie de discuter avec elle, j’avais surtout hâte de rentrer chez moi, de prendre un bon cachet pour calmer la migraine qui pulsait depuis des heures dans ma tête et de me coucher dans le noir absolu. Je n’avais plus revu Cornelia depuis très longtemps et je n’avais jamais su ce qu’elle était devenue après la fin du lycée. Elle avait été une fille fantasque et extravertie quand nous étions en classe ensemble, je la fuyais souvent pour éviter ses débordements d’humeur. 

 

Comme toujours, elle était très originale et vêtue avec extravagance, alors que j’étais habillée de manière classique, comme il se doit lors de rencontres d’affaires avec des clients. J’avais choisi pour ce dîner une tenue passe partout, un tailleur gris sobre et strict en laine fine, une chemise blanche fluide en soie et des escarpins de cuir noir. Elle portait une petite veste orange cintrée sur un pantalon noir très large et un débardeur argenté, assorti à ses bottes à talons aiguilles. Ses cheveux fous comme autrefois, mais désormais poivre et sel, étaient à peine coiffés et entouraient son visage maigre aux yeux noirs. Sur la chaise voisine de la sienne, un énorme sac à main en crocodile ou imitation était ouvert et laissait voir un fouillis à l’intérieur. D’un simple coup d'oeil, je repérai un téléphone portable dans sa gangue orange, un parapluie à fleurs, des crayons et des pinceaux, un porte-monnaie rebondi, des livres et des magazines, des paquets de mouchoirs, un lipstick rouge écarlate, une brosse à cheveux, des tracts, une tête de poupée en chiffon, des boîtes de médicaments et autres fantaisies qui se cachaient les unes sous les autres.

 

-- Je suis contente de t’avoir croisée, Cornelia, mais je dois rentrer chez moi, je prends l’avion demain matin et je suis fatiguée, dis-je en la dépassant.

 

Je savais par avance qu’elle ne se laisserait pas convaincre par un argument si énorme, même s’il était vrai. Elle éclata de rire et ramassa son sac à main. 

 

-- Tu vas payer à la réception ? demanda-t-elle encore secouée par son hilarité.

-- Oui, fis-je. 

-- Moi aussi j’ai fini de dîner. Pourquoi n’irait-on pas boire un verre avant de nous séparer, pour parler du bon vieux temps du lycée ? Je ne sais même pas ce que tu fais dans la vie, proposa-t-elle.

-- Je travaille, avouai-je, mais ce n’est pas très passionnant de te parler de business je suppose. Je négocie des contrats avec des clients, pour ma société.

-- En effet, c’est carrément passionnant, répondit-elle ironiquement. Allez, laisse-toi convaincre, on  ne restera pas longtemps, je connais un endroit très sympa. C’est tout près d’ici.

-- Et toi, que fais-tu, interrogeai-je à mon tour en la suivant au milieu des tables en direction de la sortie. Tu étais seule ?

-- Tu connais le vieil adage ? Il vaut mieux être seule que mal accompagnée, répliqua-t-elle. Oui, ce soir j’avais envie d’être tranquille pour dîner. Mais finalement je m’ennuyais. Tu me connais, je n’ai pas changé, j’aime toujours le monde et avoir plein de gens autour de moi.

-- Je ne te connais pas si bien, murmurai-je, il y a des années que nous ne nous sommes pas vues.

-- C’est vrai, dit-elle, comme frappée par cette idée. Mais c’est une circonstance qui peut-être réparée puisque le hasard nous a réunies ce soir. Viens, je vais t’emmener dans un endroit étonnant.

 

Rien que parce qu’elle avait dit ça, j’aurais dû me méfier. Mais je me sentais défaillir avec la migraine qui gagnait encore du terrain, j’avais l’impression qu’on tapait sur ma tête avec un bâton, toujours au même endroit. Incapable de lutter contre l’enthousiasme de Cornelia, je me laissai entraîner avec réticence une fois que j’eus réglé la note du repas d’affaires. 

 

Nous marchions côte à côte dans la rue, Cornelia avait accroché son énorme sac à main à l’un de ses bras et passé l’autre sous le mien. Elle s’appuyait sur moi et marchait en zigzaguant, je compris qu’elle avait beaucoup bu et qu’elle avait le vin triste. 

 

-- As-tu quelqu’un dans ta vie ? demanda-t-elle en soufflant dans mon oreille, elle avait une haleine chargée d’alcool.

 

Je n’avais aucune envie de lui raconter ma vie ni de lui donner des informations qu’elle pourrait ensuite interpréter sans fondement ou juger, cela ne la regardait pas. Et sa vie à elle ne m’intéressait pas, d’ailleurs elle le savait car elle n’en parlait pas. Au bout de quelques mètres, nous n’avions déjà plus rien à nous dire.

 

-- Regarde, nous voici arrivées, fit-elle en désignant avec son index une bâtisse qui se dressait majestueusement devant nous, de l’autre côté de l’avenue.

 

Je levai les yeux vers le bâtiment vers lequel nous dirigions, il s’agissait d’un hôtel de luxe dont l’enseigne illuminée indiquait le nom en lettres somptueusement décorées, Monoceros. Au-dessus du rez-de-chaussée, des rangées de fenêtres toutes identiques se succédaient à gauche et à droite à tous les étages et jusqu’au sommet, parfois ponctuées d’un balcon, et sur chacune des rambardes était accrochée une généreuse corbeille de géraniums roses et rouges. Une licorne blanche lumineuse apparaissait entre les cascades de fleurs, bondissant gracieusement au milieu de la végétation luxuriante, comme si elle émergeait d’un autre monde.   

 

Après être passées sous une arche, nous pénétrâmes dans l'hôtel par une porte tambour. A l’extrémité d’un couloir pavé de marbre, entre deux rangées de colonnes doriques et de miroirs aux cadres dorés, s’ouvrait une salle gigantesque, haute de plafond, organisée en différents espaces sur différents niveaux. Des piliers noirs, fins et aériens aux chapiteaux dorés, soutenaient la voûte. Elle était formée d’arcs et de coupoles qui s’alternaient et se croisaient artistiquement, séparant des petits salons meublés de canapés et fauteuils confortables disposés autour de tables couvertes de magazines, dans une lumière discrète et feutrée. Les boudoirs, de tailles variables, en hauteur ou en contrebas,  accessibles par quelques marches ou des plans inclinés, occupaient plusieurs rotondes et se déployaient autour de la partie centrale. Des moquettes épaisses, des tapis colorés, ou du carrelage de marbre noir recouvraient les sols et accentuaient encore l’aspect chaleureux des lieux. Une foule hétéroclite et bruyante de clients de tous horizons y évoluait au milieu du personnel affairé de l’hôtel. Grooms, voituriers, bagagistes et liftiers couraient en tous sens, poussaient et tiraient des valises et des malles, chargés de sacs ou de paquets, traversaient la salle pour apporter un plateau ou un message à des inconnus, ployaient sous la multiplicité des tâches à effectuer dans un minimum de temps, toujours en gardant le sourire. Certains voyageurs résignés tuaient le temps assis dans les petits salons en feuilletant des journaux ou en buvant une boisson chaude. Au cœur du hall se trouvait la réception, une vaste structure ronde derrière laquelle plusieurs hôtesses efficaces s’efforçaient de répondre aux exigences d’une clientèle toujours impatiente. 

 

Cornelia ne s’arrêta pas dans le salon d’accueil, elle continua de marcher droit devant moi pour m’indiquer le chemin. Elle semblait bien connaître les lieux, et se dirigea sans hésiter vers un large couloir sombre qui s’ouvrait sur l’un des côtés de la salle et s’enfonçait dans les profondeurs de l’hôtel. Je la suivis. L’éclairage du corridor était diffus mais on y voyait suffisamment pour se déplacer. Cornelia obliqua soudain vers une salle sur la droite d’où provenait de la musique et où se déroulait une soirée privée. Un groom vêtu de blanc surveillait l’entrée et nous laissa pénétrer sans vérifier quoi que ce soit. 

 

La lumière était agressive et le son saturé. Des petits groupes d’invités se tenaient un peu partout dans la pièce, les uns restaient debout, les autres s’étaient assis sur des canapés profonds de velours écarlate, et tous bavardaient, riaient, buvaient et grignotaient des petits fours. Au centre de la pièce, un grand buffet était disposé sur une nappe blanche, couverte de plateaux, de paniers de fruits, de piles d’assiettes et de coupes pleines de bouchées colorées, au milieu de vases de fleurs fraîches. Les boissons étaient préparées derrière un énorme bar qui occupait le mur du fond, par un homme au visage étrange. La plupart des visiteurs avaient choisi des coupes de champagne aux bulles irisées, mais certains préféraient goûter des cocktails étonnants. Malgré l’aspect joyeux de la fête, une sorte de tension palpable maintenait son emprise sur les convives, ils paraissaient masquer leur vraie nature et jouer la comédie, et je me demandais si cela voulait dire qu’ils ne s’amusaient pas du tout.

 

Cornelia se laissa tomber sur une méridienne et appuya sa tête sur le dossier en poussant un gros soupir. 

 

-- Comme je suis fatiguée ! murmura-t-elle. Tout ceci m’ennuie terriblement.

-- Pourquoi m’as-tu amenée ici alors ? dis-je. Tu sais bien que je n’avais pas envie de venir.

-- Assieds-toi me dit-elle en tapant avec sa main sur le sofa. Tu vas voir, c’est fantastique ici, nous allons bien nous amuser !

 

A peine fus-je assise à côté d’elle qu’elle se releva comme mue par un ressort.

 

-- Ah ! mais j’oubliais d’aller chercher à boire ! s’écria-t-elle. Que veux-tu ? Je te conseille la vodka glacée, elle est merveilleuse.

-- Je n’ai pas envie d’alcool, excuse moi mais j’ai une grosse migraine, répondis-je.

-- Justement, c’est tout à fait ce qu’il te faut, insista-t-elle en s’éloignant vers le bar.

 

Je la regardais marcher au milieu de la foule, légère et souple, se faufilant entre les tables en les contournant avec grâce comme l’aurait fait une danseuse. Elle s’arrêtait près de l’un ou l’autre des convives, se penchait vers lui ou elle pour lui glisser quelques mots amusants à l’oreille, et faisait éclater de rire ou sourire la victime de son charme. Puis elle repartait en direction du bar presque en bondissant. Arrivée au comptoir, elle se percha sur un haut tabouret, s’accouda sur le zinc et le barista s’approcha d’elle. Elle lui parla avec de grands gestes, tandis que lui hochait la tête avant de préparer une boisson au shaker, qu’il versa dans un verre en forme de boule. Cornelia fit tourner le verre dans sa main et le liquide ambré étincela sous l’éclairage tamisé du bar. 

 

Elle se mit à boire son cocktail par petites gorgées, sans prêter attention à ma présence, bavardant avec le barista comme si je n’existais pas, et comme si elle ne m’avait pas suppliée de venir avec elle. Son petit jeu dura un quart d’heure et je décidais de partir quand je fus lassée de la regarder se pavaner et jouer un rôle.

 

Je me levai pour quitter discrètement la pièce sans même lui dire au revoir puisqu’elle m’ignorait, quand soudain je la sentis à côté de moi. Elle tenait dans une main le verre de vodka glacée et dans l’autre son cocktail dont elle avait déjà bu une grande partie.

 

-- Voici ta boisson, dit-elle avec un sourire enjôleur mais tout à fait factice. Goûte, tu verras c’est délicieux. Retire ton manteau et pose ton sac, il fait si chaud ! Viens avec moi, je vais te présenter à mes amis.

 

Elle posa les verres, se débarrassa de son propre manteau qu’elle jeta négligemment sur la méridienne où atterrit également un instant plus tard sa besace. Puis elle vint derrière moi pour m’aider à retirer ma veste et mon sac à main et les posa à côté des siens. Après m’avoir tendu mon verre, elle m’entraîna derrière elle vers un petit groupe de personnes. A partir de ce moment-là, elle eut un comportement erratique. Elle allait d’une table à l’autre, parlait à des gens qui visiblement ne la connaissaient pas, s’asseyait quelques instants puis se relevait pour passer à un autre endroit, s’arrêtait devant le buffet pour remplir une assiette qu’elle abandonnait aussitôt, riait comme une folle à l’écoute d’une histoire stupide. De temps en temps elle s’approchait du bar et réclamait un cocktail au barista, bavardait quelques instants avec lui, le temps qu’il prépare une nouvelle boisson scintillante puis s’éloignait à nouveau pour se mêler à la foule des invités. 

 

A chaque fois que j’essayais d’échapper à son emprise en ralentissant l’allure, elle se retournait vers moi, m’attrapait le bras et m’obligeait à la suivre. Je trempai à peine les lèvres dans la vodka glacée, trouvai le goût fort et le liquide impossible à avaler, mais je n’osai pas poser le verre sur une table. Le manège de Cornelia dura un trop long moment et finit par m’ennuyer, ma migraine ne s’estompait pas, alors je reculai brusquement et retournai à la méridienne pour m’asseoir. Cette fois, Cornelia continua à aller et venir sans me retenir, comme si elle m’avait oubliée. Personne dans la pièce ne se soucia ni d’elle ni de son comportement.

 

Assise sur le sofa confortable, je regardais la foule cosmopolite évoluer autour de moi. Tous les convives étaient là pour se faire remarquer, échangeant des propos avec une politesse hypocrite acquise après des années de pratique, et finalement je trouvai que Cornelia n’était pas plus artificielle que les autres. C’est pourquoi elle pouvait se permettre de simuler comme elle le faisait, ni mieux ni moins bien que le reste de l’assemblée. Certaines femmes qui portaient leurs manteaux de fourrure de manière ostentatoire, négligemment baissés sur les épaules, riaient à gorge déployée au moindre bon mot pour montrer les parures scintillantes à leurs cous, des hommes se penchaient vers elles et murmuraient à leurs oreilles. D’autres soi-disant ladies portaient des robes cocktail glamour en satin ou en soie, avec de somptueux décolletés de toutes les formes, des boucles d’oreilles d’or et de diamants, des bracelets et des bagues à tous les doigts. Les hommes arboraient des smokings, des cols blancs et des chaussures vernies. Les femmes croisaient leurs jambes pour montrer leurs sandales ou escarpins couverts de strass avec lesquels il devait être très compliqué de marcher, mais elles excellaient probablement dans cet exercice. Plus je les regardais tous, sans savoir qui ils étaient ni pourquoi ils étaient là, plus je me sentais étrangère, pas à ma place et animée d’une furieuse envie de me sauver en courant. A force de regarder, je reconnus quelques obscurs journalistes et dans le noir, je distinguai un photographe qui se déplaçait discrètement pour immortaliser les scènes inintéressantes de cette soirée, qu’il vendrait une fortune à un tabloïd quelconque. 

 

Je regardai soudain ma montre et m’aperçus qu’il commençait à être très tard. Malgré la migraine qui continuait à bourdonner dans ma tête et obscurcissait mes pensées, je me souvins que je prenais un avion dans quelques heures. Je cherchais Cornelia des yeux, estimant que j’étais restée suffisamment longtemps dans cette fête et que je pouvais désormais partir. Mais Cornelia avait disparu, je ne la voyais nulle part. J’attendis encore une dizaine de minutes, Cornelia ne revenait toujours pas. Qu’était-elle devenue ? 

 

Exaspérée par cette soirée ridicule, je me levai pour la chercher et m’approchai des serveurs qui débarrassaient les verres vides et réapprovisionnaient le buffet. Personne n’avait vu ni remarqué Cornelia. Personne ne la connaissait d’ailleurs. Je me dirigeai vers le bar, le barman était assis sur un tabouret et faisait ses comptes. Il leva les yeux et me dévisagea. Il avait un visage particulier, très sombre, avec des yeux noirs enfoncés dans les orbites, des cheveux foncés et frisés, et une barbe naissante. 

 

-- Bonsoir, je cherche mon amie Cornelia, elle vous a demandé des cocktails, dis-je. L’auriez-vous vue ? 

-- Non, répondit-il. Vous payez pour les deux ?

-- Euh …, fis-je avec étonnement.

 

Je ne pensais pas avoir à payer pour être venue dans une fête à contrecœur. J’avais l’impression que les invités pouvaient consommer sans avoir à régler quoi que ce soit.

 

-- Alors ? insista-t-il.

-- La vodka … commençai-je

-- C’est 404 €, dit-il.

 

404 € pour un verre de vodka que je n’avais même pas bu, c’était un prix exorbitant. Il y avait plus de glace pilée que d’alcool, et la vodka n’était pas bonne. Même si je devais aussi payer les cocktails de Cornelia, c’était excessivement cher. Je levai les yeux vers le barman et il me regardait méchamment. Soudain je compris que je devais absolument m’acquitter de cette addition extravagante, je n’avais pas le choix. L’homme au visage étrange serait sans pitié, il devait être un manager et il ne ferait pas de cadeau. Dans ce type d’établissement, ou on payait sans faire d’histoires, ou bien les choses se compliquaient. Je n’osais pas penser que la devise était ou tu paies ou tu es mort, mais je frissonnai devant l’air menaçant du barista. Je décidai de payer pour pouvoir m’enfuir le plus rapidement possible de ce lieu toxique, et retournai vers la méridienne pour récupérer mon sac et mon manteau.       

 

Je ne retrouvai ni mes affaires ni celles de Cornelia, le sofa était vide. Je fis le tour de la salle sous le regard ironique et décalé du manager. Il devait se moquer de moi, je m’étais fait avoir par Cornelia et par lui. Je sentais confusément que la note allait encore augmenter quand je retournerais au bar. 

 

-- Votre manteau et votre sac ? demanda l’homme avec un sourire. Ils sont au vestiaire bien sûr. Il faudra payer pour les récupérer.

 

Je le fixai avec colère.

 

-- Vous abusez de la situation ! Où est Cornelia ? Pourquoi dois-je payer pour être venue dans cette fête où elle m’a entraînée malgré moi ? Je ne voulais pas venir, je l’ai fait pour lui faire plaisir. Je ne me suis pas amusée du tout et vous le savez. Je veux partir, donnez-moi mes affaires et laissez-moi partir, tout de suite ! hurlai-je, à la limite de l’hystérie, ayant atteint le seuil de ma capacité à supporter davantage les désagréments de cette soirée. 

 

Autour de moi, les convives avaient levé les yeux et nous regardaient avec curiosité. Peut-être l’homme eut-il peur du scandale si je m’énervais devant tout le monde. Ou bien avais-je cessé de l’amuser avec ma naïveté. J’avais la sensation déstabilisante de jouer dans une scène un rôle absurde qui ne me convenait pas, et de plus je jouais très mal. Et lui aussi. Je m’éloignai du bar et il me suivit.

 

-- D’accord, dit-il en arrivant à ma hauteur. Finalement pour toi c’est gratuit, tu as bien fait de résister.

-- Mes affaires, répondis-je, donnez-les-moi tout de suite, je m’en vais. 

-- Elles sont là, fit-il en retournant les chercher derrière le bar où il les avait cachées.

 

Il me les lança sans délicatesse et je vérifiai aussitôt que tout y était. Il semblait outré de mon manque de confiance, mais il surprit mon regard de mépris qui lui arracha un sourire moqueur. Décidément, je détestais ce personnage.

 

-- Mais où est Cornelia ? demandai-je.

-- Quelque part dans les étages, répliqua-t-il en faisant demi-tour.

-- Je veux la voir, dis-je, inquiète sur son sort.

-- Mais non, fit-il en me tournant le dos et en repartant vers son bar. Inutile de la chercher, elle est bien là où elle est, elle est retournée là où elle doit être.

 

Mais pourquoi portait-il une blouse blanche pour mélanger des cocktails ? 

 

Bien qu’intriguée par sa phrase mystérieuse et sa tenue incongrue, j’avais hâte de partir et de quitter l’hôtel. Je traversai presque en courant le corridor obscur éclairé par la pâle lueur de veilleuses. Puis le hall d’accueil désormais presque désert qui ne ressemblait plus à la ruche affairée que j’avais vu quelques heures auparavant, les murs étaient blancs et les fauteuils usés et avachis, la réception était vide sous les faisceaux d’écrans d’ordinateurs et il n’y avait aucune décoration. J’arrivai enfin dans le couloir aux colonnes doriques peintes dans un vert sinistre, entre des affiches toutes plus laides les unes que les autres, avant de franchir la porte tambour et l’arche. Avec soulagement je retrouvai l’air frais de la nuit après la chaleur, les odeurs, le bruit et les lumières agressives de la salle de réception. J’avançai un peu sur l’avenue vers la station de taxis et me retournai brusquement. Au-dessous de l’enseigne qui clignotait faiblement et qui représentait un animal fantastique bondissant, les lettres lumineuses indiquaient Hôpital Psychiatrique La Licorne. Sur la façade sans balcons et sans fleurs, une fenêtre était allumée en pleine nuit, et derrière les carreaux sales je vis la silhouette de Cornelia qui se détachait. Elle me regardait, immobile et sans expression.

 

Une larme me monta aux yeux. J’approchai du premier taxi de la file, le chauffeur m’ouvrit la porte et je m’assis aussitôt à l’arrière en lui donnant mon adresse. Quelques instants plus tard, il démarra le moteur et nous nous éloignâmes rapidement. Encore sous l’emprise de la migraine, je sortis de mon sac à main le billet d’avion pour consulter l’heure du départ et le terminal. La vie ordinaire reprenait le dessus. J’étais bien décidée à oublier cet épisode de ma vie, mais je savais que j’y repenserais souvent avec amertume, comme à un gâchis qui aurait pu être évité.    

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Liné
Posté le 15/06/2023
Hello Belisade,

Je suis très heureuse de retrouver sa plume après l'appel à textes de PA ! D'autant que c'est une transition toute douce entre ces deux textes : je retrouve également cette formule narrative avec une voix à la première personne qui plonge dans des univers étranges, et ta manière de décrire les espaces.

Je me suis très rapidement attachée aux personnages. Le duo "une héroïne en prise avec sa réalité banale" et "une intruse extravagante", ça fonctionne et ça intrigue.

La chute me semble ouverte : on peut imaginer du full fantastique, la fête telle que l'héroïne nous l'a décrire n'existe pas. Ou bien, pencher plutôt vers une distorsion réaliste : on a toujours été dans un HP, mais Margot n'a pas voulu le voir. Et puis, tout comme Edgar Fabar, l'idée du dédoublement de personnalité m'a caressé l'esprit. Ceci dit je penche plutôt vers la première interprétation, car j'ai décelé moins d'indices pour les autres.

Quoiqu'il en soit, la fin en demi-teinte fonctionne parfaitement !

Tout au long de la fête, je me suis demandé pourquoi l'héroïne ne rentrait pas chez elle. Après tout, ses argument tiennent la route depuis le début : fatigue, migraine, pas envie de suivre cette femme... Peut-être ajouter un élément supplémentaire pour bien la "planter" dans cette fête ? Par exemple, elle ne peut pas s'empêcher de laisser une curiosité dérangeante la contrôler ? Elle est réticente à l'idée de retrouver quelqu'un ou quelque chose chez elle ?

Et dans le détail :
"Je suis contente de t’avoir vue, Cornelia" : elles ne se sont pas vraiment vue mais simplement croisées

"Pourquoi n’irions-nous boire un verre" : dans les dialogues, j'ai tendance à préférer le "on" au "nous" que je trouve un peu trop formel/littéraire. Mais c'est avant tout une question de parti pris !

"ce n’est pas passionnant du tout, répondit-elle ironiquement" : en fait si, elle est ironique là, non ?

Merci pour cette chouette lecture, encore une fois ! Je viendrai lire les suivantes avec plaisir.
Belisade
Posté le 21/06/2023
Merci beaucoup Liné pour ton analyse.
Je viens de relire l'histoire avant de te répondre car je ne me souvenais pas des détails des dialogues.
Je vais modifier vue par croisée, le nous par le on.
Par contre je n'ai pas compris le 'ironiquement' : elle se moque bel et bien de Margot qui a un job ennuyeux, est-ce que ce n'est pas clair ?
J'avais oublié quelques petits détails comme le 404 € qui était un clin d'œil à l'erreur 404, pour le côté absurde, quand tout bascule du glamour vers le triste, et surtout l'absence de Cornelia. J'aimais bien le fait que toute l'assurance que Margot a au début après son repas d'affaire s'effrite petit à petit, comme un château de cartes, qu'elle se laisse entraîner malgré elle par une amie qui n'en est pas une. J'aime ton idée d'une curiosité dérangeante qui la contrôlerait, pour voir qui est devenue Cornelia. Mais en même temps Margot est une faible et une lâche, elle cède à Cornelia et à la fin elle l'abandonne à s triste situation. Elle échappe au pire mais pas Cornelia. La fête est une fête macabre, mais Margot ne s'en rend pas compte tout de suite, elle est éblouie par le brillant et l'aisance de Cornelia. Tout bascule quand ses yeux s'ouvrent. Et la bascule accompagne la dualité, tout est double mais peut-être pas.
J'espère que les autres nouvelles te plairont.
Liné
Posté le 21/06/2023
J'aime beaucoup la diversité d'interprétations qui se dégage de cet échange ! Ça montre bien la complexité (au bon sens du terme) de cette nouvelle ;-)

Pour la réplique sur l'ironie, je me suis trompée de formulation. Le souci c'est que la phrase est au négatif, donc on ne dirait pas que le perso est ironique. Je pense que tu visais plutôt quelque chose du genre :

"c’est carrément passionnant, répondit-elle ironiquement"

A bientôt !
Belisade
Posté le 23/06/2023
Merci beaucoup Liné, cette fois c'est parfaitement clair ! En effet c'était mal exprimé. J'ai fait la modification.
khesya953
Posté le 01/02/2023
tres belle nouvelle tres intriguant
il y a suffisamment de descriptions des lieux et des gens
ca donne envie de lire la suite
en tout cas merci beaucoup pour cette nouvelle est est jute geniale bravo
Belisade
Posté le 02/02/2023
Bonsoir Khesya953, merci beaucoup pour ton commentaire qui fait très plaisir. J'espère que les nouvelles suivantes te plairont également si tu les lis !
Edgar Fabar
Posté le 01/01/2023
Merci pour ce partage. Je me demandais s'il s'agissait d'une nouvelle découpée en chapitres ou d'un recueil de nouvelles. Pour avoir parcouru les autres opus, je penche plutôt pour une succession d'histoires non dépendantes.

Pour en venir à celle-ci que j'ai lue en entier, j'ai aimé la chute. On ressort du récit avec des questions : était-ce une mascarade pour tromper la protagoniste et si oui, dans quel but ? Quelles étaient les intentions de Cornelia en trainant son amie en HP ? ... après ça peut se lire comme une nouvelle fantastique où des choses incroyables se produisent sans justification. Si tu as un éclairage sur ton texte, je suis preneur.
Belisade
Posté le 01/01/2023
Bonjour Edgar, merci pour ton commentaire.
Oui, ce sont des nouvelles indépendantes.
Non il ne s'agit pas d'une mascarade mais bien d'une nouvelle 'fantastique'. Ce qui m'a intéressée (à travers le point de vue de la narratrice qui se laisse embarquer par Cornelia et ne voit rien venir), c'est le moment de la transformation des lieux et du contexte. Elle qui maîtrise habituellement son environnement est alors plongée dans une telle angoisse qu'elle ne voit plus qu'une solution pour échapper au cauchemar, fuir et retrouver ce qu'elle pense être un monde normal. La scène se déroule comme un switch lent vers un univers différent. Elle ouvre enfin les yeux et ne voit plus le clinquant mais le sordide. Le côté fantastique est qu'en fait on ne sait pas finalement de quel côté est la réalité / normalité. Dans cette histoire, à mon sens, il n'y a pas de gagnante. Entre celle qui reste prisonnière derrière son carreau et celle qui fuit par lâcheté (prisonnière de son conformisme), rien n'est enviable.
Edgar Fabar
Posté le 02/01/2023
Merci pour cet éclairage ! On peut de fait imaginer que Cornelia et Margot ne font qu'une et que nous avons affaire à un bel exemple d'hallucination psychotique liée à un sérieux dédoublement de personnalité (un peu à la Fight Club, Cornelia devenant le Tyler Durden de Margot)...
Quoi qu'il en soit, c'est une bonne idée et je vois qu'elle ne vient pas de nulle part et je comprends à présent que la vie en HP peut-être une métaphore de la vie (enfin de certains de ses aspects) perçue par Margot.. Un conseil pour Margot : détends-toi, quitte ton job et va nager dans l'océan (rires)
Vous lisez