Une rose pour un « long nez »

Peu de temps après mon arrivée à Pékin, mon père a déménagé au 15ème étage d’un immeuble situé à Qi Jia Yuan. Notre balcon-terrasse faisait le tour de l’appartement. Les jours de pluie, j’adorais me pencher au-dessus du garde-fou pour observer les vélos. Des centaines de petits points lilas, fuchsias, jaunes, bleus, lavandes, saumons, et oranges défilaient sous mes yeux émerveillés. Cette marrée d’imperméables avançait à une cadence lente, de manière homogène, au milieu des voitures, sans jamais causer d’accidents. 

 

Comme tous les « Diplomatic Residential Compounds », Qi Jia Yuan était gardé nuit et jour par des militaires postés aux différentes entrées. Aucun local n’avait le droit de pénétrer dans l’enceinte. Nous nous construisions donc une vie sociale avec d’autres expatriés. Je n’ai su que des années plus tard que les Chinois qui entretenaient des relations avec les étrangers pouvaient être taxés d’espions. A 10 ans, tout ce qui m’importait, c’était le merveilleux confort que me procurait ma petite bulle de coton ouaté ultra-surveillée. C’était comme appartenir à un club VIP très sélect. 

 

Il suffisait d’ailleurs de mettre le nez hors de l’enceinte pour constater à quel point nous étions des privilégiés. Dehors, la population trimait d’arrache-pied. Je voyais des hommes tirer des charrues remplies de pastèques en décomposition (à ce jour, il m’est impossible de manger ce fruit). D’autres avalaient bruyamment des bols de soupe à même le sol, au milieu des crachats. La main-d’œuvre était si abondante et bon marché que les occidentaux pouvaient se payer quatre jardiniers à la fois pour tondre leur gazon. C’est aussi en Chine que j’ai découvert certains métiers – ouvreur de porte, dame pipi, cireur de chaussures – dont je ne soupçonnais pas l’existence. Ma route a aussi croisé celle des grands-mères aux minuscules pieds. 

 

Peu de gens le savent, mais Cendrillon était chinoise. La véritable histoire de la pantoufle de vair venue de l’Empire du Milieu est bien plus horrible que le conte édulcoré de Walt Disney. Car pour entrer dans ce petit soulier, l’aînée des sœurs se sectionne le gros orteil. Trahie par les saignements et rejetée par le prince, elle cède la place à sa cadette qui, elle, se coupe le talon. Rejetée à son tour, cette dernière laisse enfin triompher la seule qui ait la qualité érotique requise pour une princesse : de petits pieds. Ce conte rappelle une pratique courante : jusqu’au 19ème siècle, les Chinois de haut rang ont estropié leurs filles en leur bandant les pieds. Ainsi handicapées, ces femmes du monde ne pouvaient pas marcher et n’avait d’autre choix que de se consacrer entièrement à leurs foyers. 

 

A l’école, le racisme antichinois était la norme. Adossés aux fenêtres des bus scolaires, mes camarades s’amusaient à jeter des pelures de mandarines sur la tête des cyclistes. Plus tard, je me suis souvent interrogée au sujet de ce paradoxe : en Chine, mes amis se prénommaient Aziz, Bogdan, Latifatou, Leonika, Shirwa, Tiia, Stanimir, Paolo, Gerrit, Mirana, Freja et Mohammed. Ils venaient des quatre coins du monde et il ne me serait jamais venu à l’idée de discriminer un copain de classe parce qu’il était yougoslave, tunisien, gabonais ou somalien. Ce racisme-là je l'ai croisé dans ma vie beaucoup plus tard, en Europe. C'est triste à dire mais en Chine, nous nous comportions comme des colons : nous méprisions les locaux que nous considérions inférieurs à nous. 

Même chez les adultes, un monde en apparence plus civilisé que celui des enfants, les préjugés avaient cours. Mes parents avaient une amie anglaise qui était tombée amoureuse d'un chinois. Ils s'étaient mariés et dans la communauté d'expatriés, tout le monde était d'accord pour dire que Yang Shu avait eu beaucoup de chance. Il avait réussit à séduire une occidentale, son passeport pour la liberté et la richesse! La pauvre Julia était quant à elle à plaindre pour cette mésalliance. Des années plus tard, la Chine s'est ouvert, ses ressortissants ont accédé à la richesse. Yang Shu est devenu millionnaire grâce à son travail...d'un seul coup, les rôles se sont inversés. Nous étions désormais les pauvres occidentaux! 

Mais assez parlé des années 2000. Retournons aux années '90. Je me souviens un jour être rentrée de l’école pour trouver un jeune chinois prostré devant l’entrée de mon compound. Il suppliait le garde de le laisser entrer. Il tenait une rose dans la main qu’il souhaitait remettre à une  bízi (en Chine, même si votre nez est petit et en trompette, vous êtes un dà bízi – c'est-à-dire un grand nez - car vous êtes occidental) dont il s’était épris. L’inflexibilité du garde m’a mise hors de moi. J’ai lancé du ton hautain qui était devenu le mien depuis que je vivais dans ce pays : « laissez-le entrer immédiatement !». Le garde a obtempéré. Ému, le jeune homme m’a remercié. J’espère qu’il a pu donner sa rose à l’élue de son cœur. Et qu’elle ne lui a pas ri au nez.

 

 

 

 

 

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