Une Dame

Par Liné
Notes de l’auteur : Qui du modèle ou de l'artiste dépeint l'autre ?

Tu me regardes. Je vois bien que tu me regardes. Non pas seulement comme le peintre que tu es – concentré, vaniteux. Tes doigts serrent le pinceau, ta main virevolte et se pose, nerveuse, virevolte et se pose et je devine l’intensité de tes aplats. Les couches, les pointillés que tu imposes à la toile, dans cette tentative vaine et désespérée de dépasser les maîtres que tu tiens en si haute estime – ces maîtres tout aussi concentrés et vaniteux que toi. Tu t’appliques, tu plisses les yeux, sans toutefois réaliser qu’en lieu et place d’un chef-d’œuvre, d’un monument de créativité, c’est une immonde copie des autres, un crachat en couleurs, que tu offres à l’univers. Que tu comptes présenter sur un plateau d’argent, comme un chat apprivoisé pousse du museau le rat mort dont il est si fier.

   Peintre, tu n’en es pas moins aveugle. Tu me regardes, mais tu ne te vois pas. Tu as remarqué les boucles d’oreilles qui crient ma richesse, les bagues qui t’apprennent que j’appartiens à un homme, et le rouge à lèvres qui dévoile mon impudeur. Ton œil brille de convoitise, lèche mes bijoux, hume la récompense et, en guise de prime, tu vois en moi un corps de dame, de princesse, noble, sacré, intouchable, qui bientôt s’ouvrira, nu. Pour toi.

   Tu t’en délectes ; tu t’en délectes et tu n’imagines pas que ta bouche puisse déjà se tordre en un sourire grivois. Sale. Tu repenses sans doute à cette élève, cette jeune fille au teint clair, aux formes rondes qui te plaisent tant ; aux manières délicates – sa façon de se pencher en avant, sans savoir que ce qu’elle donne à voir, ce fessier relevé, ce corsage soudain révélé, éclipse à tes yeux tout son talent. Tu n’as pas pu t’en empêcher. La tentation était trop forte : tes semblables le savent bien, tes semblables compatissent et à ta douleur, à ta frustration, ajoutent la leur. Il a fallu que tu l’élèves au rang de modèle, cette étudiante, que tu l’exhibes, que devant un parterre d’admirateurs excités tu découpes son corps à la pointe de ton pinceau. Et qu’à la sortie de la classe, une fois tous les apprentis volatilisés, tu te serves de ce qu’il lui reste de dignité.

   Tu ne vois rien d’autre que les apparences ; ce qui s’étale devant toi, ce qui te nourrit et te grandit et de mes atours, de ma coiffure sophistiquée, de mon corset serré et de ma pose lascive, tu te gausses. T’appuies dessus et t’élèves, certain que la gloire t’attend ; la gloire du peintre ambitieux, sûr de son succès, aussi bien que celle, plus intime, de l’homme dont l’érection point déjà sous sa palette. Persuadé que ce portrait de la Dame aux cheveux noirs te rendra célèbre, t’érigera en successeur de Vinci, de Vermeer et de Van Gogh. Un commanditaire aussi riche et prestigieux n’appelle que la postérité. Si tu savais.

   Je me demande ce que tu retiens de mon regard. De mes yeux qui se braquent sur toi, te jugent, te jaugent, tandis que tu poursuis ton travail, que tu continues d’inonder le tissu blanc de tes vomissures. Je ne doute pas un seul instant que mon visage tout entier transpire de malice. Je suis patiente.

   Tu me regardes et tu ne vois pas. Que je ne suis pas la femme que je prétends être. Mais ne t’inquiète donc pas : ton chef-d’œuvre achevé, vernis, exposé, tu l’auras, ta gloire. Celle d’avoir confondu une princesse modèle avec une vulgaire putain.

 

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Fannie
Posté le 01/04/2021
C’est une manière intéressante d’évoquer ce regard intrusif et concupiscent que certains hommes posent sur les femmes. Cependant, si la narratrice a raison, il doit s’agir d’un piètre peintre. Car les artistes, les vrais, qu’ils soient peintres, dessinateurs ou photographes, saisissent l’émotion qui émane de leur modèle ou celle que leur modèle leur inspire.
J’ai envie de contester ta dernière phrase : « Celle d’avoir confondu une princesse modèle avec une vulgaire putain ». Le verbe « confondre avec » (plutôt que « prendre pour ») implique l’acceptation de l’idée selon laquelle certaines femmes sont de vulgaires putains, ce que je trouve fâcheux venant d’une féministe. D’ailleurs, qu’est-ce qu’une « vulgaire putain » ? Une femme sexuellement provocante ? Une femme qui change souvent de partenaire amoureux ? Une femme qui gagne sa vie en proposant des prestations sexuelles ? Une femme qui se conduit mal, pour qui tous les coups sont permis quand il s’agit d’obtenir ce qu’elle veut ?
Coquilles et remarques :
— virevolte et se pose et je devine l’intensité de tes aplats. [La répétition de « et », sans ponctuation alors qu’il y a deux niveaux de coordination, n’est pas souhaitable.]
— Les couches, les pointillés que tu imposes à la toile, dans cette tentative vaine et désespérée de dépasser les maîtres que tu tiens en si haute estime – ces maîtres tout aussi concentrés et vaniteux que toi. [Arrivée à la fin de cette phrase, j’ai eu l’impression qu’il manquait quelque chose. Puis j’en ai conclu qu’elle est reliée à « je devine ». Tu aurais pu le reprendre pour commencer la phrase — c’est un genre de répétition qui passe très bien — ou employer un synonyme.]
— sans toutefois réaliser qu’en lieu et place d’un chef-d’œuvre [comprendre, te rendre compte ; l’emploi de « réaliser que » est déconseillé. Voir ici : http://www.academie-francaise.fr/realiser-que]
— tu te gausses. T’appuies dessus et t’élèves, certain que la gloire t’attend [La reprise du pronom « Tu » avant « T’appuies dessus et t’élèves » serait souhaitable. Son absence m’a sortie de ma lecture parce qu’un bref instant, j’ai vu « t’ » comme l’abréviation de « tu » dans le langage parlé.]
— Persuadé que ce portrait de la Dame aux cheveux noirs te rendra célèbre, t’érigera en successeur de Vinci, de Vermeer et de Van Gogh. [À la fin de cette phrase aussi, j’ai eu l’impression qu’il manquait quelque chose, parce qu’elle ressemble à une apposition placée en début de phrase et qui attend donc une suite.]
— Un commanditaire aussi riche et prestigieux n’appelle que la postérité. Si tu savais. [Je mettrais des points de suspension après « Si tu savais ».]
— Tu me regardes et tu ne vois pas. Que je ne suis pas la femme que je prétends être. [Dommage de mettre un point avant une subordonnée introduite par « que ». C’est une coupure faite à moitié, un choix non assumé, comme si tu ne pouvais pas trancher entre « Tu me regardes et tu ne vois pas que je ne suis pas la femme que je prétends être » et « Tu me regardes et tu ne vois pas. Je ne suis pas la femme que je prétends être ».]
— ton chef-d’œuvre achevé, vernis, exposé [verni ; pas de « s » au singulier]
.
À propos de la ponctuation, je te reporte quelques extraits du Traité de la ponctuation française de Jacques Drillon :
— D’abord une citation de Grevisse : « Le point indique la fin d’une phrase. Il se place aussi après tout mot écrit en abrégé. [Remarque :] Les écrivains contemporains emploient parfois le point (au lieu de la virgule) pour détacher d’une proposition principale une proposition subordonnée ou un membre de phrase auxquels ils veulent donner un relief plus accusé. »
— Plus loin : La profusion de points finaux [en gras]. On a beaucoup débattu sur l’emploi du point dans les phrases courtes, les propositions subordonnées, les phrases dépourvues de verbe, etc. Cela ne regarde le point que de très loin. L’auteur détermine comme il l’entend la longueur de sa phrase ; et c’est faire un mauvais procès au signe de ponctuation que de l’accuser de tares qui ne sont pas les siennes. Le point termine une phrase courte, longue, mal ou bien construite.
Néanmoins, l’accumulation de points est un phénomène de ponctuation qu’il faut considérer, et à l’effet duquel il faut chercher une explication. »
Suit toute une explication qui part du « chapeau » publicitaire, passe par des usages de journalistes pour terminer avec l’emploi du point chez des écrivains, comme le « point froid », qui, « dans la phrase courte, est le signe du constat. Il marque l’impassibilité de celui qui écrit » et « le point qui relie » dans des descriptions faites de phrases courtes.
— Puis il pointe certains procédés : « Parfois, ces points rapprochés, qui font haleter la langue et ralentissent la lecture, n’expriment rien d’autre qu’une certaine ambition littéraire, et trahissent son échec : < Un humour féroce. Macabre. Macabre et candide. Une sorte d’innocence. Clair. Sombre. Perçant. Confiant. Souriant. Humain. Impitoyable. Sec. moite. Galcé. Brûlant. Il me transporte dans un monde irréel.> (Nathalie Sarraute, Les fruits d’or)
« Pis encore, plus laid, plus prétentieux : < Ça mais. Les mains de la vieille dame sur la photo. Le face-à-main doublant les lunettes, la loupe de bureau. Où. Quoi. Sa bouche je ne. Qu’est-ce qu’il tient là entre ses dents. Rien. Des lèvres. Comme tout le monde. Entrouvertes. Qu’est-ce que. Rien. Absolument.> (Geneviève Serreau, Ricercare)
« Que disait donc Geneviève Serreau, dans l’enquête que nous avons citée plus haut ? <Mon habitude de ponctuation est surtout de l’inventer à neuf à chaque fois.> Qu’est-ce que. Rien. Absolument. » [Sa manière de commenter la démarche de l'autrice avec ses propres mots est particulièrement percutante et savoureuse.]
— Pour terminer, une autre fantaisie : « Quant à Françoise Sagan, elle avait exigé qu’on écrivît ainsi le titre d’un de ses romans : <Aimez-vous Brahms.. >
… sans troisième point, ni point d’interrogation. Mais sa consigne n’a pas été longtemps respectée : son éditeur avait dû la trouver un peu puérile. »
Tout ça pour dire que les fantaisies en matière de ponctuation doivent servir le texte sans entraver la lecture. Chaque fois que le lecteur doit s’arrêter et relire un passage pour le comprendre, je pense qu’il est opportun que l’auteur s’interroge. Et c’est toujours utile de le lire à haute voix avec les intonations que la ponctuation suggère (ou impose).
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