Une bibliothèque au milieu des étoiles

Par Pouiny

« Askel, comment as-tu pu assommer un enfant !

– J’aurai bien voulu t’y voir, Liv ! Il ressemblait plutôt à un diable… Il aurait pu se noyer juste pour aller retrouver son père.

– Où es passé ton cœur derrière ces muscles… C’est un enfant, Askel ! Plus qu’un enfant, c’est Sören. Ce gamin a grandi collé à son père et lui voue une admiration sans borne. Comment penses-tu qu’il allait réagir !

– J’en pense surtout que ce fou aurait pu réfléchir à deux fois avant de prendre autant de risque… Maintenant qu’il laisse un gamin seul sur la berge, que va-t-il se passer pour lui ?

– Tu vas l’aider, Askel ! Et tu vas t’en occuper comme si c’était ton fils ! C’est la moindre des choses ! »

Quand Sören ouvrit les yeux, il était dans une belle maison de pêcheur du village. Allongé sur un grand lit, sa tête bourdonnait d’une douleur lancinante, alors que ses yeux semblaient vouloir sortir de leurs orbites. Il tourna légèrement la tête, et vit dans la pièce voisine l’ombre d’Askel et Liv. Si Askel était un pêcheur apprécié, Liv s’occupait de l’auberge du village, où Sören et son père allaient quand se faisait des soirées de veille. Liv était une grande femme forte et bourrue, à l’image de son mari pêcheur, avec qui ils semblaient toujours se prendre la tête. Mais malgré leur fort caractère, c’était des gens au grand cœur avec qui les soirées étaient agréable.

 

Le garçon se leva avec difficulté. Chancelant sur ses jambes, presque fiévreux, il garda la couverture sur lui pour approcher de l’endroit où il entendait les hôtes se disputer. Dès qu’elle entendit les pas du garçon venir, elle se désintéressa totalement de son mari pour se précipiter vers lui.

« Sören ! Comment te sens-tu, mon garçon ? Tu as mal quelque part ? Tu veux manger ? Oh, j’espère que tu n’as pas attrapé froid avec tout ce qui est tombé hier !

– Où est mon père ? »

Bien que le visage d’Askel se figea, Liv ne laissa rien paraître alors qu’elle installait l’enfant :

« On va en parler, mon petit, mais tout d’abord il te faut reprendre des forces ! Qu’est-ce que tu veux ?

– Du… Du pain et du lait, ça me suffira, merci… »

Essayant de faire bonne figure, il ne put pas masquer ses vertiges à la maîtresse de maison aux yeux perçants.

« Tiens, bois ça. Je donne très souvent ça à Askel après une gueule de bois, c’est très efficace !

– Une gueule de bois ?

– Ah, oh, fit Askel en essayant de reprendre contenance. Tu sauras bien assez tôt. »

 

Ne posant pas plus de question, Sören prit en silence ce qu’il lui était proposé. Le goût assez répugnant du remède proposé par Liv importait peu. Le regard vide, il n’attendait que des réponses par rapport à son père.

« Alors ? Fit-il une fois fini. Où est-ce qu’il est ? »

Askel lança un regard à sa femme, qui soupira. S’asseyant face aux garçon, ses grands yeux le fixèrent comme pour l’envelopper.

« Ton père a été bien imprudent de partir, hier… On a perdu les traces de son bateau. On ne sait pas où il est.

– Mais qu’est-ce que vous attendez pour aller le chercher, alors ?! Il a besoin d’aide ! »

Il s’était vivement redressé en s’appuyant sur la table, oubliant toute douleur parasite. Si Askel se renfrogna davantage, Liv accepta les émotions de l’enfant sans sourciller.

« Évidemment. Le temps s’est calmé, et nous allons lancer des recherches. Askel va bientôt partir… Je pense que tu peux aller l’accompagner ?

– Quoi ? Eh, Liv, ce n’est pas un jeu !

– Je partirai avec Askel. »

Se faisant presque couper la parole par l’enfant, son regard sombre avait comme durci durant la nuit. Le grand pêcheur soupira profondément.

« Soit. Mais si tu ne fais pas ce que je te dis, je te jette par dessus bord. C’est bien compris ? »

Sören hocha la tête sans un mot. Liv eut un léger sourire.

« Bien, alors va te préparer, petit. Sinon je pense qu’il se fera un plaisir de partir sans toi. Tu trouveras des vêtements secs près de l’armoire ou tu dormais !

– Merci, madame ! »

Retrouvant presque de son énergie d’antan, il s’évapora pour se préparer au plus vite, laissant le couple seul.

 

« Bien, alors tu fais bien attention à la voile et aux directions que je t’indique ! Garde ton équilibre et si tu as peur de tomber, surtout tu ne te lèves pas. C’est bien compris ? »

Ainsi, Sören parti sur la mer pour la première fois de sa vie. Mais l’expérience ne fut pas aussi plaisante que son père lui avait laissé penser. Contemplant l’horizon, ne sachant pas si il devait chercher vers la mer ou vers le ciel, son cœur battait à tout rompre.

 

Il tombèrent sur des morceaux de bois blancs, que la mer ramenait lentement vers le rivage. Personne ne semblait être vivant aux alentours. Terriblement gêné, Askel ne dit rien à l’enfant qui contemplait le bois mort flotter d’un regard vide. La mer le ciel était couvert de nuages blancs. La tempête était passée. Il était difficile d’imaginer toute la panique de la veille sur ces vagues complices.

« Regarde, Askel.

– Quoi donc, gamin ?

– Il y a des écailles.

– Vraiment ? »

Le pêcheur regarda de plus près. L’eau avait quelques reflets étranges ; le soleil se reflétait sur des écailles étrangement grandes.

– Drôles d’écailles, fit le pêcheur. Ça ne ressemble pas à des écailles de poisson.

– C’est des écailles de tortues.

– Aucune chance, petit. Il n’y a pas de tortues dans ces eaux froides. Tu n’as jamais vu de tortues, d’ailleurs, non ? »

Mais l’enfant ne répondit pas. Il resta silencieux quand l’homme fit demi tour vers la berge. Il ne parla pas, ni de sa découverte, ni de ses idées. Maintenant persuadé de l’existence de la tortue volante, il passa la journée seul, à chercher son renne en fuite.

 

Après plusieurs heures d’errance dans la montagne, il rentra dans sa maison en pierre, seul. Våt était sagement retourné dans son étable. Sören le caressa longuement avant de rentrer sous les pierres froides. Il mangea ce qu’il avait préparé pour son père, sans même une prière. Néanmoins, quand la nuit arriva avec son silence angoissant, il parti dormir à l’étable. Silencieux, le renne n’eut pas l’air d’en être gêné. Frôlant ses longs poils gris du long de ses doigts, créant de la vapeur de ses expirations saccadées, il regarda le ciel clair et la pleine lune. Jamais une nuit lui avait paru si longue.

 

Le village entier aimait profondément le père de Sören. Quand Askel apprit à tous sa découverte, un deuil secoua le monde entier. Malgré l’absence de corps, plus d’un insistèrent pour faire une cérémonie d’enterrement, mettant un point d’honneur sur la pierre tombale.

« A quoi bon, murmura Sören d’un haussement d’épaule durant un discours larmoyant. Il n’est pas mort. C’est la tortue volante qui l’a pris.

– Tu ne devrais pas t’entêter comme ça, gamin, murmura Askel avec un coup de coude. Ça va te porter malheur. Profite de l’occasion pour lui faire correctement tes adieux.

– C’est vous qui vous obstinez à ne pas me croire ! Pourquoi je lui porterai mes adieux ! Il va revenir, je vous dis ! »

Toutes les paires d’yeux se tournèrent d’un seul coup vers l’enfant. Sören venait de crier contre le pêcheur, et tout son corps avait reculé comme si il s’apprêtait à donner un coup. Paniqué, il resta sans voix quelques instants, avant de rajouter :

« Pourquoi vous parlez de lui rendre hommage et de le respecter alors que vous n’êtes même pas capable de respecter sa parole ! Vous ne l’avez jamais cru au fond ! Ni pour sa première histoire, ni pour sa dernière ! Alors, pourquoi moi je vous croirai ? »

Il regarda encore une fois tous ces yeux qui le fixait. Certains étaient dur ; d’autres rempli de pitié. Mais aucun ne sembla lui répondre. Révolté, il s’enfuit en courant vers la maison en pierre, coupant court à la cérémonie. Courant a en perdre le souffle, grimpant presque à quatre pattes sur les pierres froides et le sol humide, il se précipita si vite à l’étable qu’il manqua presque de s’étaler dans le foin. Mais le renne n’eut pas l’air de s’en moquer.

« Désormais, il n’y a plus que nous deux, Våt. Jusqu’à ce qu’on le retrouve. »

L’animal frôla de son museau la joue de son petit maître. Bien qu’il ne pouvait expliquer comment, Sören ressenti en ce simple geste comme une tendresse perdue.

 

Il ne retourna pas au village avant un moment. Vivant simplement avec ses réserves et ses animaux, Sören ne ressentait plus le besoin ni l’envie de revenir vers le village. Après quelques jours, Askel et Liv vinrent lui rendre visite.

« Cela doit être dur pour un enfant de vivre seul… Surtout dans une maison pareille.

– Ça me va, répondit Sören d’un ton détaché. J’ai toujours vécu comme ça, après tout.

– Enfin, petit, insista Liv. Ce ne serait pas mieux si tu venais chez nous ? Tu n’aurais pas besoin de travailler autant. Tu aurais des jouets. Je te ferai à manger, comme à mes fils autrefois…

– C’est gentil, Liv, mais je n’ai besoin de rien. Je préfère l’attendre ici.

– Toujours à croire que ton père va revenir, hein ? J’imagine que c’est plus facile pour toi, murmura Askel. »

Mais un regard noir de sa femme l’incita à ne pas aller plus loin.

« Maman… Il m’a dit que maman a cru en lui jusqu’à la fin.

– Et c’est tout à son honneur, ajouta Liv. Mais…

– Alors je vais croire à son retour. Jusqu’à la fin. »

Liv toisa l’enfant de haut en bas. Il semblait vraiment fin et minuscule. Si elle le voulait, elle pouvait très bien à elle seule l’emporter chez elle sans même qu’il lui pose problème. Mais dans son regard luisait quelque chose de profond, d’enfoui, de sombre. Toute la force de l’enfant luisait dans son regard et son attitude. Comprenant qu’elle ne faisait pas le poids, elle soupira.

« Très bien… Je demanderai à Askel de garder quelques poissons pour toi, de temps en temps. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n’hésites pas, d’accord !

– Je n’oublierai pas. Merci Liv, merci Askel.

– Pas de quoi, gamin, répondit le pêcheur d’un air gêné. On n’a pas fait grand-chose. »

Ils partirent ainsi. La vie solitaire de Sören commença.

 

Perdu entre les montagnes et la mer, à l’arrière du village, il prit très vite un rythme de vie cadencé par le jardin et les animaux. Il ne retournait que très rarement au village, et jamais sans son renne. Si les premières nuits silencieuses furent difficile, il fini par réussir à s’endormir seul.

 

Il passa beaucoup de temps à fouiller la maison de fond en comble. Maintenant que son père n’était plus près d’utiliser le moindre matériel, il lui était important de savoir tout ce qui se cachait. Mais la maison en pierre n’était pas bien grande. Le lit où il dormait était installé dans le salon, près de la cheminée. La cuisine était tout juste a coté, à peine séparée par une marche en pierre. A l’étage se trouvait l’ancienne chambre de ses parents et une bibliothèque immense.

« Est-ce que papa a pu vraiment lire tous ces livres ? »

Les frôlant du doigt, il ne senti aucune poussière sur les tranches. Beaucoup de livres semblaient avoir été tellement lu que les lettres s’échappaient hors des pages.

– Peut-être que certains étaient à maman… »

Il en prit un au hasard ; mais il savait à peine lire. Pourtant, face aux nombreuses pages remplies de savoir, un but se dessina dans sa tête.

« Si je lis tous ces livres, je pourrais trouver plus d’informations sur la tortue volante… Et si je trouve plus d’information sur cette tortue, je pourrai partir à sa recherche. »

Dès lors, la lecture devint l’un des passe-temps préférés de Sören. Mais ce ne fut pas la seule nouvelle occupation qu’il se découvrit. Car montant pour la première fois à l’étage au dessus de la chambre de ses parents, il se trouva dans une pièce qui jusque là lui avait été interdite ; une toute petite pièce, étroite et froide sous le toit, mais avec de grandes fenêtres et des lunettes d’observation. Réunissant des livres sur l’observation des étoiles, les longues nuits de Sören se firent désormais moins ennuyeuses.

 

Les nuits s’enchaînèrent, courtes et sans vies, et Sören grandit ainsi. Durant des années, il continua sa vie dans sa maison de pierre, a lire un par un les livres de son père et notant tout ce qui pouvait lui être utile pour une future expédition. Son père possédait surtout une large collection de contes en tout genre. Certains de ces livres avaient même été écrit de sa main. Ces livres là, plus abîmés que les autres, Sören les mettait toujours à part, à un endroit où il pouvait toujours relire leur écriture. Parfois, il détaillait des coutumes de voyage. D’autres étaient de simple recueil. Mais quand l’auteur était son père, le livre changeait presque de couleur entre ses doigts. Les émotions qui s’en dégageaient étaient radicalement différentes, et lui semblaient vitales. Alors il les protégeait et les relisait, souvent durant de longues nuits d’insomnie, comme s'il entendait les mots que son père avait écrit.

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