Le ficus au coin de la pièce me regarde d’un drôle d’air. Le bout de son feuillage pointe agressivement dans ma direction. J’espère qu’il sait se montrer plus accueillant avec les autres patients.
Des tableaux aux paysages apaisés décorent les murs et des enceintes ronronnent de la musique classique. Je m’enfonce un peu plus dans le siège et jette un coup d’œil à ma droite. Si Simon ne m’avait pas accompagné, je me serais déjà enfui. Peut-être même que je ne serais jamais venue.
Je glisse mes mains entre mes cuisses pour m’empêcher de me ronger les ongles. Une sale manie installée pendant les années lycée, que j’ai vaincue et que je ne souhaite pas voir revenir.
Je n’aime pas l’ambiance de cette salle d’attente. Une apparence accueillante et chaleureuse jusqu’au sourire de la secrétaire qui me couve du regard gâchée par le diplôme encadré, coincé entre une photo de montagne enneigée et de l’autre côté, un cliché d’une plage paradisiaque.
Diplômé de Psychiatrie
Docteur Frédérique Journon
Spécialités : thérapie des troubles anxieux, addiction, trouble du comportement alimentaire
Simon pose sa main sur mon épaule.
— Ça va bien se passer. C’est le psy de ma mère qui me l’a recommandé.
Ta mère est folle, pas moi. Cette pensée reste bloquée derrière mes dents serrées et j’ignore la tentative de réconfort de Simon. Le stress et l’angoisse se mélangent dans mon ventre pour former un magma boueux et sirupeux. Chaque fois que j’avale ma salive, j’étouffe un peu plus. Je lisse un pli imaginaire sur mon jean. Je me déteste quand je fais ça. Ça me rappelle ma mère. J’aurais peut-être dû choisir une tenue plus soignée pour venir. C’est seulement maintenant que j’y pense. Les manches de mon pull me picotent la peau.
La porte du médecin s’ouvre pour laisser sortir un homme aux cheveux grisonnants. Je le regarde passer et me demande ce qui cloche chez lui. Rien dans son attitude ne peut indiquer que ça ne tourne pas rond.
La secrétaire lui fait signer quelques documents avant qu’il ne quitte les lieux puis se tourne vers moi.
— Le Docteur Journon va vous recevoir. Vous pouvez vous entrer dans le cabinet.
Le moment de sauter dans le vide approche. Je sortirais peut-être de cet endroit emmitouflé dans une camisole de force. Je me mets debout, en m’étonnant que mes jambes me soutiennent. Je me sens dans la peau de Marie Antoinette effectuant ses derniers pas la menant à la guillotine.
Simon lève ses deux pouces en l’air et grimace de manière bien trop enthousiaste pour être vraie.
Dès que j’entre dans la pièce de consultation, je remarque un sofa et un fauteuil. Je n’ai ni l’envie de m’allonger ni de m’asseoir. Je reste debout à attendre les instructions. Derrière le bureau en bois, une femme de l’âge de ma mère m’accueille avec un sourire.
— Bonjour, Florine.
Le niveau de ma salive est à marée basse et m’empêche de répondre de façon intelligible. Je sais que je devrais m’activer, la saluer poliment, m’installer quelque part. Les racines de la peur s’emmêlent autour de mes pieds et remontent le long de mes mollets.
— Vous pouvez vous asseoir. À moins que vous ne préfériez rester debout ?
Mon regard passe du siège au sofa sans qu’une décision ne s’impose dans mon esprit affolé. La psychiatre pose son stylo et repousse son carnet. Toujours sur ce même ton de voix égale, elle m’invite à tester le fauteuil. Je m’écroule plus que je ne m’assois.
— Le divan, ça peut paraître cliché, mais certains patients apprécient d’être allongés. Vous pourrez essayer plus tard si c’est quelque chose qui vous convient.
Mécaniquement, je croise les jambes et les bras. Un réflexe ancré par des années de consultations chez des médiums, magnétiseurs et autres spécialistes du paranormal.
La psychiatre reprend le stylo et commence à griffonner quelques mots sur la feuille. Ça me fait peur. Je tente de lire sans succès.
— Alors, Florine. Dites-moi ce qui vous amène à me être ici, aujourd’hui ?
Est-ce que je peux lui avouer que je viens sous l’impulsion d’un ami qui n’est pas vraiment un ami, mais plutôt potentiellement un petit ami qui s’inquiète pour moi ? J’opte pour une réponse plus prudente.
— Je ne sais pas trop.
— Est-ce qu’il y a des sujets en particuliers que vous souhaitez aborder ?
Du bout des doigts, je m’assure que les manches de mon pull recouvrent bien mes avant-bras.
— Pas vraiment.
La psychiatre pose à nouveau son stylo. Une ride se creuse entre ses deux sourcils.
— Je comprends votre méfiance. Vous ne me connaissez pas et je vous demande de me confier des choses très intimes. Florine… sachez que tout ce que vous me dites restera entre nous. Vous pouvez me parler en toute sécurité, d’accord ?
Je tourne les yeux vers la fenêtre pour échapper à son regard. Elle attend une réponse, une réaction de ma part. La peur du faux pas me terrifie alors j’aborde un sujet qui me semble universel. Les conflits parents-enfants.
— Mes parents me saoulent. On ne s’entend pas trop bien.
— D’accord, et qu’est-ce qui fait que vous ne vous entendez pas bien selon vous ?
— Je ne sais pas. C’est comme ça.
— Vous ressentez de la colère envers eux ?
— Je suis adoptée, ça doit jouer.
Je glisse cette information comme je parlerais de la météo du jour. Des mots désincarnés, une suite de lettres dans lesquels je retire mes émotions pour ne pas laisser entrevoir de failles. La psychiatre griffonne de nouveau sur son carnet.
— Vous avez été adopté à quel âge ?
Je ravale un soupir. Je devrais me promener avec une pancarte qui répondrait à ces questions mille fois posées.
— Quatre ans, et non je me souviens de rien. Ni de la langue, ni de la tête de mes parents biologiques, ni de l’endroit où je vivais. Et non, je ne suis jamais retourné là-bas, et j’ai pas entamé de recherche. C’est bon ? Vous avez tout ce qu’il vous faut ?
La mine du stylo crisse sur la feuille qui se noircit à vue d’œil.
— C’est un sujet sensible pour vous ?
Je ne sais pas, à ton avis ? Vivre sa différence au quotidien, subir les moqueries de la part d’inconnus dans le métro et des blagues de tes amis sur ta couleur de peau ou la forme de tes yeux ? C’est cool ou pas ? Savoir que tu n’as pas été assez aimé pour ne pas être fourgué à une autre famille ? Être une enfant de seconde main, à ton avis, ça se ressent comment ? Dans ces moments, le trou béant dans ma poitrine s’ouvre si grand que tout disparaît. La seule solution est de le remplir de nourriture encore et encore jusque je n’en puisse plus et que tout ressorte par ma bouche.
Je croise plus fort mes cuisses et mes bras. Discrètement, l’ongle de mon index se faufile entre les mailles du pull pour venir s’enfoncer dans ma chair. La douleur brille comme un petit point lumineux et je m’y accroche pour ne pas m’effondrer. J’hausse les épaules et fixe le buste de napoléon qui sert de presse papier.
— Ça va, je gère.
Je ne sais pas si j’ai réussi à duper la psy où si elle sent que ce n’est pas le bon moment, mais elle change de sujet.
— Est-ce que vous dormez bien ?
— J’ai pas à me plaindre.
Elle enchaîne les questions auxquelles je réponds de manière évasive. Les trente minutes de consultation arrivent à leur fin et une interrogation me gratouille la gorge. J’hésite.
— La séance du jour est terminée, Florine. Je vous laisse fixer la prochaine date avec ma secrétaire.
Les mots enflent dans ma trachée et m’empêchent de respirer. Sans croiser son regard, je marmonne à toute vitesse.
— Vous pensez que je suis folle ?
Pour la première fois, je vois la psychiatre sourire. Même ses yeux s’allument.
— Ça n’existe pas la folie. Il y a des gens avec des sensibilités différentes qui traversent la vie chacun à leur manière. Et mon rôle, c’est de vous aider à trouver votre manière. Celle qui vous ressemble et vous convient. Pas celle que l’on attend de vous ou que vous imaginez être la bonne solution. On en discutera lors de la prochaine consultation. Bonne journée, Florine.
Je sors de là à moitié convaincue. Le gars que j’ai vu hier et qui conversait à un lampadaire aurait bien plus sa place dans ce cabinet que moi.
Toutes ces pensées s’évaporent au moment où je croise le regard de Simon. Rempli d’espoir et de fierté.
— Ça s’est bien passé ?
— On en parle après, faut que je prenne mon prochain rendez-vous.
Je m’avance vers la secrétaire avec le sentiment d’accomplir quelque chose de grand et d’incroyable. J’étouffe la pointe d’arrogance qui transpire à travers ma voix et feint une désinvolture en notant la date de la consultation suivante.
Une enfant patiente dans la salle d’attente et me dévisage avec curiosité. Sa mère chuchote dans le creux de son oreille et la petite fille baisse la tête à contrecœur. Je ne sais pas pourquoi, mais cette scène me rend triste.
Dehors, le soleil brille étonnamment fort pour un mois de février. Simon glisse son bras sous le mien.
— Je connais un bar super sympa et pas trop cher à quelques rues. Ça te tente ? Et puis comme ça, tu me racontes ?
Je hoche la tête pour acquiescer et je l’accompagne en silence. Lui, ne cesse de parler, me faisant le récit des histoires de son école, ou en me commentant l’actualité. Il est aussi surexcité que je suis vidée.
Installé à table, il s’arrête et me fixe le regard ouvert et enjoué. Son intérêt me flatte autant que cela me met mal à l’aise. J’avale quelques gorgées de limonade pour gagner du temps. Les yeux de Simon est tellement rempli d’attente que je crains de ne pouvoir le satisfaire. Je m’explose les muscles des joues pour fabriquer un sourire de compétition.
— Génial. Vraiment. Super génial. Je sens déjà que ça va mieux.
Le bleu des iris de Simon s’éclaire de plus en plus.
— Je savais que ça allait bien se passer ! Vous avez abordé quoi ?
— Plein de trucs… de mes vieux, de comment je dors…
— Tu lui as parlé de… ça ?
Son index pointe vers mes avant-bras et une fièvre inconfortable s’installe sur mes joues. Je ne veux pas le décevoir et le mensonge glisse entre mes lèvres pincés.
— Oui bien sûr… et elle m’a rassuré. C’est rien du tout. Elle n’est pas du tout inquiète sur ce sujet.
La main de Simon se pose sur la mienne et la chaleur de sa paume fonce droit vers mon cœur.
— Je suis content pour toi, Flo.
Regarde-moi Simon, je suis normale, complètement normale. Tu peux m’aimer sans crainte. Pour toi j’irais mieux. Si je fais semblant assez fort, ça deviendra vrai.
L’écran du téléphone de Simon clignote d’un appel en silencieux. Il décroche et son front instantanément se plisse de vagues soucieuses. J’ai beau tendre l’oreille, je n’entends pas la personne à qui il parle. Mon imagination me joue-t-elle des tours ? Je crois reconnaître les intonations d’une voix féminine.
Simon ne répond que par onomatopées à son interlocuteur. Une succession de ah, hum, bof, qui viennent piquer ma curiosité grandissante.
Il raccroche en même temps qu’il se lève.
— Désolé, mais je dois y aller.
Je brûle de savoir si c’est Clara qui l’a appelé et si c’est elle qu’il part rejoindre. Je resterai avec cette question qui me consume.
— D’acc, pas de souci. On se voit plus tard ?
— Je… je t’envoi un message.
Il quitte si vite le bar que les gens attablés autour de nous glissent des regards interrogateurs vers moi. Je leur souris en haussant les épaules avant de plonger mon nez sur l’écran de mon téléphone, avec l’urgence d’une recherche d’information qui ne peut attendre.
L’idée qu’il va voir Clara tourne en boucle dans ma tête. J’ai besoin de me rassurer alors je pianote un message à Simon.
J’espère que ce n’est rien de grave, en tout cas, je suis là. N’hésite pas. Merci encore pour ta présence aujourd’hui, je
Je bute sur la suite. Finalement, j’efface ce dernier mot et appuie sur « envoyer ». Quasi immédiatement, il me répond.
OK
Deux lettres qui forment à peine un mot. Les yeux me piquent de larmes qui refusent de couler. Je tente de me raisonner, de me souvenir de cette discussion où il a évoqué un « gout de pas fini ». Je me raccroche à l’idée que si je lui montre que je vais bien, il se passera un truc entre nous. C’est une certitude.
Le serveur s’approche de moi et débarrasse les verres vides.
— Souhaitez-vous autre chose ?
— Euh, non. C’est tout bon.
— Ça fera huit euros. Vous payez en carte bleue ou en espèce ?
Je réalise que Simon est partie sans s’acquitter de sa part. Une boule se forme dans ma gorge alors en silence je sors un billet de ma poche et règle l’addition.
Je viens de lire tes derniers chapitres, toujours happé.
Je te sens plus sûre de toi, visiblement tu sais où tu mènes, l'écriture est maîtrisé et toujours aussi agréable.
Pour les hypothèses c'est compliqué. Je dirais que c'est un élément totalement extérieur et nouveau qui va déclencher quelque chose chez Flo et va la transformer. J'ai bon ? j'ai bon ?
En tout ce n'est pas Simon, ni une psy qui vont l'aider, à mon avis
Flo, si tu commences à mentir déjà pour lui dire ce qu'il veut entendre... 😬
Bon, et je reconnais que Simon est un peu naïf. Tu aurais pu deviner qu'elle exagérait quand elle a dit qu'elle allait déjà mieux, non ? C'est pas si simple 🙄
En tout cas j'ai hâte de voir où mènera ce "goût de pas fini" ! ^^
Je te narguerai bien en te disant que moi je sais moi je sais moi je saiiiiiiis
Mais je suis pas ce genre de personne alors je vais me taire avec bienveillance 😜