Un vieil homme excentrique

Un vieil homme excentrique vivait retiré à la campagne. Il n’aimait pas les gens et cultivait sa solitude. Sa maison était située à bonne distance du hameau le plus proche. De mémoire de villageois, il logeait là depuis toujours. Mais nul ne savait d’où il venait car il n’était apparenté à aucune lignée de la région. 

 

Son comportement extravagant exaspérait les gens. Il lui arrivait de disparaître pendant plusieurs semaines sans crier gare. Puis il revenait brusquement et reprenait ses habitudes quotidiennes.

 

Personne dans le voisinage n’avait envie de le fréquenter. Son attitude le rendait antipathique. Il ne venait pas au petit café du village. Il était bourru, péremptoire et méprisant. Quand il faisait ses courses à l’épicerie ou au marché, il rudoyait les marchands. Rien n’était à son goût et il n’était pas servi assez vite. Il ne donnait jamais la pièce au mendiant sur les marches de l’église. Les enfants le craignaient et se sauvaient à son approche. Il avait une horrible réputation de croquemitaine. Alors il restait seul chez lui sans jamais recevoir de visites. Il n’avait ni amis ni famille. Et même les âmes les plus charitables rechignaient à s’intéresser à lui tant il était désagréable. Lorsque quelqu’un le rencontrait sur les chemins, il baissait la tête et regardait la pointe de ses chaussures. Il croisait le promeneur sans prononcer une parole et s’éloignait sans se retourner. On le prenait pour un rustre et un malappris.

 

Il marchait très vite, un peu penché vers l’avant, comme s’il allait tomber à chaque pas. Sa tête était couronnée de cheveux blancs abondants et hirsutes. Toujours vêtu d’une veste de velours et chaussé de gros souliers à semelles épaisses, il portait en bandoulière une vieille besace rebondie en cuir, dont le contenu caché excitait la curiosité des paysans. Car tout le monde pensait qu’il y transportait des petits trésors. Les gens le regardaient passer d’un air pressé, en se demandant où il pouvait bien aller en ayant l’air aussi affairé. Sa silhouette était familière dans le village bien que personne ne lui adressât la parole, sauf pour ses achats dans les magasins. 

 

Comme il ne recevait pas de visiteurs, aucun habitant du hameau n’avait eu l’honneur de pénétrer chez lui. Sa maison intriguait les villageois. Alors, ils échafaudaient toutes sortes de théories fantasques pour apaiser leur avidité de savoir. De nombreuses rumeurs sans fondement circulaient au cours des bavardages. Cette bâtisse paraissait bien étrange et bien isolée, dissimulée derrière un mur de pierre et un rideau d’arbres touffus. Les questions sur l’intérieur du logement déclenchaient des suppositions totalement loufoques. Certains imaginaient qu’il y avait une cave creusée à même la terre où le vieil homme avait installé un laboratoire pour fabriquer de l’or. D’autres étaient convaincus qu’il était sorcier ou chamane. Tous le voyaient manipuler les alambics et les cornues pour concocter des potions et des onguents maléfiques, ou entrer en transe pour communiquer avec l’au-delà. Aucun argument n’aurait pu détourner les villageois de leurs croyances injustifiées.

 

Toutefois, si l’un d’entre eux avait été invité à franchir le seuil de la porte d’entrée, il aurait été fort surpris. La demeure du vieil homme ne ressemblait en rien aux hypothèses fantaisistes formulées par les mauvaises langues. 

 

Elle se rapprochait plus d’un musée. Il y avait accumulé au fil des années une multitude d’objets hétéroclites chinés lors de nombreux voyages. Ses trouvailles s’amoncelaient un peu partout sur les meubles, par terre, sur les étagères, au sommet des armoires et sous les chaises, tables, fauteuils, commodes et lits, au milieu de piles de livres et de journaux. Lorsqu’un bibelot entrait dans la maison, il y restait définitivement. Il était déposé quelque part, là où son positionnement semblait harmonieux et essentiel. Puis il vieillissait tranquillement. Il n’était jamais déplacé ni retouché, juste parfois masqué par une acquisition plus récente.   

 

Tout le bric-à-brac était couvert de poussière. Le vieil homme n’avait pas le temps ni l’intention de nettoyer chaque colifichet. Plus il prenait de l’âge, moins il quittait sa maison et rapportait de découvertes insolites. Dorénavant, sa collection s’étoffait rarement de nouveaux spécimens, à sa grande tristesse. 

 

Car toutes les choses le passionnaient. Vivre au milieu d'objets inanimés répondait à un besoin impérieux qu’il avait depuis l’enfance. Ce qu’il aimait avant tout, c’est d’en avoir toujours davantage. Il accumulait tant et tant de choses qu’il finissait par oublier ce qu’il avait déjà acquis, et il lui arrivait d’acheter deux ou trois fois le même livre ou le même objet. Il ne s’en rendait jamais compte. Il n’aimait pas fouiller, il ne cherchait pas à retrouver un objet enfoui depuis longtemps. Il en perdait simplement la trace. Après tant d’années, sa maison était si remplie que c’est à peine s’il pouvait encore se mouvoir dans le labyrinthe formé par l’enchevêtrement de ses souvenirs. 

 

Quand il était plus jeune, il partait souvent à l’étranger. Il avait soif de connaissance et s’intéressait aux civilisations lointaines et à leurs cultures. Il en ramenait toujours des babioles, des sculptures, des tapis, des tableaux, des poupées et même des instruments de musique ou des jouets. A son retour, il les entreposait au milieu de son fatras. 

 

Mais il ne voyageait plus. Il était trop vieux et n’avait plus envie de chiner dans les brocantes ou d'aller à la librairie. Quelque temps auparavant, il sortait encore pour marcher d’un bon pas ou faire ses courses et ramenait une chose ou deux. Il demeurait désormais cloîtré chez lui la plupart du temps. 

 

Assis sur un vieux fauteuil, il restait du matin au soir devant sa fenêtre à observer son jardin en feuilletant ses carnets. Sans soins, son potager et ses carrés de plantes aromatiques étaient envahis par de hautes herbes et des graminées. Les arbres et les haies avaient poussé anarchiquement. De longues branches s’inclinaient vers le sol et se mêlaient aux fougères et aux rosiers. Depuis les carreaux sales, le vieil homme voyait la jungle progresser vers sa maison. La forêt se peuplait d’animaux qui bruissaient sans cesse. Chauves-souris, mulots, lapins, oiseaux, chats, écureuils et insectes conquéraient ce nouveau territoire petit à petit. Une chouette avait trouvé un arbre creux pour se loger. Elle hululait toutes les nuits mais n’empêchait pas le propriétaire de dormir, car il était insomniaque.

 

Il avait raconté sa vie et ses expériences lors de ses voyages sur des carnets à couverture noire et au papier épais. Ses textes étaient agrémentés de petits croquis, auxquels il avait parfois ajouté de la couleur. Il aimait relire tel ou tel passage pour se remémorer les bons et les mauvais moments de son existence. Les cahiers s’amoncelaient de chaque côté de son fauteuil. En restant assis, il pouvait en saisir un au hasard et parcourir les pages distraitement. Puis il le remisait. Il lui arrivait de faire tomber des piles par terre. Les précieux carnets glissaient un peu partout sous les meubles et les tapis, dans les interstices entre les objets, et ne reparaissaient plus. 

 

Dans cet environnement confiné où tout pourrissait lentement, il prenait racine comme un arbre dans l’humus. Son regard se perdait dans la frondaison, de l’autre côté de la fenêtre. Il attendait peut-être un signe.

 

Chaque jour, son univers se rétrécissait davantage. 

 

Les choses s’étaient dégradées petit à petit.

 

Le changement vint imperceptiblement. Les villageois s’aperçurent un jour qu’il parlait tout seul sur les chemins, dans les champs, ou dans les ruelles. Il marchait lentement et s’arrêtait souvent pour soliloquer. Quand il partait faire ses courses avec son filet à provisions, il marmonnait des mots inintelligibles. Tout le monde pensa qu’à la longue, il était devenu fou. Puis il disparut. Les gens conclurent qu’il ne sortait tout simplement plus de chez lui. Une vieille femme eut pitié de sa solitude. Elle lui apportait des bols de soupe à réchauffer et du pain qu’elle déposait devant la grille. Quand elle revenait, les récipients étaient vides et renversés au milieu des miettes.

 

Quelqu’un essaya de l’appeler au téléphone, mais celui-ci était coupé. Sa voiture qui jadis arpentait les routes alentour était hors d’usage. Les habitants du hameau qui ne cessaient de s’interroger à son sujet observaient discrètement sa maison. Avait-il quitté définitivement les lieux ?  Était-il parti en voyage ? Était-il malade ? Ils avaient constaté que même son chat s’était enfui car il n’était plus nourri. Il s’était réfugié dans une autre maison et avait réclamé à manger.

 

Tous ces mystères inquiétaient les villageois au plus haut point. Personne n’osait imaginer qu’il pût être mort, tout seul dans sa grande maison. Nul n’avait envie de pénétrer dans l’antre du vieillard pour aller voir ce qui s’y passait. Car les légendes qui se racontaient en avaient fait un lieu maudit. 

 

Après quelques semaines d’incertitudes, quelqu’un au hameau se décida à bouger. Il fallait bien s’assurer que le vieil homme était toujours en vie. Armé de tout son courage, l’un des villageois se dirigea vers la propriété. Arrivé devant le portail, il tourna la poignée et poussa la grille qui s’ouvrit sans grincer. Il pénétra dans le jardin et suivit le petit sentier qui menait au porche. Tout avait quasiment disparu sous la végétation. Il grimpa les marches et vit que la porte n’était pas verrouillée. Il entrouvrit le battant et se glissa derrière.

 

Une terrible odeur de renfermé et de moisi le saisit à la gorge. Il craignait le pire. Il avait son petit téléphone allumé à la main et communiquait avec ses amis au village. Il leur décrivit ce qu’il vit à l’intérieur et qui l’épouvanta.

 

Il y en avait partout, du sol au plafond. Un véritable capharnaüm ! Les collections étaient entassées entre des murs de livres et de boîtes, sans espace pour se faufiler. Des tableaux étaient posés le long des piles et il ne pouvait pas accéder à la cuisine. A l’autre bout du téléphone, il entendait des exclamations d’étonnement et des rires étouffés. C’était donc ça le mystère de la besace pleine ? Des tonnes de babioles sans importance accumulées au fil des années ?

 

Il continua son exploration en avançant avec précautions entre les monceaux d’objets. Mais il eut beau regarder partout, il ne vit rien. La maison était vide. Il descendit même à la cave dont l’escalier était totalement encombré. Il aperçut le chat qui était revenu et se lissait les moustaches sur un tas de bûches. Il s’introduisait dans le sous-sol en passant par un soupirail et se nourrissait de petits rongeurs.

 

De retour au village, le visiteur raconta son aventure. Avec l’accord du maire, il avertit le commissariat de la disparition du vieil homme. Les choses prirent alors une autre dimension.

 

La police se déplaça et fouilla la maison de fond en comble. Pour accéder aux différentes pièces, les agents sortirent les meubles et les objets dehors. Une montagne de détritus occupa bientôt le jardin en friche. Aucune trace du propriétaire ne fut trouvée.

 

L’enquête commença.

 

Les carnets de voyage du vieil homme furent examinés pour recueillir des informations ou des pistes à explorer. La brigade de recherche fit appel à des chiens renifleurs. Des battues furent organisées avec l’aide des habitants du village. Aucune tentative n’aboutit. Aucun corps ne fut retrouvé. Il n’avait été identifié dans aucun hôpital, ni hôtel, ni nulle part.

 

Une pluie torrentielle se mit à tomber pendant des jours et des jours. Elle noya et réduisit en bouillie les monceaux de papier et d’objets qui avaient été laissés dehors. Une sorte de magma gluant se forma alors, qui dégoulina sur le sol et entoura la maison d’une rigole sale.

 

Il ne se passa plus rien pendant des mois. Par superstition, plus personne n’osait approcher de la demeure diabolique. Les bruits couraient que le vieil homme était devenu un esprit et qu’il hantait les lieux. 

 

Mais un jour, les villageois aperçurent une silhouette au bout de la longue allée qui menait vers sa maison. C’était lui. Il marchait en claudiquant et avançait à petit pas. L’horreur se peignit sur tous les visages. Qu’allait-il se passer quand il découvrirait l’abomination qu’était devenue sa propriété ? Et qui avait osé toucher à ses affaires en son absence pour les massacrer ? Malgré leur terreur, quelques curieux le suivirent à distance. 

 

Lorsqu’il arriva devant chez lui et qu’il poussa le portail, il vit que tout son univers précieusement constitué pendant des décennies avait été saccagé. Ses objets et documents adorés gisaient dans la boue glauque, décomposés, sans vie et sans tonus. Devant l’énormité de l’anéantissement qu’ils avaient dû subir, il fit une sorte d’attaque et tomba sur le sol, foudroyé.

 

Les villageois accoururent. Mais la chute du vieil homme avait dû être une illusion. Car lorsqu’ils approchèrent de la grille, ils ne virent personne sur le sol. D’ailleurs, les animaux sauvages et les voleurs avaient quasiment dépouillé le jardin et la maison. Tout semblait vide et tranquille à l’intérieur des murs. La demeure avait simplement l’air d’avoir été abandonnée depuis longtemps. Cependant, comme les témoins allaient s’en apercevoir, le spectacle n’était pas terminé.

 

Alors qu’ils la regardaient en tremblant, la maison commença à devenir floue. Les murs ondulaient légèrement. Les fenêtres s’entrouvrirent. Petit à petit, ce qui restait à l’extérieur s’entoura de brume et disparut, comme une volute de fumée emportée par le vent. A son tour, la maison s’effaça progressivement dans le brouillard. Puis le vent se leva et dissipa les contours imprécis. Bientôt, il n’y eut plus rien devant les yeux stupéfaits des curieux.

 

Épouvantés, ils se sauvèrent et se précipitèrent chez eux. S’ils n’avaient pas été plusieurs à assister à l’incroyable mirage, ils se seraient crus devenus fous. A qui voulait bien les écouter, ils racontaient l’étrange hallucination qui s’était produite devant leurs yeux. Personne ne les croyait, mais tout le village se déplaça pour aller voir ce qu’il en était réellement. 

 

Ils constatèrent qu’il n’y avait effectivement plus rien. Même le mur extérieur s’était évaporé. Aucune fondation ni aucun trou n’était visible. A la place de l’ancienne propriété, la terre était fraîche et couverte d’une végétation foisonnante. Une bonne odeur d’humus montait du sol.  

 

Le maire prévint aussitôt la police par téléphone. Lorsqu’ils arrivèrent sur place, les agents ne purent que constater la disparition de la propriété. Nul ne pouvait expliquer ce qui s’était passé. Les discussions allaient bon train, chacun y allait de son hypothèse. Tout le monde était dans l’expectative, y compris le notaire. Il avoua enfin qu’il ne trouvait nulle part trace du propriétaire de la demeure. Il avait eu beau fouiller depuis des mois dans ses plus vieux dossiers, il n’avait rien. En quelque sorte, l’évanouissement inopiné de la maison était un soulagement pour lui.

 

A quelque distance, cachée derrière un rocher solitaire, une ombre vêtue d’un long manteau ample observait la scène. Un rictus se forma sur son visage à demi dissimulé sous le large bord d’un chapeau pointu. L’être inconsistant souleva légèrement son couvre-chef comme pour dire adieu et disparut lentement dans le néant.

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