Un jeu d'enfant

Lui, un petit garçon de pas encore dix ans possédait donc enfoui au plus profond cet immense pouvoir ! La responsabilité et l'ampleur de la tache lui donnèrent un instant le vertige. Ressusciter un monde oublié ! Il comprenait mieux l'impatience de la reine. Guenièvre n'en pouvait sans doute plus de vivre en exilée sous cette vieille carcasse, et Arthur rêvait de retrouver son corps robuste de guerrier. Des décennies, ils semblaient avoir guetté sa venue. Et à présent, qu'ils avaient sous la main l'héritier, ils n'y tenaient plus. Ils avaient trouvé celui qui  pouvait les délivrer et les renvoyer dans leur univers.

Mais comment comptaient-ils s'y prendre pour reconquérir un royaume tombé aux mains de la puissante et féroce Morgane ? Alors qu'ils étaient armés et aidés de l'Enchanteur, ils avaient dû battre en retraite dans le monde sans magie. Et à présent, ils espéraient la vaincre, alors qu'ils n'étaient plus que deux ! L'effet de surprise ne pouvait pas à lui seul permettre d'emporter une bataille si déséquilibrée.Il y avait un mystère qu'il ne s'expliquait pas. Peut-être s'appuyeraient-ils sur de fidèles chevaliers organisés dans une sorte de résistance ? Peut-être le règne brutal et injuste faisait-il gronder une révolte, qui ne demandait que le retour d' Arthur pour s'enflammer et être menée à la victoire ? Peut-être tout simplement Morgane serait-elle vaincue par ce sentiment si fort qu'est l'espoir ? Merlin avait lu qu'il pouvait déplacer des montagnes. Alors, un roi légendaire qu'on croyait mort possédait sans doute  la magie pour tout changer.

Awena ne mentait pas, il le sentait bien. Néanmoins, il persistait en lui la désagréable impression qu'elle ne levait qu'un voile du mystère sur le rôle qu'il devait tenir dans cette histoire.

Elle reprit, à présent convaincue, qu'il n'allait pas renoncer à les aider.

« Pour y parvenir, tu dois posséder ton bâton de magie et ton masque de magicien. »

Merlin respira un peu mieux, Awena allait jouer les bonnes marraines comme dans Cendrillon. Elle souhaitait juste lui offrir tout le matériel pour devenir le parfait petit magicien, un héritier digne de l’Enchanteur. Il observa autour de lui, et ne vit cependant rien qui pouvait ressembler à ces deux accessoires qui paraissaient indispensables.

C’est alors qu’elle lui tendit solennellement sa canne. Instinctivement, il recula. Cet objet lui inspirait à la fois respect et crainte. Il osa une question.

« C’est lui mon bâton de magie ? »

Les yeux d’Awena lui lancèrent un regard incendiaire. Une fois de plus, elle était consternée par la naïveté de son élève.

« Bien sûr que non ! Tu dois le faire venir jusqu’à toi ! Evidemment, pas en l’appelant comme un gentil toutou ! Cet exercice requiert des mois, voire des années de formation d’après ce que j’ai lu. Nous devrons nous en passer. 

- Du coup ?

- Merlin avait tout planifié, je suppose que cette canne a son rôle à jouer dans notre histoire. Ce pommeau est bien trop étrange pour ne pas receler quelque magie. A moi, il n’a rien révélé. Mais toi, tu es l’héritier, alors il t’est peut-être destiné. Prends-le, nous verrons bien ! »

Et elle le lui mit sous le nez. L’idée de saisir ce bâton magique le terrifiait. Il s’attendait à recevoir une centaine de décharges électriques ou à être précipité dans les abymes, un peu comme les chevaliers qui s’asseyaient sur le siège périlleux qui ne leur était pas destiné. Elle insista à nouveau. Il n’avait pas le choix : soit il prenait ses jambes à son cou comme le couard qu'il était, soit il restait comme le brave qu'il aspirait à devenir.  Alors,  il ferma les yeux et l'empoigna.

Plus qu’un bâton, c’est son destin qu’il décidait de saisir à pleines mains, fermement. Et comme Jules César en d’autres temps, il laissa échapper toutes proportions gardées un « Aléa jacta est ». Après tout, de lui  dépendait la renaissance d’un royaume oublié. Il sentit le contact froid du métal, mais pas la moindre décharge d’énergie, pas même l’ombre d’un picotement comme il l’avait imaginé. L’objet était lourd pour une canne, il n’était décidément pas ordinaire. Comme rien ne se produisait, il ouvrit un œil, puis le deuxième. Finalement, il s’en tirait à bon compte. Awena ne devait pas partager son analyse de la situation, car elle fulminait. Elle décrivait des cercles autour de Merlin, en levant ses bras décharnés vers le ciel comme pour une danse de la pluie. « Rien », répétait-elle d’une voix menaçante.

«  Nous n’arriverons à rien avec lui ! lâcha-t-elle au sommet de l’exaspération.

- Fais preuve de patience. Laisse lui un peu de temps, miaula Sapristi.

Bien sûr, elle ne le comprit pas.

- Tout ça, c’est de ta faute. Si tu t’étais davantage méfié de Morgane, au lieu de te préoccuper uniquement de tes tournois ! poursuivit Awena implacable.

Il fallait qu’elle apaise sa soif de colère. Et après tout, se dit Merlin, il valait mieux que ce soit sur le chat que sur lui.

- Moi, au moins je ne te trompais pas », rétorqua le roi en se perchant sur le heaume d’un des chevaliers de pierre et en poussant un miaulement qui fit trembler Merlin. Un miaulement féroce qui se brisa dans le désespoir et le reproche. Etrangement, alors qu’il était le seul à pouvoir entendre sa voix humaine, il eut la certitude que l’ancienne reine avait deviné.

Awena resta interdite et déserta le champ de bataille. C’était bien la première fois qu’il la voyait battre en retraite. Décidément ce matin, les scènes de ménage se succédaient sans relâche.

« Descendez de là votre majesté, vous vous faites du mal », lui dit avec une gentillesse respectueuse Merlin. Il s’essayait au métier de « rabibocheur ». Si ça marchait pour un couple royal, peut-être y parviendrait-il aussi pour ses parents.

Je me demande si sous leurs corps de pierre, leurs âmes demeurent, s’ils nous entendent et nous voient.

- Mieux vaut pour eux, être endormis. Sinon, ils doivent trouver le temps bien long, constata avec sagesse le garçonnet.

- Sans doute, conclut Sapristi, dans un miaulement plus doux. »

A présent que le paysage avait retrouvé son calme, Merlin observait sous toutes les coutures l’énigmatique canne. Il appuya sur le pommeau, tenta de le dévisser, enfin le frotta comme s’il avait affaire à une lampe magique. En vain. Il tint l’objet à bout de bras comme un sourcier. Rien. Il planta le bâton dans le sol, le secoua comme une boule à neige sans plus de succès. Si seulement, l’Enchanteur avait daigné laisser un mode d’emploi. Et puis, il le retourna brutalement à la recherche d’un indice qui lui aurait échappé. Pas la moindre inscription, le moindre signe. Dépité, il fit décrire au bâton un grand cercle. Il sentit alors un petit tremblement sous ses pieds, il recommença plus vite et le tremblement gagna en intensité. Il se mit alors à décrire des ronds dans l’air en le faisant tournoyer de plus en plus vite. Comme par magie, l’objet si lourd quelques instants auparavant paraissait aussi léger qu’un bâton de majorette.

Soudain, un rond transparent s’éleva dans le ciel. Une sphère parfaite, dont la surface chatoyait au soleil. Elle se mit à grossir et s’immobilisa devant l’apprenti magicien qui n’en croyait pas ses yeux. C’était un peu comme s’il avait soufflé et obtenu une bulle de savon. Avec nostalgie, il se souvint qu’il adorait faire ça quand il était petit. A la réflexion, il aimait toujours autant les voir naître, s’envoler et disparaître. Peut-être parce qu’au fond, il était toujours un enfant, malgré ce que l’ancêtre voulait lui faire croire. Peut-être parce qu’il ressentait la poésie et la beauté que créaient ces bulles éphémères. Il pressentit néanmoins que l’objet auquel il avait donné vie possédait une autre essence. Il continua machinalement de tourner la canne, mais la surprise passée, décida de rester sur ses gardes. Quelque chose s'apprêtait peut-être  à jaillir de ce phénomène non identifié. Il se concentra sur la sphère qui avait cessé de croître. Il serra les dents, comme un marathonien qui entame le dernier kilomètre. Son poignet le faisait atrocement souffrir. La crampe n’était pas loin, il n’allait pas tarder à lâcher. Et puis les oiseaux cessèrent de chanter, le temps se figea. Il sut que la bulle allait livrer son secret.

Un sifflement intense traversa ses oreilles. Une décharge sonore violente, comme un larsen surgi des airs. Un éclair de paillettes sonores qui inondait à présent sa tête et frappait jusque dans ses tempes. Il se crispa sous le coup de la surprise et de la douleur. Mais il tenait toujours fermement la canne, sentant le dénouement proche. La sphère tentait à l’évidence d’entrer en communication avec lui. Il aurait préféré qu’elle utilise le morse. Ca lui aurait économisé une bonne migraine. Il déglutit péniblement, il avait l’impression d’assister à l’arrivée d’un vaisseau extra-terrestre. Pourquoi Awena l’avait-elle abandonné alors que de toute évidence, il se trouvait aux prises, pléonasme à part, avec un phénomène magique totalement inexpliqué ?

Un nouveau larsen. Là, il laissa échapper un cri de douleur. Sa tête était en feu, et son poignet le brûlait à présent. Il mit un genou à terre à bout de forces. La bulle perdit sa transparence et devint opaque. Merlin avait trop mal pour songer à éprouver de la peur. Enfin, des contours, une forme se dessinèrent peu à peu dans la sphère. Merlin les reconnut aussitôt.  

Avait-on jamais vu spectacle plus extraordinaire ? Un châtaignier séculaire flottant dans une bulle ! Etait-ce une vision ? Une hallucination ? En tout cas, le message paraissait clair. C’était le patriarche feuillu, le roi de la forêt d’Awena qui détenait la clé du mystère. Peut-être le bâton de magie se trouvait-il enterré à proximité ou alors dissimulé au cœur de son feuillage ? Etrangement, son apparition merveilleuse apaisait Merlin. Cet arbre le réconfortait et lui insufflait un courage jusqu’alors inconnu. Il avait confiance en lui, comme en un ami intemporel qui avait été et serait toujours là pour lui.  

Soudain, un curieux oiseau au plumage noir s’éleva dans le ciel. Sa progression semblait le mener droit sur la sphère. La collision se produisit effectivement. Comme un ballon percé, la bulle se dégonfla et perdit très vite de sa superbe décrivant un mouvement  peu harmonieux. Le volatile poursuivit sa course sans l’ombre d’un remord en poussant un croassement un peu lugubre, qu’on aurait pu interpréter comme un cri de victoire, si cela n’avait pas paru aussi incongru.

A mesure que la sphère se vidait, elle lâchait des bourrasques de vent violentes, au point que Merlin en perdit l’équilibre. La canne lui échappa des mains, elle roula aux pattes de Sapristi, dans de jolies fleurs sauvages.

« Incroyable, miaula le roi. J’en avais entendu parler, mais je croyais que c’était une légende.

- Qu’est-ce que c’était au juste ? demanda d’une voix faible Merlin, qui se remettait lentement de ses émotions.

- Un cristal divinatoire ! " Un genre de boule de cristal géante. Evidemment « cristal divinatoire », c’était plus stylé !

"Dommage que Guenièvre ait raté ça ! », regretta le roi.

Il expliqua alors en quelques miaulements que cette révélation magique n’était visible que pour ceux qui se trouvaient tout près de la source, à savoir la mystérieuse canne.

« Bref, c’est réservé aux abonnés », conclut Merlin en riant.

Le petit garçon se sentait tout à coup si soulagé, un peu comme s’il avait eu une grosse évaluation à passer et qu’il en était enfin débarrassé.

« Tu t’en es bien sorti, petit," le félicita Sapristi.

Merlin comptait sur le royal félin pour faire à l’ancêtre un fidèle compte-rendu. Pas question qu’elle demande à voir le replay. Les cristaux divinatoires, il ne comptait pas leur redonner vie de si tôt. Son poignet était en compote et ses jambes encore flageolantes. Ce truc là était un véritable aspirateur à énergie. Il était vidé. A la rigueur, il remettrait ça pour trouver les numéros du loto et rendre ses parents heureux. Mais malgré sa candeur enfantine, il se doutait bien que ce genre de magie n’était pas accessible quand il s’agissait de préoccupations matérielles.

« Demain, tu interrogeras le grand châtaignier, annonça Sapristi. Tu dois reprendre des forces. »

Le garçon était sidéré. Il venait à peine d’accomplir un exploit, qu’on lui en demandait un autre. Il connaissait quelques mots d’anglais et d’espagnol, mais il n’avait aucune idée de comment on parlait à un arbre, qui plus est, le plus noble de la contrée. Là, il n’était plus question de faire de la magie, mais un miracle ! Il allait protester, mais Sapristi ne lui en laissa pas le temps : « Ramasse la canne et rentrons ! Ne traînons pas. »

Il s’approcha pour lui miauler tout bas : « Il y a peut-être des espions ! L’oiseau qui a brisé le cristal ne me dit rien qui vaille ! »

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Félicien
Posté le 08/11/2022
Bonjour !
Encore une fois mon commentaire ne visera qu'à "corriger" ...
Au début de ce texte, il a : "tache" - il faudrait "tâche".
Plus bas, il a : "abîmes" - il faudrait "abîmes ou abysses".
Amicalement,
JBa
Laure Imésio
Posté le 10/12/2022
Merci encore Félicien pour ta sagacité. J'espère que tu découvres avec plaisir le fil de l'histoire. A bientôt.
Romanticgirl
Posté le 22/02/2022
Bonjour Laure,
Tu déroutes le lecteur quand rien ne se produit au début du chapitre, ce qui est intéressant. La boule de cristal géante est une bonne idée. On se doutait que la canne était importante mais je n'avais pas imaginé cet usage. On se demande quel sera le rôle de cet oiseau... Le passage sur les bulles de savon et l'enfance est très joli. Par contre, je n'ai pas compris qui pouvait entendre la voix humaine de Sapristi. Seulement Merlin ?
A bientôt !
Laure Imésio
Posté le 23/02/2022
Bonsoir Romanticgirl,
Un grand merci d'être au rendez-vous de ce nouveau chapitre. C'est très plaisant d'avoir tes impressions, et aussi bien utile. C'est juste Merlin qui peut comprendre Sapristi, mais je vais le repréciser. A bientôt !
Hortense
Posté le 22/02/2022
Bonjour Laure,
Je poursuis ma lecture avec toujours autant de plaisir. Un pas après l’autre tu nous entraînes au cœur du mystère. Les arbres sont très importants dans les légendes celtiques et je suis curieuse de découvrir le secret du vénérable châtaignier.
Juste deux suggestions :
- il laissa échapper toutes proportions gardées un « Aléa jacta est » : je placerait « toutes proportions gardées » entre deux virgules et je rajouterai un qualificatif à « aléa jacta est » : un aléa jacta est des plus résigné ou combatif ou un qualificatif dont tu as le secret.
- son apparition merveilleuse apaisait Merlin : apaisa ?
A bientôt.
Laure Imésio
Posté le 23/02/2022
Ravie que le mystère soit encore au rendez-vous malgré les révélations des chapitres précédents. Merci pour tes suggestions toujours judicieuses. Je vais en tenir compte. A bientôt !
sifriane
Posté le 29/01/2022
Re,
Je ne sais pas si j'aurais mis un « aléa jacta est » dans la bouche d'un enfant si jeune, mais c'était drôle. (et c'est sans doute l'esprit de Merlin qui lui donne sa maturité)
Le suspense était bien présent, j'ai retenu mon souffle.
J'admire toujours autant ta façon d'écrire. C'est un plaisir de te lire.
Désolée, mes commentaires ne sont pas vraiment constructifs.
A bientôt :)
Laure Imésio
Posté le 05/02/2022
Coucou,
Tes commentaires m'encouragent énormément et je t'en remercie. Je suis très touchée que tu apprécies autant mon écriture. J'espère que la suite te plaira tout autant. Bonne inspiration à toi car je vois que tu es en pleine période créative. A bientôt.
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