Trou noir

Par Brook

Ema suivait Rik, ils marchaient en direction du village. 

- Pourquoi il n'y a personne ? dit-elle brusquement en pointant le village d'un doigt tremblant et rougi par le froid. 

Surpris par la question, il ne répondit pas. Il avait le visage figé, sa respiration s'était accélérée. Mais Ema, derrière lui, ne voyait que son dos. 

 

- T'en connais beaucoup des gens qui sortent sous un tel froid ? mentit-il.

- Personne, à part toi et moi, c'est vrai. 

 

A vrai dire, elle ne connaissait personne du tout.

Elle ricana. Rik aussi, content d'avoir évité de répondre à la question. Il ne savait lui-même pas pourquoi il avait menti. Peut-être avait-il peur que la menace de Cizna ne la fasse fuir ? Il changea vite de sujet : 

 

- Qu'est-ce que tu faisais ici, toute seule à dormir dehors ? Tu m'as bien dit que t'étais pas perdue ?

 

Ema hésita avant de parler :

 

- Pas vraiment perdue. J'ai plutôt… Oublié ? Je ne me rappelle de rien avant… il y a deux jours.

 

Rik s'arrêta de marcher et se retourna, le regard planté dans celui d'Ema. Comment avait-elle pu oublier ce qu'elle faisait là ?

Il fit preuve de compassion en se disant qu'elle avait déjà assez de problèmes comme ça, et qu'il vaudrait mieux ne pas se servir d'elle comme une simple arme. Rik paierait le prix de sa faiblesse : Cizna allait transformer sa sœur en une chose vide de toutes émotions, sans qu'il ne puisse rien y faire. 

 

- Tu te rappelles même pas d'où tu viens ? 

 

Ema secoua la tête. Elle se sentait perdue. Sans ses souvenirs, elle n'était personne. Rien de plus qu'un être errant sans but, dans un vaste monde dont il ne connaissait rien. 

 

- Mon plus lointain souvenir, c'est mon réveil de l'autre côté de cette forêt.

 

Elle leva les yeux dans cette direction. 

 

- Je fuyais quelque chose… Ou quelqu'un, je sais plus trop. 

 

Le corps d'Ema se mit à trembler et des larmes perlaient aux coins de ses yeux, mais cette fois, le vent glacial n'y était pour rien. 

Elle avait omis de mentionner le cauchemar dans lequel elle avait vu son village anéanti, et sa rencontre avec Yacob. Elle n'aurait pas supporté le fait d'en parler. Pas maintenant. 

Rik se doutait qu'elle ne pouvait venir que des monts interdits, mais s'abstint de dire quoi que ce soit. Il aurait aussi voulu lui poser des questions à propos de l'épée qu'elle portait dans son dos. Épée d'une grandeur absurde, si large que l'on aurait dit une simple planche de ferraille grossièrement forgée.

Ils reprirent la marche, tous deux muets, jusqu'à atteindre la maison de Rik, située à l'extrémité du village. 

Ema faillit perdre confiance en lui lorsqu'il l'emmena à l' arrière de la maison.

 

- Mais…

 

Il posa son index sur ses lèvres. "Plus un mot." Il se dirigea vers une double-porte en bois, collée à la maison et à moitié incrustée dans le sol. Il en ouvrit chacune des parties, le plus lentement possible pour ne pas faire de bruit. Ema se pencha pour regarder à l'intérieur : un trou noir. 

 

- C'est la seule solution que j'ai trouvé, chuchota-t-il. Désolé.

 

Elle avança avec appréhension. Les escaliers disparaissaient à mesure qu'ils descendaient dans la pénombre. Le cœur d'Ema, qui battait déjà très vite, s'arrêta au son d'un croassement. Elle eut un hoquet de surprise. Les deux enfants levèrent en même temps les yeux au ciel : un corbeau les survolait de près, formant une infinité de cercles au-dessus de leurs têtes. 

 

- Bon, je dois me dépêcher là !

 

Ema décrocha son regard du ciel pour le plonger à nouveau dans l'obscurité souterraine, qui lui rappelait celle des infinis tunnels. Elle voulait retarder ce moment le plus longtemps possible, mais il fallait qu'elle y entre si elle voulait encore survivre. Son cœur tambourina dans sa poitrine. Elle posa un pied sur la première marche. Elle respira lentement, se détendit, et descendit les marches suivantes sans difficultés. 

 

- Attends ! chuchota Rik aussi fort qu'il se le permettait. Comment tu t'appelles ?

 

Les yeux d'Ema brillèrent dans le noir, malgré son regard toujours impassible.

- Ema.

- Moi, c'est Rik. Fais-toi discrète. Je reviendrai cette nuit, promis.

Ce qui signifiait qu'elle allait passer toute la journée dans cette cave. 

Les lames des ténèbres se refermèrent sur Ema, délicatement. Elle s'en alla au fond de la pièce, sans même se soucier de là où elle marchait, et s'assit sur le sol, dos au mur glacé. Patiente. L'espoir d'avoir enfin trouvé un ami dans cet enfer de glace lui donna la force d'attendre encore plusieurs nuits s'il le fallait.

Odeur grise de poussière stagnante. Le mur froid grattait le dos d'Ema, l'impression que des centaines d'araignées et de blattes rampaient sous ses vêtements faisait planer une angoisse constante.

Pour passer le temps, elle imaginait autour d'elle toutes sortes de monstres aux yeux globuleux et aux grands sourires pointus. Elle leur parlait à voix basse, leur racontait des histoires de son invention. Des histoires sans fin qui l'occupèrent une bonne partie de la journée. 

Les voix sourdes, indéchiffrables, et les bruits de pas qui faisaient grincer le bois au dessus de sa tête la divertissaient aussi de temps en temps. Elle se demandait ce qu'ils pouvaient bien faire là haut, ensemble, en famille. Elle n'avait gardé aucun souvenir de la sienne, mais l'image de l'homme qui lui remettait l'épée dans sa vision surgit, suivant le cours de sa pensée.

Si elle avait un lien de parenté avec lui, elle en ignorait tout. En fait, pensait-elle en se rappelant de sa vision, elle était maintenant sa propre famille. Elle endossait à la fois le rôle de mère et celui de fille. Elle devrait s'élever seule. Pour le moment, les seules leçons qu'elle avait tirées de ses expériences étaient qu'il ne fallait surtout pas faire confiance à un inconnu, et qu'il valait mieux vivre seule car le monde finirait forcément par nous rejeter. Si ces leçons s'avéraient être des règles à respecter, Ema venait de toutes les briser en même temps. 

Elle finit par s'endormir après s'être torturé l'esprit de questions sur sa famille, et sur qui elle était réellement.

Elle se réveilla après quelques heures de sommeil, sans savoir si le soleil s'était couché ou non. L'ennui avait pris le dessus, les histoires de monstres devenaient lassantes et ressasser le passé était épuisant.

Ema s'assit en tailleur, l'esprit encore embrumé. Elle prit son épée et la posa sur ses genoux. Le poids lui écrasait les jambes, mais était tout de même supportable. C'était le moment idéal pour essayer de trouver des réponses à certaines de ses questions : pourquoi possédait-elle cette épée ? Et quelle était cette énergie étrange qui les liait ? Elle posa ses mains sur le fourreau : sa texture était rugueuse, écailleuse, et le cuir était élimé par endroits. La poignée était enveloppée d'une soie douce, qui contrastait avec le sauvage de l'arme. Elle fit glisser la lame aux dents crochues et irrégulières hors de sa camisole. La présence pesante s'insinua dans l'esprit de la fille

En un instant, elle se mêla aux pensées d'Ema, qui lutta pour ne pas se laisser submerger à nouveau par un flot d'idées noires. Elle réprima toutes ces pulsions que lui envoyait l'épée. C'était bien la première fois qu'Ema tentait d'engager la communication avec l'objet. Elle voulait lui parler, et surtout lui poser des questions concernant son passé et l'origine de cette énergie sombre. Ema pensa que si la voix qu'elle avait entendu s'exprimait et se confondait dans ses pensées, elle devrait aussi pouvoir communiquer par la pensée. Ce lien qui les unissait semblait encore vague, mais en se laissant guider instinctivement, Ema en comprit l'un des nombreux rouages. 

Elle ferma les yeux. La tempête, qu'elle contrôlait à présent, traversait son être. L'espace psychique était maintenant évident. 

 

"C'est bien. Tu progresses vite."

 

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