Troisième jour

Par GJBlake
Notes de l’auteur : [1] Ancienne race de lévrier, chien de chasse des Gaëls Irlandais.

La nuit était longue en automne sur la côte. Les jours raccourcissant, le crépuscule du matin tardait et laissait souvent le paysage au froid et à l’opacité.

La neige n’avait pas encore recouvert la steppe. Au plus tard de l’hiver, elle ensevelirait le nord sous un crépi de solitude. L’automne préparait la terre et les hommes à la rigueur des prochains mois, le vent asséchant la lande et brûlant parfois les brandes sans que la glace s’y soit complètement déposée. Mais la mauvaise saison n’était pas encore arrivée, et eut-elle été prématurée, elle aurait contrarié les plans d’Iain. Car il eut été presque impossible de creuser les cairns dans de telles conditions, si le gel avait pris complètement entre les pierres et solidifié le gazon tapissant les tumuli.

L’herbe restait encore souple à cette période. Mais l’humidité de la nuit ne persistait pas au-delà d’une certaine heure. La température extérieure figeait les suintements de la terre et faisait apparaître un dépôt de givre dans toute la campagne.

Les Pictes connaissaient leur affaire ; ils étaient protégés par d’épaisses fourrures sombres et de la graisse de phoque isolait leurs peaux du froid. Ils avaient les traits recouverts de cendres, encollées sur leurs visages, les empêchant d’être vus si la lune devait les trahir.

Atteindre la plaine avait été aisé : trois ombres avaient contourné le bois de Losarch par le sud avant minuit pour investir les portes de Klett le plus en aval possible des herses de Dùn Stoirm.

La partie la plus éprouvante s’était avéré de creuser sans y voir clair, avec des outils légers et peu encombrants. La neige n’avait pas encore recouvert la région, mais la terre des sépultures s’était tassée avec les mois ou les années. Elle formait une masse compacte, difficile à désolidariser sur le haut des cairns. Le manque de lumière et de temps rendait l’ouvrage ingrat, mais leurs bras éprouvés purent arracher à la glèbe les premières armes qu’ils avaient espéré exhumer.

Près des corps secs, dont les peaux brunies par le gel paraissaient tannées comme le cuir des gibiers, ils avaient tiré les lames laissées en deniers, enveloppées dans des toiles cirées au suif.

Ils allaient désormais à l’encontre de leurs propres usages. L’acier était à ceux qui les avaient précédés. En Albion, où les lames n’avaient qu’un seul maître, si le fer n’était pas légué, une nouvelle arme devait être forgée. Si le fer n’était pas légué, nul ne pouvait porter la main sur une arme déjà pourvue. Les vœux des Calédoniens étaient tels et voler les armes des morts brisait la parole de chaque Picte envers le fer. Iain avait pris sur lui un tel parjure. Geilt, dans le besoin de chasser les pirates hors de leurs terres, avait autorisé pareil faux serment. Keir avait été le témoin de cette faute, tandis qu’il surveillait les abords de la nécropole.

Bien avant l’aube, les deux guerriers déposèrent dans la galerie souterraine les deux armes extorquées si désespérément aux tombes. Ils passèrent ici l’aube dans un sommeil hésitant. De son côté, Geilt surveillait les mouvements d’hommes depuis les bosquets occidentaux. Il envoya en début de matinée un oiseau-tempête vers leur bastion, et ce fut le dernier, car le volatile se posant sur les fenêtres du broch, les Norrois allaient tôt ou tard intercepter le signal, remarquant la présence des ailes sombres et du croupion blanc, comme avait pu le faire Morag. Geilt se refusa donc à expédier par la suite tout autre indice de leur présence.

La Picte attendit qu’eut été distribué le dagmál, premier repas des Normands au début du jour, pour s’éclipser de son service. Iain vint à sa rencontre et lui révéla certains aspects du plan alimenté durant la nuit, annonçant dans les méandres du fort que quatre hommes de Klett pouvaient être fourbis pour abattre Ylgar et ses meilleurs guerriers durant leur sommeil. À cette annonce, l’espoir qui avait été contenu dans le cœur de la Picte se gonfla un court instant, avant d’être réprimé par le double-sens de ces paroles.

Quatre lames étaient peu. Iain ne disposait plus que d’une nuit pour leur faire passer des armes depuis le val. Davantage eut été imprudent, aussi les Pictes devaient-ils se tenir prêts pour agir avec célérité. Par ailleurs, le maître de Klett annonçait à son oreille que si l’assaut échouait, elle devait quitter les falaises pour se rendre au port de Laimhrig. La jeune femme fut alarmée et contrariée. Elle savait la vie de son frère menacée, mais cette conclusion lui fit craindre le pire. Keir ne fut pas étonné lorsqu’elle refusa la fuite, la Picte se révoltant contre toute forme d’abandon. S’il avait d’abord tenté de la convaincre, Iain maqq Baine en vint à commander à sa sœur de ne pas jeter sa vie au feu de la bataille. Ils s’opposèrent plusieurs minutes dans des paroles étouffées. Morag objecta à son frère durant tout leur échange. Cependant, le fils de Baine n’entendait pas être désobéi. Le ton de sa voix monta, alors qu’il l’empoignait vivement pour faire taire cette résistance. Il mit un terme à leur dispute, ses dernières paroles marquées par l’irritation, ou du moins une forme de mécontentement mêlé de crainte. Il tourna le dos à la jeune femme, visiblement en proie à un émoi malvenu, avant de prendre congé en lui intimant de se conformer à ses instructions.

Il coûtait à Morag de quitter les falaises. La fortune des Calédoniens était mise à risque et un mal aigu assiégea sa poitrine. Si elle devait fuir, c’était au risque de ne revoir ni son frère, ni l’homme qui l’avait dérobée à la main des hommes du nord. Lorsque Geilt et Keir empruntèrent la voie du retour, elle apostropha l’étranger avant qu’il ne passe son chemin. Retenu en audience, ce dernier revint sur ses pas.

 

« La prière s’avère souvent supplique de l’âme humaine égarée.

Me voici sur cette action en votre service, puisqu’il vous agrée. »

 

Toujours plein d’obséquieux travers, Keir mit la jeune femme dans l’embarras par trop de politesse, façon aimable de mettre entre eux une distance évidente. Elle lui en fit reproche, ce à quoi le guerrier répondit sans violence, mais avec fermeté. Il était évident qu’il ne se dépouillerait point de ses attraits, quels qu’ils fussent. Autant dépecer un animal sans le soumettre à la douleur. La sévérité du guerrier ne manquait pas de jeter la jeune fille dans la confusion, à court de mots pour le contraindre ; ou dans une colère très chère aux Pictes de ces lieux. Cependant, son ardeur ayant sûrement été alimentée par la querelle précédente, elle fit face au guerrier sans aucun trouble.

 

« Vous portez fort bien cet âpre sobriquet de Keir le Noir.

Si ardent à la bataille alors qu’en causerie si peu bavard.

On vous sait de politesse affable rempli jusqu’au goulot.

En cela vous êtes un galant homme bardé de mérites.

Votre civilité n’en appellerait presque pas la critique,

Mais elle est lourde comme le joug au collier du taureau. »

 

La rhétorique de Keir s’abattit.

 

« Auriez-vous donc souhaité que je vous eusse ignorée en passant mon chemin ?

Morag, fruit de Baine, mon père était un homme dur et d’une tête à faire peur.

Pourtant, tout rigide qu’il fut, sa vie valait plus que l’or au front d’un seigneur.

Les dehors qu’il m’a enseignés peuvent faire d’un goujat même un vrai saint.

Me souhaiteriez-vous impoli, tel un Cú Faoil[1] qui ne répondrait pas à son maître ?

Or, je vous suis plus dévoué qu’un homme du Christ penché sur un prie Dieu !

Payer mon dû en servant la cause des maqq Baine n’était pas un vœu pieu.

Je demeurerai sans écart à cette nature dont vous ne pouvez me démettre. »

 

Keir évoquait là une dette envers le chef Picte qu’elle devinait sans en connaître la nature. Aussi demeurait-il indifférent à toute rupture de serment. Les avances gauches qu’avait parfois tenté la sœur de son ami faisaient penser au guerrier qu’elles pouvaient le détourner de ses vœux. Aussi demeurait-il très modéré, ce qui ne seyait guère à la jeune femme.

 

« Vous êtes certainement l’expression d’un père plein de principes.

Le marbre peut lui aussi être poli, mais si froid qu’il en est triste. »

 

Keir ne s’offusqua point de la remarque. Sa parade devait cependant confondre la Picte, car en lui demandant en quoi lui importait que son office soit fait dans la rigueur, s’il était bien rendu, il la poussait à découvrir ses attentes. Cela était fait sans malveillance cachée ; il espérait surtout raisonner Morag. Il en vint donc à étouffer résolument son affection à son égard.

 

« Retirez ces mots. Vous ne savez à quel point je ne suis pas un homme pour vous. »

 

La sœur d’Iain n’était pas de son avis.

 

« L’inclination de mon frère à votre encontre et pour vos mérites vous font mentir.

Je gage qu’Iain n’a envers vous qu’éloges et flatteries qu’on ne saurait contredire.

Si ce n’étaient cette polaire délicatesse et vos origines, il vous ferait mon époux. »

 

Keir ne devait s’affranchir d’aucune résolution.

 

« On ne peut façonner un vase déjà cuit à l’inverse de la glaise tendre tirée du sol brut.

De ce dont ma poitrine se languit n’est point d’un désir qui pourrait vous complaire.

Votre âme benoîte d’enfant ne peut exister sans joie dans le creux de bras solitaires.

Ni de nom ni de souche je ne suis à ces terres que les Fils des Loups vous disputent.

L’avenir est ainsi que je ne puis être à vous, votre frère n’y consentirait point.

Je ne souhaite porter sa colère sur ma tête, ni recevoir votre affliction en dot.

Iain vous chérit plus qu’une union chrétienne dont il ne saurait être le témoin.

Il ne vous monnaierait jamais contre tous les saints graals de la piété zélote.

Je sais cependant qu’il s’en remettrait encore à moi s’il fallait vous défendre.

Alors écoutez : quittez en hâte le village avant la fin, loin du désastre qui se joue.

Peu d’entre nous survivront au mal de cette nuit et périront là sans se rendre.

Avant que toutes les lames ne résonnent, fuyez et dérobez-vous à un tel joug. »

 

Pour briser cet entêtement, Keir sortit de ses vêtements une masse tressée. Il avait conservé la chevelure coupée l’avant-veille, dont la teinte auburn rappelait le feu alezan de certains chevaux. Keir avait replié la toison dans des pans de tissu ; le geste parut trop romanesque pour ne pas trahir un certain penchant.

 

« En vérité, je vous aime bien Morag, c’est bien là la preuve de mon attachement.

L’inclination d’un homme ne se révèle pas que dans son œil et son audace.

Or, vous êtes d’une composition qui vous fait réfléchir comme une enfant.

N’ai-je pas sauvé ce qui vous tient à cœur en vous soustrayant à la disgrâce ? »

 

Keir replaça la chevelure dans ses effets ; elle le vit emmailloter la natte pour arranger le linge près de son ceinturon. Elle ne possédait rien de lui tandis qu’il portait contre son flanc ses attraits morts. Là où sa chair venait côtoyer la beauté perdue de la Picte dormait une affection réelle. Morag avait longtemps cru que les inclinations de Keir allaient à la guerre ; eût-il connu la couche d’une femme, les bras de quelque dame, elle ne l’aurait pas cru. Son tempérament était trop rigoureux, ou le croyait-elle.

Il est vrai qu’il était de stature imposante, le faisant ressembler à un ours dressé sur ses jarrets ; il était toutefois moins large qu’un animal, mais sa robustesse pouvait lui faire porter des armes massives car elle l’avait vu manier une hache épaisse dans la bataille. Il avait les yeux d’une teinte inhabituelle, le regard entre deux eaux. Elle n’avait connu aucun Picte qui portât la violence de l’orage dans son regard pâle. Sa peau était claire, ses cheveux comme sa barbe d’un noir plein. Sa voix dissimulait comme un écho derrière les intonations détachées qu’elle adressait. Il ne jugeait point les âmes sans les connaître, ne battait point les chevaux ni les chiens, honorait le Ciel et les anciens… Mais au-delà de ces attraits, ses mains rouges n’avaient-elles jamais commis de fautes ? Il était pareil à la chair qu’il avait entaillée, promis à une couche charnelle, à l’enfantement et assigné au tombeau. Keir n’était certainement pas nourri de sang-froid, ignorant des faiblesses de l’âme ou du corps. Il était d’os et de sens, auréolé d’envies et de manquements, semblable aux païens et aux bêtes. C’était une méprise de le croire insensible. Dans son erreur, Morag se tint sans plus rien dire.

Par son silence, Keir ressentit une certaine pudeur chez la Picte, qui sans un mot semblait soudain désavouer un manque de discernement à son égard. Il vint poser sa paume sur sa joue ; là, elle sentit presque la vibration de son cœur converti. Dans le frôlement de ses doigts se glissait un remous, et contre la soie de sa pommette, ce fut comme une brûlure qui la fit reculer. Elle n’avait pourtant pas détourné le regard de l’étranger. Il se trouvait dans le fond de cet œil gris un mouvement singulier. Des ombres y passaient, se retiraient. À leurs reflets plus ou moins marqués étaient ancrées quelques impressions, presque des images ou des pensées. Il y avait là les vapeurs de la pluie, l’écume claire tissée sur les hauts-fonds, la pureté des ravines descendues des munros. Dans les motifs plus sombres de ses prunelles, elle ne trouva nulle colère, ni aucune dureté. Plutôt une tendresse, identique à celle laissée au creux de ses phalanges. Entre eux, il y eut un long soupir, glissant de leurs seins muets. Était-ce un désespoir de l’âme ou du cœur chez lui, Morag n’aurait pu le dire. Dans le clair-obscur du souterrain, Keir avait fini par reculer, et son visage ne se dessinait plus qu’en demi-teinte, son front comme paré d’émail, pur et lisse, le contour de ses pommettes ou de ses lèvres dissipé par la pénombre. Ses traits estompés enlevaient à son aspect toute émotion en-dehors d’une perfection inerte. Si Keir avait paru troublé, une certaine fermeté avait fini par déguiser ses manières, si bien qu’il montra à nouveau ce profil de pierre qui était le sien si souvent. Il ne devait plus s’éloigner de cette contenance ; mais c’était un extérieur que Morag exécrait. C’était la figure d’une obédience contre-nature, dans laquelle des dogmes défiguraient les soulèvements du cœur.

Le guerrier s’était écarté, préférant plier à nouveau sous le poids des convenances. Elle l’avait aperçu maintes fois dans le hameau se détourner à la vue des seins nus et tatoués des femmes de Cait. Un sein qui l’avait nourri dans ses langes, un sein dont il s’abreuverait dans une couche matrimoniale. La retenue de son convive était une contradiction dans l’esprit vert de la Picte, qui n’était point apprêté, ni fade. Morag vivait dans des mœurs éloignées de la décence chrétienne, et la distance entre leurs deux conditions demeurerait jusqu’à la fin. Son sang déborda de fureur, se déversant presque dans sa bouche où elle retint de vilaines paroles.

Leur discussion devait ainsi mourir sans conclusion autre que la séparation.

Une heure après le náttmál, repas du troisième soir tenu près du broch, la jeune femme devait quitter le fort, pour rejoindre les frondaisons de Losarch.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez