Troisième chapitre

Par Ess

Soutenant ses jupes d’une main, Quera grimpa jusqu’au second étage. Dans l’aile ouest, elle aperçu Fort et Mère par une porte entrebâillée qui donnait sur le bureau de cette dernière. Trop occupés à étudier un tas de documents posés en vrac sur le bureau, aucun des deux ne leva la tête à son passage. Quera ne chercha pas à attirer leur attention et traversa le couloir jusqu’à atteindre la dernière ouverture : une double porte en bois massif.

Elle toqua. 

La bibliothèque du domaine d’Akna n’était pas aussi majestueuse que celle de leur résidence principale à Yenne — qui était ridicule si on la comparait à la Grande Bibliothèque de Ménavaure qui avait ses locaux au sein du Dôme. Mais elle était rustique et une chaleur réconfortante y régnait constamment ; Quera la préférait à toutes les autres. 

Elle entra quand la voix de son père l’autorisa à le faire. 

Dans la pièce, le silence régnait. Elle trouva Bell assis à l’unique table, éclairé par la lumière vacillante d’une lampe à huile. La jeune femme grimaça en voyant les rideaux fermés. Son père adorait travailler dans l’obscurité et le silence ; elle, cela l’angoissait. 

Le sommet des bibliothèques se perdait dans le noir. Certains grimoires de valeur étaient entreposés ici mais c’était surtout des livres que personne ne voulait lire ou des reccueils oubliés de tous qui étaient rangés sur les étagères. Deux fauteuils étaient disposés autour de l’âtre à gauche de l’entrée. 

Quera s’avança dans la pièce sans que son père ne daigne lever la tête. Plume en main, il couvrait une feuille de son écriture fluide et resserrée. 

« Père ? Vous vouliez me parler ? »

L’homme dressa subitement la tête. On aurait dit qu’il se rendait tout juste compte de sa présence. 

« Quera, je vous attendais. Venez donc donc vous installer près de moi. »

D’un geste de la main, il l’invita à rejoindre la chaise face à lui. Quera s’installa et se pencha sur le travail de son père. Elle attrapa un document. 

« Est-ce la liste des ouvrages que vous aimeriez emporter en Pentiko ? 

— C’est cela. Comme vous le remarquerez, il y a un grand nombre de livres, tous plus disparates les uns que les autres. J’espère que les Maîtres parviendrons à tous les rassembler. »

Son père avait beaucoup de mal à faire confiance en ses collaborateurs. S’il était Grand Maître et travaillait en étroite collaboration avec les Maîtres et scribes de la Grande Bibliothèque, il ne leur accordait pourtant aucune considération et remettait sans cesse en question leur travail. 

Quera parcouru la liste du regard, se forçant à en apprécier la lecture. 

La jeune fille, de part son éducation, avait appris la lecture très tôt et avait lu au cours de sa jeune vie plus de livres qu’elle n’aurait souhaité en lire. Elle avait intégré dans sa mémoire plus de connaissances qu’il ne lui en était nécessaire et pouvait réciter les yeux fermés le nom des impératrices et empereurs ayant régné sur l’Empire d’Ikkranion avant l’Émancipation. Pourtant, la lecture n’était pas son fort. Elle n’appréciait pas rester, comme son père, des heures durant enfermée dans le noir à s’abrutir de mots. Elle préférait le jeu de la société et les discussions enflammées. Elle était une femme d’actions, pas un rat de bibliothèque. 

Son père la tuerait s’il pouvait entendre ses pensées. Mais fort heureusement pour Quera, son esprit était un sanctuaire. 

« C’est une liste fort intéressante, dit-elle sur un ton passionné — et feint. 

— N’est-ce pas ? s’écria Bell. Et je n’ai pas encore terminé, il me faut me hâter. Un messager doit partir ce soir même pour Yenne et la liste parvenir au plus vite aux Maîtres ; nous ne devons souffrir d’aucun retard ou Sa Majesté Frenck d’Estral ne le supportera pas. »

Selon Quera, Sa Majesté n’en avait rien à fiche que la délégation Ménavaurienne arrive avec un jour ou deux de retard.

« Vous souhaitiez me parler ? répéta-t-elle en posant la liste. Je ne voudrais pas vous mettre en retard. »

Et il lui fallait superviser le travail de Laya qui était actuellement en train de vider son armoire pour remplir les valises. Sa dame de chambre avait tendance à froisser les tissus et elle ne supporterait pas que sa nouvelle robe — qu’elle ne pourrait porter, lui rappela sa vile conscience — soit abîmée. 

« Oh, vous êtes là pour ça ! » Il lui jeta un regard par dessus ses documents. « Laissez-moi finir ceci, ma fille, je vous prie. Je n’en ai pas pour longtemps, mais il ne faudrait pas que je… »

Détournant le regard, Quera le laissa parler. Elle connaissait son père, elle savait que la moitié des mots dans ses phrases ne lui était pas réellement dédié. 

Son regard se perdit sur les rayonnages.

Petite, elle aimait s’installer près de l’homme lorsque celui-ci travaillait. Elle prenait un livre et faisait semblant de lire. En réalité, elle se contentait d’écouter et de profiter de la seule présence de son père. Avec les années, ce dernier ne la laissait plus agir ainsi — il avait compris qu’elle ne lisait pas réellement — et l’envoyait toujours effectuer quelques tâches pour l’occuper. Elle avait donc arrêté de venir. 

Parfois, elle ne savait que penser de l’homme. À certains moments, comme celui-ci, Bell Douliman était un tel passionné qu’il ne faisait plus attention à ce qui l’entourait. Il devenait entièrement sa passion, un homme de lettres et de savoirs, qui vivait pour ses oeuvres. Quera aimait cet homme car il lui rappelait son enfance ; il lui racontait de belles histoires pour l’endormir, dans le secret de la bibliothèque familiale, refusant que la nurse lui pique ce rôle ; Fort les accompagnait parfois et l’enfant qu’elle était alors avait l’impression que le temps s’arrêtait et que la vie serait belle à jamais. 

Mais Bell avait un autre versant, un côté sombre qui effrayait Quera quand elle était plus jeune et qui continuait à l’intimider. Il ressortait quand l’homme criait, quand l’homme dominait. Il se dressait alors de toute sa hauteur et penchait son grand et sombre corps sur elle, sa chevelure noire de jaie le drapant comme une cape de nuit, et il lui reprochait tous les maux de la terre. 

Mère avait beau être un modèle de froideur, Quera préférait amplement affronter son regard onyx qui la figeait sur place que de rencontrer la colère de son père qui était aussi terrifiante que rare. 

« Rêvez-vous ? »

Elle cligna des yeux et accommoda sur son père. Celui-ci avait abandonné sa plume et mains croisées devant lui, la regardait en souriant. 

« Certainement pas, se secoua Quera en dressant le menton. Le rêve est une affaire d’enfant. 

— Et bien, un retour en enfance est parfois agréable. »

Quera n’était pas de son avis. Elle se contenta de sourire et l’aida à ranger le bureau. Bell augmenta la luminosité de la lampe et s'enfonça dans son dossier. Il posa sur elle un regard perçant. Il était temps de parler de choses sérieuses. Quera croisa ses mains sur ses cuisses et attendit patiemment qu’il lui délivre l’objet de sa convocation. 

« Connaissez-vous Oprah Hellever ?

— Je la connais, répondit-elle lentement, perplexe. Il s’agit de la tante maternelle de Daly. »

Elle ne l’avait jamais rencontré mais le jeune homme lui avait déjà parlé d’elle. Il la portait en grande estime.

« C’est surtout une grande exploratrice, précisa Père. Elle s’est rendue dans les territoires au-delà de la cité de Sens, au nord. 

— Dans les Béantes ? Ces terres sont désertes, pourquoi y serait-elle allée ? 

— Oh, et bien que ferions-nous pour la connaissance ? »

Trop de choses incompréhensibles, selon Quera. Les Béantes avaient tout à envier au reste du monde, il n’y avait rien là-bas si ce n’était des kilomètres de terre glacée. 

« Elle s’est aventurée loin au delà des territoires cartographiés et en est revenue avec moultes connaissances déterminantes pour notre monde. C’était une grande première à l’époque, elle était alors très jeune et elle a bravé sa famille pour entreprendre cette exploration. » Le sourire de Père montrait combien il admirait cette femme. « Mais cela remonte à quelques années, elle est revenue de ce voyage depuis fort longtemps. Voyez-vous, elle a obtenue il y a deux ou trois ans une autorisation écrite de la main même du Chef d’épine pour venir résider dans sa demeure à Galhienbel. »

Comme s’il savait que l’information serait trop grosse pour être comprise dans l’instant, l’homme interrompit son histoire et laissa le temps à sa fille d’accepter ce qu’il était en train de dire. 

Et du temps, Quera en avait besoin. Surprise au-delà des mots, elle fut incapable de répondre tant son esprit s’activait. Le Chef d’épine ? Galhienbel ? C’étaient là respectivement le dirigeant de l’État de Quilyane, leur plus proche voisin, et la Capitale de ce pays. Soit un lieu dans lequel moins d’une centaine d’étrangers avait mis le pied en plusieurs siècles ; et un homme dont l’existence relevait plus de la légende qu’autre chose.

Et cette femme, la tante de son plus cher ami, s’y serait rendue ? C’était une histoire invraisemblable. 

Si Ménavaure entretenait des relations cordiales avec Quilyane, pays avec lequel ils avaient quelques échanges et contrats commerciaux, c’était cependant un fait connu de tous à Ménavaure : leurs frontières étaient infranchissables, tout simplement parce que les dirigeants de Quilyane en avaient refusé l’accès au peuple du nord. Ce n’était pas de la vilenie de leur part, seulement une prudence qui était la leur depuis des siècles. Le seul moyen de se rendre à Quilyane était d’avoir une autorisation écrite de ce même Chef d’épine, mais très peu parvenait à en obtenir une. On ne se rendait pas dans l’état voisin pour des broutilles. 

Quand elle eut enfin retrouvé ses mots, Quera se tourna vers son père les sourcils froncés. Celui-ci l’observait avec curiosité. 

« Elle a été chargé d’une mission, c’est cela ? » comprit-elle

C’était la seule explication possible. 

« Effectivement, sourit son père. La demande vient d’elle, cependant. Elle est venue trouver les Huit un jour pour leur demander de contacter le Chef d’épine afin d’avoir un laisser-passer. Elle a longuement bataillé avec eux, mais elle les a finalement convaincue — c’est une femme très convaincante. 

— L’avez-vous déjà rencontré ? 

— Il y a fort longtemps. Elle était jeune mais elle avait déjà une personnalité imposante. »

Bien malgré elle se répandit dans le coeur de Quera le poison de la jalousie. Cette femme qu’elle ne connaissait nullement parvenait à rendre admiratif son père alors qu’elle-même n’avait jamais réussi en seize année de vie. Elle cacha habilement ce sentiment derrière un sourire de façade. 

« Les Hauts-Nobles ont donc écrit au dirigeant de Quilyane, reprit l’homme en laissant son regard se perdre dans l’obscurité du plafond. Et la voilà partie. Son départ remonte à la moitié d’une année, désormais. 

— Quand doit-elle rentrer ? 

— C’est une question intéressante. »

Bell, un air mystérieux sur le visage, éloigna son dos du dossier de la chaise pour s’accouder à la table. Pris dans les méandres de sa curiosité, Quera l’imita. 

« Le retour est prévu pour le coeur de l’été, si tant est que les conditions le permettent. Le voyage se fait uniquement par bateau, entre Soleil d’Or et Ganifel, et l’été est le terrain de jeu préféré des pirates, grimaça Bell. La Grande Mer Intérieure en est infestée à cette période mais elle sera bien accompagnée. 

— J’imagine que son retour est attendu par de nombreuses personnes. »

Elle se promit d’en demander davantage sur cette femme à son ami Daly dès qu’elle le reverra. 

« Vous imaginez bien. Et j’étais sans aucun doute le plus impatient de tous. 

— Oh, comprit tout à coup Quera, vous deviez travailler avec cette femme, n’est-ce pas ? 

— Effectivement. Je lui ai promis de lui trouver un scribe à la hauteur de sa qualité d’exploratrice pour qu’elle lui confie toutes ses découvertes. Cela sera notre tout premier ouvrage sur la vie Quilyanaise, un véritable trésor. 

— Mais cet été, vous serez en Pentiko, devina Quera, observant finement son père qui laissait entrevoir sa déception. 

— C’est une mission d’importance qui m’est confiée chez nos voisin de l’est, mais cela m’empêchera de remplir ma mission auprès de Dame Oprah. J’ai déjà en tête un jeune scribe qui ne fait pas honte à son art, mais je ne pourrais le présenter à la Dame, et moins encore l’accompagner dans toutes les démarches de retranscription et de consignation dans la Grande Bibliothèque. 

— Les Maîtres s’en chargeront avec beaucoup d’attention, » indiqua Quera. 

Elle ne voyait pas très bien pourquoi son père lui racontait tout cela. C’était bien entendu malheureux qu’il ne puisse assister au retour de l’exploratrice mais en contrepartie il allait visiter pour la première fois un pays autre que le sien et se nourrir de leur culture. 

« Il le feront, acquiesça l’homme, mais je n’ai pas assez confiance en eux pour m’en aller serein. Je devais rencontrer Dame Oprah dès son retour pour me faire une idée précise des connaissances qu’elle a amassé ; vous savez combien les connaissances ont un pouvoir dangereux, ma fille. Je souhaite que ce devoir soit accompli par une personne de confiance. »

La jeune femme resta silencieuse, devinant la demande de son père. Elle ne savait cependant qu’en penser ; devait-elle considérer cela comme un présent ou comme une malédiction ? 

Son père se pencha pour enfermer sa main dans la sienne, plus grande et plus chaude. Il accrocha son regard et lui souffla, sérieux comme une pierre : 

« Je veux que vous accomplissiez ce devoir, Quera. Il est de première importance que vous soyez celle qui entende le récit de Dame Oprah. Si je ne peux le faire, je préfère que ce soit vous plutôt que l’un de ces Maîtres avides qui pullulent dans la bibliothèque. »

Quera frissonna. Elle détestait que son père dénigre ainsi ses nobles collègues. 

« Vous êtes assez instruite pour comprendre son récit et pour superviser le travail du scribe. Vous avez du sang Likanader et du sang Douliman dans les veines, vous êtes vive d’esprit, perspicace et déterminée, vous saurez me remplacer avec brio. »

La gorge de Quera se serra. Elle avait conscience que son père la flattait pour qu’elle fasse plus sérieusement le travail qu’il lui demandait mais elle ne pouvait que s’émouvoir des compliments qu’il lui faisait. Ils étaient si rares. 

Il n’y avait pas mille réponses à donner à une telle requête, elle n’était pas en position de refuser quoi que ce soit. 

« Je ferai selon vos désirs, Père. »

Et puis elle était curieuse d’avoir affaire à cette femme qui lui avait arraché l’admiration de l’homme. Cette mission l’occupera bien assez et lui donnera une raison pour fréquenter le Dôme — et sa population de première importance. 

« Je n’en doute pas. Sachez que peu de personnes sont au courant de son départ. Peu sont capable de comprendre que l’on veuille en savoir plus sur cet étrange peuple. »

Ce n’était pas peu dire ; les habitants du sud étaient des brutes. 

« Il vous faudra donc rester discrète jusqu’au retour de Dame Oprah, évidemment. »

L’homme serra sa main avant de la lâcher. Il se rencogna dans son fauteuil, un sourire aux lèvres. Quera le lui rendit. Décidément, cette journée était synonyme de bonnes nouvelles. Elle se demanda si son frère et son père n’avaient pas agit de concert pour lui faire oublier sa déception de ne pas se rendre à la Fête des Magnolias. Elle s’en voulut cependant de penser ainsi de son frère ; si Père était capable d’une telle manipulation, Fort n’en avait pas les capacités. 

« Allez donc vaquer vos occupations, Quera. Je laisserai un mot au scribe, une jeune pousse talentueuse, pour que vous puissiez le trouver au moment adéquat. Et je demanderai que vous soyiez informée du retour de Dame Oprah. Pour le moment, il me faut me hâter. Le jour se meurt. »

Comprenant qu’elle était priée de bien vouloir s’en aller, Quera se leva et salua son Père en faisant la révérence. 

« À plus tard, Père. »

Elle quitta la pièce et pris la direction de sa chambre dans laquelle Laya devait avoir bien avancé son travail. Elle espérait qu’elle n’avait pas encore plié la robe qui l’inquiétait tant avant l’entrevue avec son père. 

Cette dernière la laissait d’ailleurs songeuse. Elle était surprise que l’homme la laisse s’occuper d’une telle affaire. Elle avait certes assisté son père dans son travail de nombreuses fois mais elle ne pensait pas qu’il l’estimait assez pour lui confier une mission de cette trempe. 

Sur le chemin, Quera songea à l’exploratrice. Elle ne comprenait pas que l’on puisse vouloir quitter la vie princière de la Capitale pour s’en aller vadrouiller dans des endroits inexplorés. 

Mais qu’importe ? On lui demandait seulement d'interagir avec Dame Oprah, pas de vivre sa vie. Et elle ferait son travail avec sérieux ; voilà un moyen de s’accorder le respect de son père. Sa vie ne pourra qu’en être facilité.

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H.Monthéraut
Posté le 18/10/2021
Bonjour :)

Quel plaisir de lire ce chapitre !
Les descriptions sonnent justes : pas trop de détails mais on a l'ambiance.
Les alternances dialogues et narrations sont fluides. Les dialogues sont vraiment bien écrits, encore une fois !
Il me tarde de découvrir cette exploratrice et ce scribe :) ces deux personnages sont bien amenés et ils suscitent la curiosité, surtout elle. On imagine déjà une histoire d'amour avec le scribe mais je m'avance peut être trop !

Une seule remarque :
Et il lui fallait superviser le travail de Laya qui était actuellement être en train de vider l’armoire de Quera pour remplir les valises. --》 son armoire
Ess
Posté le 23/11/2021
Bonjour !

Excuse-moi pour le retard de ma réponse. J'ai pris connaissance de ton commentaire et il m'a fait très plaisir, merci beaucoup pour tes retours rassurants, notamment pour ce qui concerne les dialogues.
Ça me fait sourire de voir ce que tu imagines pour la suite, je ne peux que te répondre : tu verras bien !

Je te remercie pour ta dernière remarque ! Tu as tout à fait raison, ce sera bien plus fluide en écrivant "son armoire". Merci de pointer ce genre de choses que je loupe bien trop facilement !

En espérant que la suite, qui devrait bientôt arriver, te plaira.

À bientôt.
Vous lisez