Treize - Certitude

Notes de l’auteur : Danser c'est parler en silence. C'est dire plein de choses sans dire un mot.
Yuri Buenaventura

La salle était spacieuse, la lumière tamisée. Deux haut-parleurs encadraient la scène jonchée de fils et instruments. Un violon, une guitare, des percussions et une harpe. La harpe de Marine. Le bar bondé, les tables sur le côté, la foule, la chaleur ambiante, la nuit, Lorient… Tout rappelait à Sélène de mauvais souvenirs. La dernière fois, les Sherwood n’étaient pas venus. Elle avait attendu toute la soirée un homme qui n’était jamais parvenu jusqu’à elle. Mais cette fois, la jeune fille ne rêvait pas. Il était bien là, au fest-noz de sa marraine… Léo discutait avec cette dernière au bord de la piste de danse. Un peu plus loin, les autres musiciens de Trisk parlaient avec les Sherwood et les Gavillet. Sélène s’était éclipsée et se tenait maintenant un peu à l’écart.

Une dizaine de minutes plus tard, la musique commença à s’insinuer dans la salle en un long crescendo. Trisk animait la deuxième partie de la soirée uniquement. L’autre groupe enchaîna les danses les unes après les autres. An-dro, plinn, gavotte, hanter-dro… Sélène dansa avec sa famille, des inconnus, les Sherwood… Mais toujours en évitant soigneusement Léo. Plus exactement, c’était Léo qui l’évitait, et elle lui rendait la pareille. Lors du premier cercle circassien, la musique se stoppa avant que Sélène et Léo aient à danser ensemble. La deuxième fois, ils n’eurent pas autant de chance.

- Sans se toucher ? murmura Sélène alors qu’elle tenait la main de Léo en dansant tous ensemble.

Elle s’avança au centre du cercle en même temps que les autres filles, puis recula, applaudie par les hommes. A leur tour d’avancer au milieu, puis Léo la prendrait dans ses bras pour danser, le temps de quelques minutes.

- Sans se toucher, répéta-t-il, un peu plus fermement.

Elle le regarda d’un air étrange.

- Pourquoi ?

Léo

En la voyant rougir, il n’insista pas et fit semblant, comme d’habitude. Jusqu’à maintenant, son plan fonctionnait. Elle ne savait rien. Et ça ne le dérangeait pas plus que ça de ne pas danser avec elle. Tant qu’ils n’éveillaient pas les soupçons…

- Léo ? Pourquoi ne danses-tu pas avec Sélène ?

Il attendait tranquillement au bord de la piste lors d’une scottish quand sa mère était venue lui poser cette question. Corine devait encore rêver de les voir ensemble. Que répondre à ce rêve impossible ?

- Peut-être après…

Léo pensa à un épisode datant d’environ un mois. Une idée.

- … à la valse de Marraine.

- Si tu veux.

Sélène lui jetait souvent des regards en coin. Léo savait qu’il lui briserait le cœur en lui donnant de faux espoirs, mais il n’avait pas le choix. Faire semblant. Faire comme si de rien n’était. Et la valse était une des seules danses en couple que Trisk jouait. Il n’avait pas le choix.

Ses petits mots le mettaient de plus en plus mal à l’aise. Avait-il agi de la bonne manière ? Autrement dit, ne rien faire ? « Recherche réponses auprès de l’âme sœur, un certain Léo Sherwood. » Avait-il pris la bonne décision ? Léo commençait à être pris de remords. Mais il n’avait plus le choix non plus. Il lui était de plus en plus difficile de contrôler sa vie.

 

Je n’ai pas envie. Pas envie de vivre ça. Pas envie de la décevoir. Pas envie que le temps continue d’avancer. Maintenant, elle ne sait pas. Elle croit mon mensonge (par omission, il faut le préciser). Mais ça ne va pas durer éternellement. C’est impossible. Elle finira par découvrir la vérité. Devrais-je le lui dire ? Lui demander pardon ? Au fond, c’est une bonne idée. Sauf qu’après, je devrai lui répondre. La décevoir. Si je mets le sujet sur le tapis, c’est fini. Pleurera-t-elle ? Je ne parviens pas à cerner Sélène. Elle-t-elle forte ? Ou cache-t-elle si bien ses émotions aux autres que même moi, qui l’observe tellement depuis un mois, ne s’est pas rendu compte de ce qu’elle cache ? Je ne sais pas… Tout ça me donne mal à la tête. Peut-être qu’elle finira par oublier. Peut-être. La valse. Marraine est en train de l’annoncer. C’est parti pour cinq ou six minutes d’enfer. Bienvenue dans ma vie.

<3

La valse. Celle sur laquelle Sélène avait écrit un mois plus tôt environ. Marine l’annonçait maintenant au micro. Que se passerait-il ? Peut-être que Léo se préparait à lui avouer son amour… Qui sait ? Peut-être que d’ici une dizaine de minutes, elle serait la plus heureuse des adolescentes sur Terre ?

Les premières notes s’égrenèrent lentement dans la salle de danse. Sélène observait les couples se former un par un lorsque Léo approcha par derrière.

- Sélène ? Voudrais-tu danser ?

- Je… oui, avec plaisir.

La jeune fille avait rougi alors que Léo lui parlait. Sans parler du bégaiement ! Elle se sentait minable, mais cette impression disparut vite quand ils commencèrent à danser. Durant les deux ou trois premières minutes, les jeunes gens n’échangèrent pas un mot. Sélène par timidité, Léo sans doute par gêne. Celui-ci finit tout de même par craquer, au grand plaisir de Sélène :

- Tu danses bien… J’aime beaucoup cette valse. Il paraît que Marine l’a écrite pour moi quand je suis né, en remerciement du fait qu’elle soit ma marraine. Sympa, non ?

- Euh… Oui. C’est cool d’avoir une chanson pour soi.

Inutile de dire que le moral de Sélène tombait en chute libre. S’il voulait me dire quelque chose en réponse au texte du Miroir du Riséd, il l’aurait fait maintenant. J’en suis certaine. Que ce soit dans un sens ou dans l’autre, pour le meilleur ou pour le pire. Sélène hésitait à lui demander de but en blanc s’il avait reçu son texte, mais la réponse se trouvait sous son nez. S’il c’était oui, il lui aurait donné une réponse à sa question muette, alors à quoi bon ? Ils continuèrent de danser jusqu’à ce que les dernières notes retentissent enfin. Leur conversation n’avait pas été beaucoup plus loin, car ils n’avaient rien à dire.

Dès qu’elle fut libérée des bras de Léo, Sélène courut s’enfermer dans les toilettes. Elle avait besoin d’être seule pour réfléchir. Pourquoi n’avait-il pas reçu son texte ? Pourquoi était-ce si difficile de rester avec lui ? Pourquoi danser avec Léo ne l’avait-elle pas rendue totalement heureuse ? Sélène pouvait répondre à la dernière question sans trop de difficultés : parce qu’elle ne savait pas s’il l’aimait. Mais était-ce la véritable raison ? Et si elle se trompait ? Sélène chassa aussitôt cette pensée de son esprit. Non. Elle ne se trompait jamais. Léo n’avait juste pas reçu le Miroir du Riséd, il ne fallait pas en faire tout un plat. Et pourtant… Non. Stop.

La soirée se termina sans qu’elle ne croise une seule fois les yeux de son âme sœur. Sélène se débrouilla pour ne plus le toucher, et même à peine le voir. Elle était bouleversée par les événements, qui étaient devenus incontrôlables. Ses pensées tourbillonnaient dans sa tête à une vitesse folle, et elle eut parfois du mal à refouler des vertiges. Un mot revenait en boucle : pourquoi ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? La jeune fille décida de le lui demander de but en blanc à l’après-midi jeux suivante ; celle-ci était prévue deux semaines plus tard environ, le 8 juin exactement.

Cette nuit-là, Sélène ne cessa de se repasser les événements en boucle dans sa tête, et elle eut beaucoup de mal à s’endormir.

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