Thrène à la mémoire des victimes d'Hiroshima - Penderecki

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/ZNVHCI6PygY

J’avais 15 ans et j’étais au troisième cycle du conservatoire. Dans l’optique de valider mon diplôme de fin d’étude musicale, je m’étais inscrit cette année-là dans le module « culture musicale », qui devait retracer en une année les principaux courants musicaux du moyen-âge à Pierre Boulez. C’était un cours d’une heure et demie, qui avait lieu une fois par semaine après le lycée, et qui pouvait être particulièrement ennuyeux, moins par ce qu’il abordait que par la manière dont la professeure nous l’enseignait.

 

Tout était très académique. Au début de l’heure, un élève choisi arbitrairement devait évoquer ce qui avait été vu la semaine précédente, un exposé qui était noté en contrôle continu. C’était le seul moment du cours qui était un tant soit peu interactif : après ce court moment de rappel maladroit, sa conférence à elle n’était interrompue que par les extraits musicaux qu’elle nous faisait écouter pour illustrer ses propos. Et épuisé par la journée de cours et les galères quotidiennes, il m’arrivait très souvent de lutter contre le sommeil, regardant le ciel s’assombrir par la vitre sale en rêvant de m’envoler.

 

Le conservatoire de Nîmes avait des locaux exécrables. Divisé en trois bâtiments dans le centre-ville, celui où nous étions était sans aucun doute le pire. Tout en hauteur, sans ascenseur, il y avait à peine assez de place dans les couloirs pour pouvoir se croiser. Tout résonnait, la pratique instrumentale dans les salles miteuses, les bruits de pas dans les escaliers, même les discussions au téléphone du concierge. Les murs étaient fissurés, la peinture écaillée, le plafond pourri. Les pièces étaient grandes, vétustes, comme tout droit sorties d’un autre temps, que l’on aurait mieux fait d’oublier. Il n’y avait aucune isolation, ni de son ni de chaleur : quand l’hiver tombait au soir, comme c’était le cas à cette période, nous étions obligés de garder les vestes pour ne pas mourir de froid. Une légende courait que la structure réclamait de nouveaux locaux depuis 1968 à la mairie, sans succès. Et pour ma part, à la vue de ces bâtiments minables, je suis persuadé qu’elle était vraie.

 

Nous étions arrivés tant bien que mal aux compositions modernes du XXe siècle : ce genre de musique qui fait fuir les néophytes et qui nous était imposé par le jury durant les examens et les concours. La professeure nous avait parlé des premières créations électroacoustiques, l’influence de l’histoire et du contexte sur les œuvres de l’époque. L’ennui était palpable et envahissait l’air froid de la pièce. La tête allongée sur mon bureau, m’endormant alors que j’écrivais mes notes, je luttais contre mes paupières en me mordant les lèvres et en serrant mon crayon autant que je pouvais. Si les passions s’animaient à l’évocation du romantisme, de Berlioz et de l’opéra du XIXe, une fois passée cette période, nous entrions sur des musiques dont les clés étaient bien plus complexes, bien plus lourdes à prendre en main pour les jeunes gens que nous étions. Alors, sans doute pour nous réveiller, la professeure s’est tue et a lancé un CD sans vraiment l’annoncer. Je me souviens juste vaguement d’une légère mise en garde. Faites attention, c’est assez fort! Mais rien de ce qu’elle aurait pu dire ne pouvait me préparer à cette Musique Capsule dont la teinte me semble unique. Car le Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima de Penderecki n’est pas ce qu’on pourrait appeler une musique que j’aime. Les sentiments qu’elle me procure sont bien plus profonds que ça.

 

Dès le premier cri de violon, je me suis redressé immédiatement. Au hurlement des violoncelles, j’avais froissé ma feuille en serrant involontairement mon poing sur elle. La souffrance dans sa forme la plus pure s’échappait des enceintes et emplissait toute la salle, s’infiltrant dans les fissures, remplaçant l’air respirable. J’étais passé d’un état d’hibernation à un véritable sentiment de panique, qui me faisait tourner la tête dans tous les sens à la recherche d’une sortie. En regardant mes camarades, je compris bien vite que j’étais le seul à réagir aussi intensément à ce que j’entendais, comme si j’étais le seul à capter la sirène d’alarme. Et il me restait encore sept minutes de souffrance. L’angoisse emplissait mes poumons, et rêvant de retrouver le silence, je glissais discrètement mes mains à mes oreilles. Le son était trop fort, il me faisait physiquement mal de manière monstrueuse.

 

L’effroi laissa la place à un épuisement pur et simple après plusieurs minutes. Le thrène avait déclenché en moi une véritable lutte intérieure qui m’abandonnait sans armes. Mais imperturbable, la professeure continuait l’écoute du morceau, jusqu’à sa fin. Dès lors, je n’ai strictement plus rien entendu de la suite du cours. Dès que j’ai pu, je me suis roulé en boule comme un animal apeuré dans la voiture de mon père, m’endormant dans le plus calme et le plus apaisant des silences qui surviennent après la tempête.

 

Je n’ai plus jamais réécouté cette œuvre en entier depuis. Mais parfois, j’y repense. Comment des sons de violons, si familiers, ont-ils pu me provoquer une telle crise de panique ? Alors, j’ai regardé la partition, analysé sa composition, son contexte, bien après ces cours dont je n’avais rien retenu. Mais je n’ai plus jamais pu me replonger dans une écoute totale de la pièce. Au bout de trente secondes, ce souvenir fugace d’un authentique sentiment d’angoisse qui m’a renvoyé dans les plus sombres parties de mon esprit me revient en mémoire. Et la peur, la véritable peur comme on n’en ressent plus dans notre monde moderne, me force à arrêter pour reprendre mon souffle. De toutes les Musiques Capsules, seule celle-ci a des teintes pareilles. Elle mérite sa place au même titre que toutes les autres rien que pour cela.

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