T pour Traître

Par Jowie

T pour Traître

 

— Papiers !

La voix portante du greffier chargé du recrutement résonnait à chaque fois qu'un nouveau candidat se présentait à son bureau qui n'était, en réalité, qu'une superposition de caisses et de planches.

Trempé de sueur, Agnan ne tenait plus en place. Tel un poisson hors de l'eau, il gigotait et se tortillait. C'était bientôt leur tour : il ne restait plus que deux hommes devant eux. Sgarlaad, avec sa placidité habituelle, avait tenté de le rassurer, ce qui n'avait pas empêché la culmination de sa nervosité.

L'ex-Sylvain s'apprêtait à tranquilliser son ami derechef lorsqu'il faillit perdre son équilibre, ayant été bousculé par un homme qui, en s'invitant impoliment dans la file, les avait dépassés. Le cheval gris de Sgarlaad recula, manquant de cogner un candidat d'un coup de fessier. Recette miracle : Agnan, oubliant complètement sa crise de nerfs, sentit son demi-pouce de cheveux se hérisser sur son crâne. C'était quoi, son problème, à celui-là ? Chiper la place de ceux qui poireautaient depuis trois quarts d'heure ; inadmissible !

Disposé à rouspéter, Agnan remontait ses manches quand Sgarlaad le retint par l'épaule.

Le goujat qui les avait devancés leur souriait, rayonnant, si bien que ses yeux ressemblaient à des « C » renversés. En remarquant les armoiries du Blodmoore cousues sur son veston, Agnan sut que ce bonhomme-là ne lui plairait pas. Et quand il vit Voulï rabattre ses oreilles en arrière, il sut qu'il n'était pas le seul de cet avis.

— Sgarli, mon ami ! s'exclama l'impertinent. Ravi de te revoir ! Bien dormi dans ton... moulin, c'est ça ? Écoute, j'ai été contraint d'abandonner ma file pour venir en aide à une jeune demoiselle. J'espère que ça ne te dérange pas si je me joins à toi ?

Un peu absent, Sgarlaad hocha la tête. Cette attitude consterna Agnan : comment pouvait-il supporter ce pantin qui le surnommait « Sgarli » ?

— Merci, je savais que je pouvais compter sur toi, enchaîna l'effronté avec verve.

— Et vous, vous êtes qui ?

Agnan estimait qu'il avait tous ses droits de connaître l'identité du malotru qui avait osé les dépasser, quoiqu'il avait déjà sa petite idée.

— Je m'appelle Errmund. Enchanté. Sgarlaad ne t'as pas parlé de moi ? Même pas une anecdote ?

Au contraire, Agnan savait énormément à son sujet. Errmund était l'ami d'enfance de Sgarlaad, avec qui ce dernier avait gambadé dans les steppes et bâti des châteaux de neige. Séparés aux prémices de la puberté, les deux camarades de jeu s'étaient perdus de vue.

Il était difficile de se représenter leur ancienne complicité alors qu'ils se tenaient à une coudée l'un de l'autre, aussi dissociables que l'eau et le feu. De la même stature que l'ex-Sylvain, Errmund, de quelques années son cadet, exprimait jovialité, fraîcheur et charme. Avec sa toilette si peu conforme aux normes nordiques, sans doute jouissait-il d'un vif succès auprès des femmes. Il avait tout l'air d'un Einhendrien avec ses cheveux noirs coupés courts, son menton lisse et sa parfaite maîtrise de la langue prédominante. Ses yeux, cependant, comme ceux d'Agnan et Sgarlaad, étaient bridés.

En le reluquant de haut en bas, Agnan se demandait si une trace de ses origines subsistait en lui, mis à part sa taille et le pli de ses paupières. Même ses joues lui paraissaient trop pâlottes.

— C'est qui, le petit ? voulut savoir Errmund en pointant Agnan du doigt.

Ce dernier, ne se considérant pas « petit » du tout, se fit un plaisir de lui montrer les crocs. Fille-Sans-Nom avait déteint sur lui... D'ailleurs, où était-elle passée ?

— C'est le fils d'un ami, rétorqua laconiquement Sgarlaad. Agnïnwur Gregsun Didherjov.

— Ah ! Il vient du sud du Mikilldys, pas vrai ? Son nom est d'un typique !

Par tradition, les Mikilldiens habitant à proximité de la frontière einhendrienne se donnaient des noms à trois particules. Précédé par le prénom, le patronyme était à la base composé du nom du père, ainsi que celui d'un aïeul célèbre. Au fil des générations cependant, les dénominations s'étaient altérées, incluant les prénoms de n'importe qui pour n'importe quelle raison, si bien que retracer un arbre généalogique était devenue une tâche laborieuse pour les descendants.

L'extravagance des patronymes venait du fait que les ancêtres d'Agnan désiraient se démarquer de leurs voisins les Langues Alanguies – l’appellation attribuée à qui ne parlait pas le mikilldien –, à qui leurs compatriotes ne cessaient de les comparer pour les taquiner.

Depuis, de l'eau avait coulé sous les ponts. Ces histoires de chamailleries dataient d'une époque lointaine, de quand les Nordiques étaient encore nombreux et libres.

— Papiers !

Impavide, Errmund s'avança et salua le greffier, si petit que son menton crochu l’aidait à se maintenir au-dessus de la table. En voyant ce candidat si sûr de lui, l'homme-enfant fit un bond, l'attrapa de justesse par le col et, le tirant vers le bas, lui confia :

— Vous avez une bonne tête, vous, mais vous êtes si grand que vous me donnez le vertige, Barbare.

Errmund enleva délicatement les mains potelées qui s'étaient resserrées autour de son cou.

— Quelle perspicacité, monsieur ! Vraiment, je suis admiratif.

Le petit homme, dont le début de calvitie lui prolongeait le front jusqu'à la moitié du crâne, croisa les bras.

— Jolie cape. Où l'avez-vous volée ?

— Vous vous trompez. Elle m'appartient.

— C'est ça. Où sont vos papiers ? trancha le greffier, visiblement pas d'humeur à plaisanter.

— Les voici.

Le recruteur courtaud attrapa l'enveloppe qu'on lui tendait, avant de cligner des yeux en reconnaissant le sceau ; il le brisa, se fondit dans sa lecture, avant de lever un regard suspicieux.

— Serait-ce une blague ? À coup sûr, si vous aviez réellement été pris sous l’aile des Blodmoore, ennemis suprêmes des Barbares, vous auriez au moins dû être...

Il se tut. Anticipant sa réaction, Errmund avait ôté un de ses gants, fier et narquois.

— Cela vous suffira-t-il ?

Choqué, émerveillé, époustouflé, l'homme chargé des inscriptions admirait la chevalière étincelante au doigt d'Errmund.

Ce dernier se racla la gorge et narra avec la voix de la victoire :

— L’épée entourée de camarines noires sur fond rouge. Le sceau de ma famille d'accueil. La duchesse de Blodmoore a été très généreuse envers moi. J'ai grandi dans ses stalles, entouré de ses pages et de ses écuyers ; j'ai joué avec ses fils et je me suis entraîné avec leurs maîtres d'armes. Cette bague m'a été offerte à mon vingtième anniversaire pour prouver que moi, de sang nordique ou pas, je suis un des leurs.

Le greffier l'avait écouté en plaçant parfois son index sur sa bouche, puis son menton, puis sur sa joue.

— Hum, effectivement, vous n'avez aucun accent et votre tenue est impeccable, marmonna-t-il comme si, fondamentalement, il n'avait jamais douté de lui. Il est probable que la duchesse m'ait, par le passé, évoqué un certain Mikilldien prometteur et talentueux. Mais ! Vous comprendrez que mon âme rigoureuse me contraignait à me méfier. C'est la première année que l'on accueille des étrangers ; les règles sont pointilleuses, voyez-vous ? Je ne fais qu'appliquer les lois de l'Abbé.

Alors, il griffonna quelque chose sur un rouleau de parchemin et annonça, en lui offrant une sorte de brassard gris avec un « D » cousu dessus :

— Vos documents sont en ordre. Vous êtes inscrit.

Sans un regard pour Sgarlaad, Errmund s'inclina avec satisfaction et alla rejoindre ses amis einhendriens qui, ayant eux aussi été acceptés par la guilde, patientaient sagement auprès de leurs chevaux.

— Décidément, ton pote d'enfance est un vrai imbécile, maugréa Agnan.

— Je t'avais dit qu'il avait changé, dit Sgarlaad.

— Papiers ! hurla le greffier pour la centième fois, avant que ses sourcils n'éjectassent au sommet de son front. Comment ? Vous deux aussi, vous êtes des Ba... des Nordiques ? Qu'est-ce qui vous prend de tous bondir hors de vos tas de neige, tout soudain ? Le printemps, c'est la saison des Mikilldiens, ou bien ?

— Il n'y a pas de saisons au Nord, fit constater Sgarlaad.

Les yeux du petit recruteur firent un tour exaspéré dans leurs orbites.

— D'accord. Bon. Suivons le protocole. Vous a-t-on cassés ?

En parfaite synchronie, les deux Mikilldiens remontèrent leurs manches et levèrent un coude, pour montrer l'imposant « T » inversé tatoué sur leur arrière-bras. T comme Traître. C'était ainsi que l'on distinguait les étrangers cassés. Marqués à vie, ce terrible symbole leur rappelait qu'à un certain moment dans leur vie, ils avaient tourné le dos au Mikilldys pour le bénéfice de l'Einhendrie. Par un acte décisif, un débourrage, leur volonté avait été fendue en deux ; ils avaient baissé la tête et ils étaient devenus dociles. Ils avaient accepté la selle et le cavalier ; ils ne tiraient plus sur les rênes.

Résolu à passer par tous les étapes du protocole de sécurité, l'homme-enfant sortit un seau d'eau et se mit à frotter les tatouages avec un torchon humide. Comme rien ne s'effaçait, il rangea le seau et exigea leurs lettres de recommandation. Ils en avaient une pour deux.

Agnan pouffait intérieurement. Son tatouage était un faux, dessiné à l'aide d'une encre indélébile, couramment utilisée par les bergers du Mikilldys pour différencier leurs moutons. Si l'on venait à l'apprendre... il n'osait pas imaginer les conséquences.

Le tatoutage de Sgarlaad, en revanche, était un vrai. Dans quelles circonstances il avait obtenu cette marque demeurait un mystère pour Agnan. Poser la question lui venait de temps en temps à l'idée, mais l'ombre de la réprobation de son compatriote l'en dissuadait à chaque fois.

Entre-temps, le greffier avait entamé sa lecture derrière son amas de caisses et, s'en détachant un instant dans l'espoir de croiser le regard haut perché de Sgarlaad, il dit :

— Alors, comme ça, vous étiez Sylvain sous les ordres de sire Flavin, hein ?

Il gloussa en se caressant la lèvre supérieure. Malgré les apparences, sa moquerie était fondée. La Compagnie de Flavin était une troupe sylvaine qui s'occupait de la pointe nord de la forêt de Hêtrefoux, là où le bois frôlait la frontière mikilldienne. Si la majorité des Sylvains chassaient les biches en attendant l'apparition d'un elfe, on ne savait pas exactement ce que fabriquait la Compagnie, parce que sa parcelle n'avait jamais été habitée, même durant l'Ancien Temps. Réputée pour sa médiocrité, cette section de la Sylvanie rassemblait des soldats sans lignée ou distinction, de modestes gens et un étranger : Sgarlaad.

— Tiens, vous avez aussi été garde de prison ? Intéressant, ça. Sire Flavin mentionne également un convers potentiel, j'imagine qu'il se réfère au gringalet, soupira le greffier, dépourvu d'enthousiasme.

Agnan croisa les doigts derrière le dos. C'était son tour de rôtir sur les braises. Il espérait que ce certain Flavin qu'il n'avait jamais rencontré avait joué le jeu...

Vaillant jeune homme. Palefrenier. Talent pour le tir au lance-pierre, aptitudes en cuisine, cita le greffier en trébuchant sur ses mots tellement il riait. Tricot, couture... Eh bien, si ce n'est pour votre expérience en tant que palefrenier, vous auriez mieux fait de rejoindre le cloître féminin !

Agnan balayait le sol des yeux, rouge pivoine. Au moins... c'était la vérité.

— Sire Flavin est un homme de valeur qui mérite déférence, mais je n'approuve pas le choix de ses troupes. Avez-vous la moindre idée d'où votre commandant vous a envoyé ? Le Don'hill est une abbaye de prestige, bon sang ! Regardez-vous : pas d'armure, pas de... c'est quoi ça pour un ours nain ? Un poney ? Ah bref. La pauvreté et la grossièreté de votre technique de combat, à vous les Nordiques, contrebalance les avantages de votre force et de votre endurance. Vous êtes un champ de mauvaises herbes, et je ne suis pas là pour vous défricher.

Même face à la dureté du renvoi, Sgarlaad ne perdit pas son sang-froid :

— Mon maître est un homme de parole, dit-il gravement. Honnête. Respectable. Vous l'avez dit vous-même. Croyez-vous qu'il nous aurait expédiés ici si nous n'étions d'aucun intérêt ? Qu'il aurait gaspillé son temps, son encre et sa cire rien que pour le plaisir de vous importuner ?

Courbé en avant, Sgarlaad semblait s'adresser à un enfant, non pas pour le gronder, mais plutôt pour essayer de le comprendre, voire éponger ses soucis.

— C'est bien joli, les recommandations, contesta l’« enfant », mais ce que je veux, ce sont des faits, des preuves.

Agnan avait du mal à se retenir de lui tirer les oreilles. Les Einhendriens passaient si rapidement ! On consultait leurs papiers et on les inscrivait, un point c'est tout. Aux étrangers, par contre, il fallait toujours leur glisser des bâtons dans les roues et douter de leurs mécènes. Errmund n'avait été accepté en un clin d’œil que parce qu'une duchesse le pistonnait.

Derrière eux, la file manifestait déjà son impatience.

— Laissez tomber, Barbares ! Le Don'hill ne vous veut pas, compris ? Cédez la place aux civilisés !

Ignorant les injures qui se poursuivaient dans son dos, Agnan défia le greffier :

— Vous avez parlé de preuve ? D'accord. Nommez-la.

— De la détermination. C'est bien. Puisque vous insistez, montrez-moi votre épée, dit recruteur en se tournant vers Sgarlaad. Voyons voir ce qu'elle dit de vous.

Sgarlaad s'exécuta. Il détacha son fourreau de sa ceinture et le posa sur la table en renversant un verre de mauvais vin à peine servi au greffier. Il s'excusa, puis dégaina une épée aussi fine qu'un ruban. Plate et pointue à un angle obtus, l'arme était rouillée, effritée, mordue, si bien qu'elle ressemblait davantage à une vieille scie, voire un squelette de poisson.

— Ma parole, souffla le greffier.

Les iris clairs de Sgarlaad s'immobilisèrent.

— L'épée neuve n'a rien prouvé, celle en miettes demande à renaître.

— Proverbe barbare ?

— Oui.

— Mmh.

L'Einhendrien parcourut la lettre de recommandation à nouveau, pensif.

Obéissants, serviles, fidèles, appliqués... Sire Flavin ne dit que du bien de vous et vous a fourni un cheval sylvain. Hm. Êtes-vous conscients que, quoique vous fassiez, vos origines vous empêcheront d'être officiellement reconnus comme membres du Don'hill ?

— Tout à fait, répondirent les Nordiques en chœur.

Le greffier leur tendit deux brassards et leur chuchota :

— Bienvenue, alors. Gardez en mémoire qu'à la première dysfonction, le châtiment sera drastique. Pour vous comme pour moi.

Les deux Mikilldiens firent une révérence, un poing fermé sur le cœur. Ce n'est qu'en quittant la file avec leurs montures qu'ils se permirent d'abandonner leur sérieux et d'échanger une mimique complice et soulagée. La première bataille avait été gagnée ; il était temps de s'enhardir pour les suivantes.

— M. l'Abbé !

Une horde de voiles flottants noirs et blancs envahit les lieux, passant juste sous le nez des Mikilldiens. C'étaient des nonnes, recouvrant une panoplie d'âges et de tailles, mais toutes pratiquement pareilles dans leur accoutrement.

— M. l'Abbé ! aboya l'une d'entre elles, trapue et rosie en assaillant le petit greffier. Nous avons une petite nouvelle !

Agnan écarquilla les yeux. L'Abbé qui formait, éduquait et nommait les moines armés du Don'hill, c'était lui ? Ils n'avaient donc pas eu affaire à n'importe quel greffier, mais à l'Abbé en personne ! Qui l'aurait imaginé si... minuscule ? La sobriété de sa tenue de soldat n'aidait pas non plus à le distinguer. Il portait une cape ardoise usée qui traînait à terre. Sur son torse reposait une pierre simple taillée en œil de mouche, une sphère à mille facettes.

— Tu savais, toi, avant de faire la file, que c'était l'Abbé ? souffla Agnan en donnant de petits coups de coude à son compagnon.

Sgarlaad se tourna à peine vers lui.

— Oui, sire Flavin me l'avait décrit pour que je remette la lettre à lui et à personne d'autre.

— Tu savais qui il était depuis le début et tu m'as rien dit ?

— Non.

— Félicitations, grommela l'Abbé à l'intention des nonnes. Maintenant, Sœur Naimée, emmenez vos consœurs et fichez-moi la...

— Dois-je vous rappeler que votre accord est nécessaire pour l'inscrire ? insista la nonne embonpoint. Ce sont vos lois, somme toute...

— Bah, trou de mémoire. C'est qu'elles sont rares, les entrées au monastère féminin. Bon, fit-il en s'écartant du bureau et en traînant une épée disproportionnée à sa ceinture. Où est votre nouvelle proie ?

Les nonnes dispersèrent leurs rangs et s'orientèrent, telles des girouettes giflées par la bise, vers une créature chétive et capuchonnée qui s'accrochait à sa cape souillée comme si l’on allait la lui voler. Troublée par l'attention qui se braquait sur elle, la pauvre fille semblait chercher qui avait parlé en dernier. Puis elle remarqua les Nordiques.

« Eh bien, la voilà, Fille-Sans-Nom ! songea Agnan, très heureux de la revoir. Alors comme ça, pendant que nous avions le dos tourné, elle s'inscrivait au couvent ! Sgarlaad était si convaincu de sa défection, je vais bien m'amuser à le narguer. »

Une bonne sœur traîna la jeune fille devant l'Abbé, qui bâillait discrètement.

— Mmh oui, bon choix, marmonna-t-il en farfouillant dans sa paperasse. Comment s'appelle-t-elle ?

Agnan vit Fille-Sans-Nom se mordiller la lèvre inférieure. Pourquoi tenait-elle autant à l'anonymat ? Refuserait-elle encore de révéler son prénom ? Se pouvait-il qu'elle n'en eût réellement aucun ? Mentir était facile, mais vivre avec le mensonge ne l'était pas.

— Son nom est Bronwen, dit platement Sgarlaad, comme s'il s'agissait d'une évidence.

Paisible malgré l'expression estomaquée de la baptisée, le questionnement placardé sur le visage d'Agnan et le silence de mort des moniales, Sgarlaad semblait inconscient de la perplexité qu'il avait semée.

Seul l'Abbé ne paraissait pas affecté.

— Bronwen ? Original, mais pas trop. Écris ton nom ici, Bronwen, si tu le peux. Oui, à côté de la date.

Les doigts de Fille-Sans-Nom rayèrent lentement le parchemin, ses doigts maladroitement enroulés autour d'une plume de cygne.

L'inscription achevée, elle fonça sur les Nordiques, profitant de la liberté que lui procurait l'entretien de ses geôlières avec l'Abbé.

— Pourquoi Bronwen ? les pressa-t-elle à voix basse.

— Oui, pourquoi Bronwen ? renchérit Agnan en se tournant, accusateur, vers son compatriote. Tu aurais pu choisir autre chose, non ? Si tu m'avais consulté, je lui aurais donné un meilleur prénom ! Sgarlaad, tu fais n'importe quoi !

— Qu'est-ce qui... Pourquoi tu dis ça ? s'affola Fille-Sans-Nom.

Du haut de ses six pieds cinq pouces et quelques, Sgarlaad soupira et dit, le plus posément du monde :

— Chez nous, Bronwen signifie seins blancs.

Voulï s'ébroua et Agnan se demandait si ce n'était pas sa façon de rire.

Les moniales vinrent chercher Fille-Sans-Nom. Atterrée et pâle comme la Mort, ses bras maigres croisés sur sa poitrine, celle-ci se laissa emporter sans la moindre résistance.

Agnan regarda les robes noires et blanches s'éloigner et se confondre avec les dalles en damier.

— Tu n'as vraiment aucun tact. Tu le savais, ça, Sgarlaad ?

 

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Isapass
Posté le 20/01/2020
Oh, si je ne me trompe pas, c'est le premier chapitre qui n'est pas raconté du point de vue d'Eléonara ? Enfin si on excepte le passage du point de vue des oiseaux :)
Ceci dit, je le remarque mais ça ne me gêne pas du tout : je suis d'avis d'adopter les points de vue qui arrangent l'histoire, et il aurait été dommage de rater ce savoureux dialogue entre les nordiques et l'Abbé ! En plus on apprend pas mal de choses : l'affectation un peu particulière de Sgarlaad parmi les sylvains, la signification de l'expression "cassé", le fait que Agnan et Sgarlaad ne viennent pas du même endroit... Je me demande si ça va avoir une incidence, le fait que les arbres généalogiques des Mikilldiens soit difficilement fiables... Peut-être qu'Agnan et Elé sont frères et soeurs ?! XD
Le personnages de Errmund est haut en couleur : on a très vite envie de le détester !
OMG : Brownen = Seins blancs ?! Mais qu'est-ce qui lui a pris à Sgarlaad ?! En tout cas ça m'a bien faite rire !
Jowie
Posté le 20/01/2020
C'est juste, mis-à-part celui des oiseaux, on n'a pas trop vu d'autres PDV à côté de celui d'Eleonora ! C'est super si ce changement ne t'as pas dérangé et que tu aies apprécié ce passage ! C'était la seule manière dont je pouvais transmettre ces informations sur Agnan et Sgarlaad, tout en faisant avancer l'histoire.
Eleonara et Agnan, frères et soeurs ? xD ça serait très drôle ! (Je vois le potentiel de la série Hêtrefoux en tant que soap opera. En fait, tout le monde est lié et Sgarlaad est la maman des deux autres xD) Non non, soit rassurée, ils ne sont pas frères et soeurs. Le concept de leurs arbres généalogiques n'a pas plus de poids pour l'instant, mais il en dit déjà quelque chose sur leur sentiment d'identité. Mais peut-être que quand on visitera leurs contrées, on en apprendra plus ? à voir ^^
Yeah, on est d'accord, Errmund est un glorieux abruti xD
Oui, Bronwen veut littéralement dire "Seins Blancs" :D Ne t'inquiète pas, ce n'est pas la fin de cette affaire; Eleonara compte bien confronter Sgarlaad à ce sujet; tu sauras alors le pourquoi du comment! (Oui, ridiculiser mes personnages est un hobby à moi)

Merci pour ta fidélité et ton dévorage de chapitre, ça fait vraiment plaisir ! J'espère que la suite continuera à te plaire !
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