Stockholm à Teignmouth

Par Raph

Après les cours, j’ai roulé vers le centre-ville d’Inchwood pour aller voir le thérapeute, une certaine docteur Dinh, dont ma mère avait griffonné l’adresse dans un coin de mon cahier. Elle avait essayé de me convaincre que c’était important de retrouver le sommeil, qu’il n’y avait pas de honte à parler à en psy. Je n’avais pas compris pourquoi elle avait l’air aussi persuadée que je refuserais ou m’énerverais ; après tout, j’en n’avais pas grand-chose à faire. Et puis je me suis dit que c’était peut-être pour ça qu’elle s’inquiétait, en fait. J’étais devenu apathique, désintéressé de tout. Seuls, parfois, les éclats de voix de Louise, les prunelles blanches de Jason ou les paupières d’Orion étaient encore capables de me faire lever les yeux.

Ça m’a frappé d’un coup : j’étais devenu vide aussi, à force d’être confronté au manque de sommeil, aux airs confus de Jason, aux efforts de ma mère pour communiquer avec lui, au désabusement furieux d’Orion, à ces créatures et leurs fausses écorces qui me tourmentaient toutes les nuits.

C’est à ce moment-là que la secrétaire a appelé mon nom. J’ai arraché mon corps de toutes ces pensées, ai quitté la salle d’attente et serré la main à la psychologue. J’ai raconté, en substance, le retour miraculeux de Jason, la détérioration de mes nuits, mes hallucinations. Passé sous silence tout ce que m’avait raconté Orion, parce que je savais que dans ce bureau aux murs blancs, ses élucubrations n’auraient pas résonné de la même manière que lorsqu’elles sortaient de sa bouche, entre les rayons muets de la bibliothèque de la faculté. Quand j’ai fini, le docteur Dinh m’a jeté un long regard. Elle a baissé la tête, tapé quelques lignes sur son clavier, grommelé à mon intention :

– Vous faites de la paralysie du sommeil. Tout y est : hallucinations sensorielles pendant l’endormissement, sensations d’étouffement et d’immobilité, impossibilité de se réveiller. Pas un truc dangereux, c’est même assez commun chez votre génération d’angoissés. La vôtre est plutôt sévère, mais rien qui ne s’efface devant quelques anti-dépresseurs. Voilà votre ordonnance.

J’étais parti avec, serré au creux de mon poing, ce passeport pour les vallées de Morphée. Mais cette nuit-là, malgré l’assommement provoqué par les pilules, malgré les conseils du docteur qui m’avait préconisé de ne pas dormir sur le dos et de méditer avant de m’allonger, la silhouette était toujours là, plus détachée, plus intense encore. Ça faisait longtemps que le doute ne le déguisait plus, que l’ombre avait coulé de ses mains. C’était bien Jason. Lui et son silence abyssal, ses pupilles blanches comme un ersatz de constellation. Et toujours, au front, les longues ramures, qui à la base lui faisaient des bosses rugueuses, étiraient son crâne.

Au petit matin, je me suis dit, en sentant l’épuisement peser sur ma nuque, que si je ne trouvais pas vite comment me défaire de ces cauchemars, je n’étais pas sûr d’être capable encore de vivre une vie normale.

J’étais donc d’une humeur de chien ce matin-là, et ça a empiré quand, interrompu dans mon sempiternel café matinal par la sonnerie de la porte d’entrée, j’ai trouvé Emily sur mon perron. Je suis resté figé quelques secondes, à essayer de comprendre ce qu’elle faisait là. Elle m’a salué distraitement, jetant de très peu subtiles œillades à l’intérieur de la maison.

– Tu… cherches Louise ? j’ai demandé au hasard.

– Qui ça ? Non, non, je me suis dit qu’il fallait que je te rende visite, ça fait très longtemps qu’on n’a pas discuté, tous les deux.

J’ai fouillé dans mes souvenirs, mais je ne me rappelais pas avoir déjà eu une conversation avec elle auparavant. J’allais dire ça, quand j’ai vu qu’elle se balançait impatiemment d’un pied sur l’autre, attendant que je la fasse entrer. Je lui ai tenu la porte ouverte et elle m’a dépassé d’un pas volontaire, tournant la tête vers tous les recoins de la pièce. Elle commençait déjà à me taper sur les nerfs.

– Jason n’est pas là. Il ne rentre jamais dans la maison.

– Ah… a fait Emily, avant de se reprendre : je veux bien un café aussi, s’il te plaît.

Elle m’a envoyé ce sourire dont elle savait qu’il renversait le cœur des gens, mais aussi tôt le matin, ce genre de trucs était inefficace sur moi. Je me suis traîné dans la cuisine pour lui préparer son café en pensant au meilleur moyen de la mettre dehors. Quand je lui ai tendu sa tasse, elle me regardait à peine, ignorant mes maigres tentatives de lancer une discussion et continuant à scruter chaque détail de ma maison comme s’il dissimulait Jason. Est-ce qu’elle partageait simplement la curiosité du village, ou est-ce qu’il y avait quelque chose de plus ?

– Il s’assoit sur le perron, je lui ai expliqué, quand il vient ici. Il s’assoit et il regarde la forêt.

Elle a dirigé sur moi une moue pensive. Plus besoin de cacher la raison de sa venue, elle cherchait simplement à en savoir le plus possible sur l’étrange garçon recraché par la forêt. J’étais déjà irrité, je commençais à être sérieusement en colère.

– C’est probablement un syndrome traumatique. C’est ce que mon père dit, en tout cas.

– Comment ça ?

J’ai presque aussitôt regretté d’avoir posé la question, parce que la voix d’Emily m’était de plus en plus désagréable.

– Le fait qu’il vienne si souvent chez toi. Tu habites dans la maison la plus proche de la forêt. Mon père dit qu’il essaie de se rapprocher le plus de ce qui l’a traumatisé. La forêt lui a refilé le syndrome de Stockholm.

– Pourquoi il ne va pas directement dans la forêt, alors ?

– Bien sûr. Elle a roulé des yeux. Comme si sa famille allait le laisser s’approcher d’un arbre. En plus, je sais que ta mère surveille Jason quand il est chez toi, pour s’assurer qu’il ne s'éloigne pas de la maison.

J’ai pensé à la silhouette aux ramures à l’orée de la forêt. Elle n’avait pas tort. Ce n’était peut-être pas lui ; peut-être que ce n’était personne.

– Peut-être que je l’aiderais à faire le mur un de ces jours, je réponds crânement. Ce n’est pas comme s’il allait re-disparaître en posant un pied dans la forêt.

– Hm. Si tu veux mon avis, il ne va pas rester longtemps dans les parages. Il a un truc qui a vrillé, là-dedans.

Ce n’était pas sa faute ; Emily était irrespectueuse et désagréable, mais la fureur qu’elle provoquait en moi était, je le sais, disproportionnée. Je me suis levé. Ai essayé de parler d’une voix posée.

– Je dois aller en ville. Je ne veux pas te virer, mais…

J’ai laissé ma phrase en suspens. Bien sûr que je veux la virer, a dit ce petit silence. Elle est restée assise, m’a jaugé quelques secondes. Sa bouche s’est tordue en une petite moue ; je n’allais rien lui apprendre de plus.

– Très bien, a-t-elle fini par lâcher en se redressant. Je vois. À bientôt, Mike.

Elle a passé le seuil sans attendre que je lui ouvre, sans fermer la porte d’entrée derrière elle. J'ai hésité à lui crier que je ne m'appelais pas Mike mais au fond, elle l'avait sûrement fait exprès. D’exaspération, je me suis jeté dans le canapé.

Je ne me suis redressé qu’à l’arrivée, vingt minutes après, de Louise qui descendait les escaliers en traînant des pieds et en bougonnant en « bonjour » ensommeillé. Elle s’est fait couler un chocolat, m’a réchauffé ma tasse de café froid, et s’est installée dans le fauteuil à côté de moi.

On est restés immobiles quelques instants, à goûter les volutes chaudes de nos mugs et les bruits du soleil matinal qui passaient le seuil ouvert. La forêt à côté s’étirait lentement, rentrait les ombres qui s’étaient échappés d’elle pendant la nuit ; le terrain bruissait de contentement sous les caresses de l’aube et ses rayons si dorés qu’ils en devenaient presque roses. Le silence entre Louise et moi était toujours aussi reposant, léger, plein des mots qu’on n’avait pas besoin de prononcer.

Il y a encore eu des pas sur le seuil, et j’ai pensé que si Emily revenait à la charge, j’allais avoir du mal à ne pas me mettre franchement en colère. Mais c’était Jane. Elle a passé le seuil sans même toquer, a débarqué en trombe dans notre salon, a posé un regard absent sur nos pyjamas et nos mines bouffies de sommeil, s’est à nouveau cognée à la lampe – mais il y avait quelque chose dans son visage de si blême, de si grave, que je n’ai pas du tout eu envie de rire cette fois.

– Lyce, Louise, elle a dit d’une voix qui vibrait d’urgence. Est-ce que Jason est chez vous ?

Louise et moi, on s’est regardés.

– On ne l’a pas vu depuis hier, a fait Louise. Pourquoi ?

– Merd... Zut. Il n’est pas chez lui, ses parents ont trouvé sa fenêtre ouverte ce matin. Je suis venue ici directement, mais peut-être qu’il est en train d’errer dans la rue. Ce qui nous inquiète, c’est que M. Stern est passé au commissariat juste avant qu’on nous signale la disparition de Jason. Il soutient qu’en se levant cette nuit, il a vu Jason passer devant sa maison. J’ai peur qu’il ne soit parti vers la forêt. Tout ce que vous pourrez me dire sur lui me sera utile, les enfants.

Louise a secoué la tête, à moitié pour signifier qu’elle ne pouvait pas l’aider et à moitié pour désapprouver l’utilisation du mot « enfant » pour la désigner. J’ai pensé à tout ce qui me courait dans la tête depuis la réapparition de Jason.

– Heu… j’ai fait.

Et j’ai raconté, avec une voix empressée et brouillonne, la silhouette de Jason dans le champ. Et je n'ai pas réussi à m'arrêter de parler ; j'ai ajouté qu'après tout, c’était peut-être une hallucination, parce que ma psy m’avait dit que l’épuisement dû aux paralysies nocturnes pouvait en engendrer, alors je comprenais que Jane ne me croie pas, je voulais seulement aider à le retrouver. J’avais pour Jason une inquiétude qui grandissait au fur et à mesure que je déballais tout, parce que je commençais à mesurer la gravité de la situation. J’ai fini en étranglant un peu ma voix. Jane me fixait de son air toujours grave. Elle m’a remercié et est partie en grommelant dans son talkie-walkie.

J’ai soufflé. Jane ne m’avait pas regardé comme si j’étais dingue, et quelque part, ça me rassurait immensément. J’ai pris une gorgée de café, jeté un œil à l’horloge. Louise et moi étions carrément en retard pour nos cours, mais je ne comptais rien faire pour changer ça. De toute façon, j’ai pensé, vu ce qu’il se passait, Orion n’y était probablement pas non plus, alors je ne voyais pas très bien l’intérêt.

Louise m’a sorti de mes pensées en donnant un grand coup de pied dans la table basse. J’ai sursauté, levé les yeux sur elle pour la première fois depuis que Jane nous avait posé ses questions. Elle était furieuse. Est-ce que j’avais fait quelque chose de mal ?

– Merde, Lyce. Merde. Qu’est-ce que c’était, ça ?

– Louise, je sais que ça a l’air étrange, ce que j’ai dit, mais…

– Tu comptais m’en parler quand ?

Elle avait l’air de plus en plus en colère, je voyais son cou tressaillir au rythme des respirations qu’elle s’évertuait à contrôler.

– De quoi tu parles ?

– Je ne sais pas, elle a fait avec ce petit rire méprisant qui précédait toujours ses tempêtes. De tes cauchemars, de Jason sur notre terrain, du fait que tu voies un psy… Tu t’es dit quoi, que je n’avais pas à le savoir ? Que j’étais trop stupide pour comprendre ?

– Bien sûr que non, Louise, je me suis écrié, de plus en plus perplexe. Ce sont juste des cauchemars, ils vont finir par partir. Et puis, c’est comme ça entre nous, on n’a pas besoin de se dire les choses pour se comprendre. C’est ça que j’aime avec toi aussi…

– Lyce, elle m’a encore interrompu, la voix aussi froide qu’un couteau. Tu es mon frère. On est liés par le sang, pas par la télépathie. Ne me fais pas être la dernière à découvrir ce genre de choses.

Elle s’est levée d’un coup, et toujours en pyjama, elle a enfilé ses chaussures et son manteau avant d’ouvrir la porte et de s’arrêter, une seconde, sur le seuil :

– J’ai menti à Jane. La nuit dernière, je l’ai vu. Jason. Il marchait en zigzags devant chez nous. Vers la forêt. Ça m’a terrifiée, alors je ne suis pas allée le chercher. Je ne vous ai pas réveillés. Un jour ou l’autre, c’était évident qu’il repartirait.

Et elle est sortie.

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Alice_Lath
Posté le 16/07/2021
"Bien sûr. Elle a roulé des yeux. " => Ici, l'incise est pas très bien placée, j'ai dû relire pour comprendre que ce n'était pas inséré dans le dialogue
De manière générale, les incises sont un chouïa étranges. Tu ne fais pas les inversions verbe-sujet et certaines comme celle que j'ai citée sont intégrées au dialogue sans passage à la ligne ce qui perturbe la lecture
En dehors de ce petit détail de forme, rien à redire ! Le mystère s'épaissit et j'aime beaucoup le coup de colère de Louise qui la remet dans le coup et l'empêche de devenir une simple figurante. La visite chez la psychologue également était intéressante. J'ignore comment cela se passe aux US, mais je ne sais en revanche pas si elle peut prescrire des antidépresseurs comme ça :) et en cas de paralysie du sommeil et d'insomnies, c'est pas le type de médoc conseillé, ou en tout cas ça me paraît étrange, je ne vois pas trop en quoi ça va l'aider hahahaha
Raph
Posté le 09/07/2022
Hello !
Je réponds avec beaucoup de retard désolé, mais je compte reprendre entièrement ce texte donc je prends soigneusement en compte tes remarques, merci beaucoup !!
Raza
Posté le 13/11/2020
Hello, mon commentaire sera bref : on s'attend à ce départ, on ne sait pas quand, c'est tout, et on est à la foos satisfait d'avoir eu raison et inquiet de savoir la suite... sinon, une typo : les murS blancs. ;-)
Raph
Posté le 14/11/2020
Corrigé, merci !!
Ahah ça n'est pas un rebondissement très original, mais il fallait bien que ça arrive :)
itchane
Posté le 10/07/2020
Hello ! : )

Hooooo, super intéressant ce chapitre,
D'abord l'arrivée du doute fantastique, avec une potentielle explication médicale mais qui ne fonctionne pas vraiment, puis un personnage "à ragots" qui vient tourner autours du personnage histoire de lui mettre un peu la pression et enfin la confrontation avec la sœur.

J'ai beaucoup aimé le fait que le héros était convaincu que son rapport à sa sœur était ultra-positif alors qu'elle, de son côté, était plutôt inquiète et n'apprécie pas du tout le sens que cela a pris. Cette fameuse zone de confort dans laquelle Lyce s'était installé en supposant - sans vérifier - que l'autre partie était à l'aise aussi, c'est très bien vu ^^

Deux petits points :
• Je ne suis pas sûre d'avoir parfaitement compris : Emily fait exprès de se tromper de prénom en appelant Lyce "Mike" ? J'ai eu un doute là-dessus, peut-être qu'une petite phrase de réaction intérieure du personnage pourrait clarifier la chose ?
• Le paragraphe d'explication de Lyce à la policière, juste après le "Euh... j'ai fait.", je n'ai pas bien compris à quel moment les explications orales s'arrêtaient pour devenir des réflexions intérieures du personnages et de fait je ne suis pas sûre de la quantité d'infos données à la policière. J'ai d'abord cru que seule la première phrase était orale, et qu'il n'avait donné que l'info d'avoir vu Jason dans le champ. Mais vu la réaction de sa sœur ensuite, j'en conclu que les phrases suivantes sont aussi du dialogue indirect ? Ce n'est pas hyper clair peut-être... à voir ^^



En tout cas le mystère ne désépaissit pas, trop bien : )
Raph
Posté le 14/07/2020
Hello !!
Merci encore pour ton retour aussi gentil ! Je suis content que cette incompréhension entre Lyce et sa soeur soit claire, je voulais vraiment jouer sur le point de vue du protagoniste pour montrer qu'il n'est pas tout à fait un narrateur totalement fiable :)
Et tu as tout à fait raison sur les deux points, je les ai rectifiés, merci !
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