Space-hikers

Space-hikers

Plus le dîner passait et plus Ulys baissait sa garde. La discussion à bâtons rompus, les rires des convives et les plats chauds avaient eu raison de ses derniers soupçons. Personne ne pouvait feindre d’être aussi sympa, c’était forcément vrai. Il ne comprenait d’ailleurs pas pourquoi Tan était toujours aussi tendu. Il sentait les sursauts nerveux de sa jambe qui frôlait la sienne. D’habitude c’était lui qui s’agitait comme ça et son frère qui le lui reprochait ! Il hésita à lui faire une remarque, mais préféra laisser tomber, déplorant toutefois que son aîné ne soit pas capable d’apprécier le moment.

Au dessert, Karl reprit le jeu des questions :

– Qu’avez-vous pensé de notre cher capitaine Burningskull ?

Estimant que c’était une question risquée, Ulys se garda de prendre la parole, espérant qu’Oxan ou Tancred aurait une idée pour éviter les pièges. C’était compter sans Teddy.

– Il a un regard tordu à cause de ses yeux de couleurs différentes, déclara-t-il entre deux cuillérées de crème au chocolat.

Paddy faillit s’étouffer en avalant sa bouchée de travers.

– Il nous a donné un appartement là-haut et nous a autorisés à rester, esquiva Tan.

– À l’étage au-dessus ? s’écria Karl. Sérieux ? Vous êtes vernis ! Personne n’y a jamais logé, je crois.

– Non, intervint Livingstone, c’est que pour le capitaine.

– Nos cabines sont très bien, de toute façon, dit Diego.

Tous les adultes approuvèrent.

– Il nous a demandé si nous étions des space-hikers, raconta encore Teddy en passant distraitement sa fourchette dans ses boucles brunes.

– Je me suis également posé la question quand je vous ai vus débarquer dans le réfectoire, dit Paddy. Mais vous êtes trop bien habillés, et un peu jeunes. Sauf Tancred, peut-être. J’en ai déjà rencontré qui avaient treize ou quatorze ans.

– Mais c’est qui à la fin, ces space-hikers ? demanda Ulys.

– Des gamins sans attaches. Ils sont orphelins ou ils ont été séparés de leurs parents pour différentes raisons.

– Ils voyagent clandestinement sur des vaisseaux, c’est ça ? interrogea Oxan.

– Oui, ils se cachent et se débrouillent pour survivre. Ils débarquent à l’escale suivante, restent parfois quelques jours sur la planète où ils arrivent, puis montent dans un autre transporteur. Et ainsi de suite.

– Qu’est-ce qui se passe si on les découvre ?

Paddy réfléchit en caressant machinalement la pointe de son catogan.

– Ça dépend du capitaine. Certains se sont retrouvés dans des situations assez peu enviables. Forcés à travailler jusqu’à épuisement, par exemple. Il arrive quand même que des gamins finissent par être intégrés à un équipage. Mais la plupart du temps, ils se font débarquer à l’escale suivante. Ce qui correspond de toute façon à ce qu’ils veulent, pour la plupart.

Tous les regards — y compris ceux des adultes — étaient à présent tournés vers Paddy qui avait l’air de bien connaître le thème.

– Brrrr… Ils ont intérêt à rester cachés, du coup ! s’exclama Ulys. Mais qu’est-ce qu’ils cherchent, à bouger tout le temps, comme ça ?

– Alors ça… c’est une question compliquée. Parfois, ils essaient simplement de survivre. Ou ils espèrent trouver une planète accueillante, mais sans argent, ce n’est pas facile de s’établir sur un caillou. D’autres fuient quelque chose.

La voix de Paddy s’était faite plus basse sur la dernière phrase et ses yeux se perdirent dans le vide pendant une fraction de seconde.

– Il y en a beaucoup ?

– Il y a une dizaine d’années, je travaillais sur un petit cargo qui croisait dans la région où nous nous trouvons aujourd’hui. On mettait la main sur des hikers dissimulés dans les soutes après chaque décollage. Et d’autres se débrouillaient probablement pour ne pas être découverts. Le capitaine était un vieux bougon. Il ne les maltraitait pas, mais les faisait tout de même beaucoup travailler. Et il s’empressait de les débarquer dès que nous arrivions quelque part.

– Et Skull, il fait comment avec eux ? interrogea Ulys.

– Je n’en ai jamais vu ici, commenta Bella. À ma connaissance, aucun hiker n’a voyagé sur le WOW depuis que je suis là. Ou bien on ne les a pas trouvés.

– Ben, il y en a eu avant ! s’exclama Livingstone en dévisageant Paddy avec un grand sourire. Par exemple t…

– C’est vrai, interrompit Paddy, nous en avons déniché dans les réserves. Et même une fois dans un hangar, à demi mort de froid. Alors Skull faisait comme pour vous : il leur demandait de participer à la vie à bord, leur donnait une cabine. Il leur proposait toujours de rester avec nous, mais pas un seul n’a accepté.

– Pourquoi ? interrogea Oxan, surprise.

– Il faut croire qu’ils ne se sont pas sentis assez bien sur le WOW ou qu’ils rêvaient d’autre chose… Quoi qu’il en soit, nous n’en avons pas eu depuis longtemps. Et voilà même un moment que je n’ai entendu parler d’aucun hiker pendant nos escales. C’est à croire que l’espèce est en voie de disparition…

– Personne ne les cherche ? interrogea naïvement Oxan.

– J’ai bien peur que non, intervint Bella. Surtout s’ils sont sans attaches depuis longtemps.

Un silence s’installa, chacun songeant à ces jeunes voyageurs auxquels nul ne s’intéressait. Ulys avait du mal à se représenter l’existence de ses adolescents à peine plus vieux que lui, ballotés de vaisseau en vaisseau sans jamais s’arrêter. L’idée lui serra la gorge et aiguisa sa curiosité.

 – Heureusement, déclara Diego pour réchauffer l’ambiance, nous, nous avons nos petits clandestins de luxe ! Avec parents, chat et sale caractère. J’ai pris quelques coups de pieds, tout à l’heure, quand je vous ai ramenés de la réserve !

Les adultes éclatèrent de rire tandis que les enfants protestaient en râlant.