Souvenirs d'enfance...

Par Rimeko
Notes de l’auteur : Je suis de retour ! Rentrée universitaire rime avec reprise de mon asso d'écriture, à mon grand plaisir :P
Nouvelle inspirée d'une carte du jeu Dixit (https://www.faceaujeu.com/473-large_default/dixit-5-daydreams.jpg), mais je ne vous conseille pas de la regarder avant d'avoir fini votre lecture... héhé

Je me rappelle l’odeur de l’herbe coupée.

Sans que je sache pourquoi, quand je me remémore le jardin de mon grand-père, c’est la première chose à revenir à mes sens. C’est une odeur verte, un mélange de fraîcheur et d’une senteur plus profonde, plus vivace, celle de la sève peut-être, ou de la terre dérangée. Si j’inspire à plein poumons, j’en sens presque le goût sur ma langue. Jamais je ne l’ai plus sentie aussi prégnante, aussi envahissante.

Ici, chez moi, dans ma ville, ça sent le bitume chaud, l’asphalte mouillée, et au coin de ma rue, ça sent même les pains au chocolat. L’été, maintenant, je vais à la mer, où le vent emporte le sel, l’odeur des algues et des restaurants de bord de plage. La campagne, je ne la vois plus qu’à travers les vitres bien fermées de ma voiture, au chaud dans l’habitacle poussiéreux. Je ne m’y arrête jamais. Cette campagne-là, de toute manière, elle n’a pas grand-chose à voir avec celle de mon enfance.

Imaginez des champs, des champs de blé blond, ondulants sous le souffle du soleil, des champs à perte de vue. Imaginez des collines, des collines toute douces, moutonnant le long de l’horizon. Maintenant, prenez un bosquet, ou peut-être même une petite forêt, au feuillage ombreux et touffu, une forêt de chênes centenaires et de bouleaux aux feuilles d’argent. Mettez cette forêt sur une des collines, et au centre, tout en haut, nichée au milieu des arbres, ajoutez-y une maison. Une grande maison, deux étages, un toit d’ardoise, de hautes fenêtres. Presque un manoir, en fait. Des marches qui mènent à la porte d’entrée. Des appuis de fenêtres en fer forgé aux arabesques végétales – comme s’il n’y avait pas assez du jardin.

Mais je m’emporte.

J’en étais à la maison. Elle était belle, et grande, et majestueuse même, et elle avait tous un tas de recoins et de passages destinés, m’a-t-on dit, aux domestiques, et j’adorais me faufiler jusqu’au grenier et me jucher sur les poutres de la charpente, au milieu de cette odeur puissante de bois et d’humidité. J’y allais les jours de pluie – sinon, j’étais dans le jardin.

Donc assez parlé de la maison. Sachez surtout qu’autour, tout autour, la forêt s’écartait respectueusement pour laisser place à l’herbe rase, aux allées de gravier et aux sculptures de buis sombre. Une grille sombre encerclait ce havre. J’y passais des heures et des heures, des jours et des jours, à jouer jusqu’au coucher du soleil et même un peu après.

Je me rappelle la rosée du matin.

Je me rappelle le chant des oiseaux.

Je me rappelle la caresse du soleil de midi.

Je me rappelle l’arc-en-ciel des tulipes, plantées en honneur de ma grand-mère, sous les fenêtres de son atelier de peinture. C’était, de tout le jardin, les seules fleurs que mon grand-père entretenait. En-dehors de ce parterre, il tondait la pelouse, il taillait les arbustes et, tous les jours, il s’enfermait pendant plusieurs heures dans son jardin privé. Je n’avais pas le droit d’y mettre les pieds, alors j’y imaginais une floraison magnifique et fragile, une merveille de couleurs et de parfums, frêle comme des ailes d’éphémères.

Un jour, un soir – non, une nuit –, dans un élan de courage enfantin, je décidai de m’y rendre. J’attachais mes draps ensemble, comme je l’avais lu dans les livres d’aventure, et le vent nocturne déployait les pans de tissu blancs sur un scintillement d’étoiles. L’herbe était froide sous mes pieds nus. Les haies au cœur desquelles se nichait le jardin secret formaient une muraille sombre et dense. Le portail grinçait. Le métal me glaçait les doigts.

La vue me glaça le sang.

Je me rappelle. Je m’en rappelle.

Je voudrais oublier.

Au centre du jardin, il y avait grand-père – je le reconnaissais à sa salopette tâchée. Il n’y avait pas de fleurs, pas de parfums, et il n’y avait qu’une seule couleur : orange. Pas de rouge sang, pas de blanc os, pas de vert monstre. Avant, je n’aurais jamais pensé qu’on pouvait haïr cette couleur à ce point. Mais, celle-là, cette couleur-là, elle m’a volé mon enfance.

Elle m’a volé mon grand-père ; elle lui engloutissait tout le visage, lui ouvrait un sourire découpé et frissonnant, lui creusait des yeux comme des orbites noires, sans fonds. J’ai mis des années à comprendre que ce n’était qu’une citrouille – à moins qu’il s’agît réellement de sa tête. Je ne sais pas. Je ne sais plus.

Autour, les ombres se mouvaient. Il y avait des éclats de blanc, après tout, et un peu de rouge, et l’air empestait de l’odeur métallique du sang. Le liquide, épais, presque noir, clapotait doucement dans l’arrosoir, au milieu de ce silence de mort. Devant moi, à la hauteur de mon visage d’enfant, il y avait une gueule énorme qui s’ouvrait, une rangée de dents luisantes dans l’obscurité, une langue qui se tendait pour goûter à ma peau.

La chose qui était mon grand-père a parlé. La plante monstrueuse a vacillé, ses dents se sont éclipsées l’espace d’un instant. Et puis elle a plongé.

Je me rappelle la douleur. Je me rappelle d’avoir crié.

La suite, pourtant, je l’ai oubliée.

Plus jamais je ne suis revenu.

 

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Liné
Posté le 27/09/2020
Bon j'ai triché, je voulais lire une histoire courte, je suis tombée sur ton recueil et j'ai sauté quelques nouvelles. Et puis j'avais très envie de lire ce que tu avais écrit récemment !

Je crois que, dans ce recueil, cette nouvelle-ci me marquera encore plus que les autres. Sans doute parce que tu prends le temps de décrire un décor, de manière à la fois "banale" et poétique, à tel point que je me suis dis "tiens, c'est un joli exercice de style en description sans forcément d'intrigue" - avant de me faire cueillir par la fin. Bref, j'ai senti que ce texte s'enracinait clairement quelque part, qu'il s'implantait solidement en nous pour mieux nous retourner le cerveau là où ça fait mal.

Et puis, c'est sans doute mon militantisme pas mal basé sur la pédocriminalité qui biaise mon interprétation : j'ai l'impression d'avoir lu une histoire racontée par un adulte qui détaille comment, gamin, son grand-père a commencé à l'agresser (dans ta réponse au commentaire sous le mien, je vois que tu parles de second degré et de secrets de famille, donc je suis pas si folle que ça !)

A vite !
Rimeko
Posté le 27/09/2020
Un recueil c'est comme un sachet, y a pas d'ordre ! (dis celle qui est incapable de lire dans le désordre quand elle a une anthologie entre les mains...) Contente de te retrouver en tous cas Liné <3
Héhé, je suis ravie que le retournage de cerveau ait marché ! Je revois encore le changement d'expression de mes camarades d'asso quand je lisais le texte à haute voix haha, ils s'attendaient effectivement à des souvenirs d'enfance tout-lisses-tout-normaux :P J'ai laissé quelques p'tits indices avant (le fait que le narrateur tourne autour du pot, principalement), mais pour une fois que j'avais une idée pour maintenir un suspens... xDD
Non, tu n'es pas si folle que ça, en effet, ça peut se lire comme de l'horreur "normale" ou comme une métaphore (ce qui est le cas de plusieurs films d'horreur autour d'enfants, je trouve), et une métaphore toujours dans les petites fleurs et les licornes, bien sûr ;) Je suis "contente" que ça puisse se comprendre.
Au plaisir de te revoir bientôt !
MelaisHidden
Posté le 21/09/2020
Comme bien souvent, je reste émerveillée devant ta capacité et la manière que tu as de donner une vie si particulière a l'environnement que tu décris, de le faire venir a nous, si bien que sans avoir besoin de faire d'effort, on ressent les sensations et les odeurs que tu décris. Aux premières phrases, tu m'a séduite !

C'est une enfance heureuse, et pourtant, on ressent extrêmement de mélancolie dans ce temps révolu, perdu même.

Je ne suis en revanche, pas certaine d'avoir bien compris ce qui est arrivé au grand père...
Malgré cela je trouve la chute bien amenée, et je relirais a tête reposée pour mieux comprendre cette chute ! <3
Rimeko
Posté le 21/09/2020
Tiens, coucou à nouveau !
Je suis contente de lire que l'entrée dans la nouvelle se faire bien - pas toujours facile de poser une ambiance dans un texte court !
Euh, pour l'enfance heureuse, disons que oui, jusqu'à un certain point xD Jusqu'à la chute de la nouvelle, donc. C'est de l'horreur / du fantastique, si tu le lis au premier degré il faut seulement comprendre que le "jardin privé" du grand-père est un jardin de plantes carnivores et que lui-même est une espèce de créature de cauchemar avec une tête de citrouille. Au second degré... je dirais les secrets de famille en général ?
Merci, une fois encore, de ta lecture et de ton com' tout plein de compliments ! (faut faire attention à mes chevilles quand même :P)
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