Songes

L’humidité et la mousse intensifiaient leur prise sur les lieux à mesure que sa cape dévalait les degrés derrière elle. De sa paume tournée vers les cieux s’échappait la sphère lumineuse maintenue en lévitation par ses doigts gainés de dentelle d’acier. L’éclat bleu tâchait les murs de cette spirale de marches interminables. Astraìa avait le sentiment de descendre dans les tréfonds du Monde depuis des heures. Pourtant le temps pressait. 

Depuis combien de temps ces geôles le retenaient-elles captif ? Depuis combien de jours croupissait-il dans l’insalubrité de ces lieux ? Les Sages l’avaient tenu au secret. Elle n’en n’avait rien su. Elle n’en n’aurait jamais rien su si Mèng ne l’en avait pas informée quelques heures plus tôt. Son amie avait toujours une oreille attentive pour les secrets d’alcôves. Mèng et son don de métamorphose avaient toujours été le premier des atouts de sa manche.

L’obscurité gagnait du terrain, et la jeune femme intensifia la puissance de sa sphère qui doubla de diamètre. D’un mouvement de poignet, elle l’envoya léviter à quelques mètres devant elle et illuminer le chemin qu’elle s’apprêtait à emprunter. Les marches s’achevaient là. Sa descente aux enfers également. Au bout du couloir, l’éclat d’une lanterne colorait la pierre. Astraìa agita deux doigts et la sphère réintégra sa paume. La jeune femme ferma le poing et elle disparut sans bruit. 

Elle inspira lentement, laissant les effluves de moisissure s’infiltrer et saturer ses poumons. Puis expira tandis qu’elle se remettait en mouvement. Quelques mètres plus loin, ce qu’elle cherchait se matérialisa dans sa tunique de coton noir et d’acier. Le garde était seul. La main sur le pommeau de son sabre, il semblait somnolent. Du moins jusqu’à ce qu’il ne repère la présence à sa droite, et ne s’empresse de brandir sa lame bleue en direction de la jeune femme. 

— Halte là ! gronda-t-il de sa voix d’outre-tombe.

Le geôlier la dépassait en tout. Il était plus grand, plus large, plus fort. Sa tenue elle-même semblait bien plus menaçante que la pauvre cape sombre dont elle s’était drapée. Le coton de la tunique du monstre était bien plus épais, et la cotte de maille qui lui recouvrait le buste, le cou, les cheveux et toute la partie supérieure du visage ne souffrait aucune comparaison. La tenue réglementaire de la Garde avait fait ses preuves, et elle en avait été témoin à de nombreuses reprises. Pourtant, il suffit à la jeune femme de débarrasser sa tête de la capuche qui occultait ses traits pour que le géant change d’attitude sur le champ.

— Mes excuses, bégaya-t-il en mettant genou à terre en signe de soumission. 

D’une main il découvrit sa tête à son tour sans jamais relever son regard cerné de khôl jusqu’à celui d’Astraìa. Sabre fiché dans le sol, l’éclat bleu de la lame du garde se refléta dans le diadème d’or qui serpentait autour du front féminin.

— Relève-toi, soldat, ordonna-t-elle. Sais-tu qui tu gardes de la sorte ?

L’homme osa un regard en direction de la porte devant laquelle il se tenait.

— Non, j’ai ordre de ne pas chercher à entrer en contact avec le prisonnier. 

Bien, pensa-t-elle, cela allait simplifier grandement les choses. Il releva le nez vers elle, et à la dilatation soudaine de ses pupilles, elle comprit qu’il venait de voir le reptile onduler dans sa chevelure. Un simple effet d’optique, son diadème n’étant rien d’autre que cela, mais c’était l’effet qu’avait son épiderme sur les métaux précieux. Il leur donnait vie. Le garde baissa immédiatement les yeux pour ne pas lui offrir le loisir d’entrevoir son effroi. Trop tard.

Dans un soupir, elle passa sa paume à quelques centimètres des traits du geôlier.

— Dodo, ordonna-t-elle.

Et le garde tomba lourdement sur le sol de pierre humide. 

Se débarrasser de la serrure ne fut pas bien plus compliqué. D’un mouvement de son gant d’acier, elle la fit sauter. Voilà pourquoi on ne lui avait rien dit, pourquoi on avait agi dans son dos. Ils ne savaient que trop bien que rien ne parviendrait jamais à ralentir sa progression jusqu’à lui. Ils auraient tout aussi pu flanquer cette porte d’une armée composée de milliers d’hommes, cela n’aurait rien changé. Alors un pauvre garde et une simple serrure ? Sérieusement ? Si elle n’avait pas été aussi pressée par le temps, peut-être y aurait-elle trouvé l’occasion de se vexer quelque peu. C’était bien trop simple.

Le battant de la porte claqua contre le mur de la petite cellule, et Astraìa réanima sa sphère qu’elle envoya illuminer depuis le plafond voûté ruisselant d’eaux sombres. Le prisonnier entravé au mur opposé plissa ses paupières sous l’effet soudain de l’éclat bleu après de trop nombreuses heures dans l’obscurité. 

— J’ai failli attendre, crachota-t-il son sarcasme malgré son piteux état.

Son corps épuisé pendait depuis ses poignets retenus contre le mur. Depuis combien de temps était-il suspendu de la sorte ? Le coeur de la jeune femme s’affola d’angoisse et de rage, et les murs de la geôle se mirent a trembler. 

— Désolée du retard, je suis une femme très demandée, répondit-elle sur le même ton. 

De son pouce contre l’acier de ses entraves, elle réactiva le mécanisme qui céda dans un cliquetis, et accompagna l’homme, à présent libre et à bout de force, lorsqu’il glissa jusqu’au sol. Sous les mèches brunes bouclées de sueur, la jeune femme découvrit un front cerclé d’acier lui aussi. Les traîtres ne lui avaient pas laissé la moindre chance. D’un ongle acéré de métal, elle grava quelques signes dans cette énième entrave qui s’illumina de bleu avant de céder à son tour. 

— Il ne faut pas traîner, reprit-elle en passant sa paume à quelques centimètres au-dessus de ses blessures visibles. Ils ne vont pas tarder à remarquer mon absence et donner l’alerte.

La lèvre fendue de l’homme cicatrisa à vitesse accélérée, tout comme cette plaie qui ornait sa tempe, ou encore ses poignets à vif qui retrouvèrent leur perfection de chair après qu’elle les eut survolé de ses doigts. 

— C’est pour ce soir ? interrogea-t-il en cherchant son regard.

Lèvres closes, elle se contenta d’hocher de la tête. Le serpent s’agita un peu plus contre son front. Ils n’avaient pas le choix. S’ils ne prenaient pas la fuite maintenant, alors les Sages le tueraient. Ils le tueraient lui, puisque incapables de la vaincre, elle. Mais la mort de Solaris par les mains des siens provoquerait une guerre fratricide, et c’est sa tête à elle que l’on réclamerait dans le camp adverse. En réparation. La stratégie était éculée mais habile. Elle avait fait ses preuves. 

— Tu es certaine que c’est ce que tu veux ? insista-t-il en lui attrapant le menton pour l’astreindre au contact visuel.

D’autres que lui s’y seraient brulés les doigts. D’autres que lui auraient été foudroyés sur le champ face à tant de témérité. D’autres que lui n’auraient jamais initié pareil geste, point. Elle n’avait jamais inspiré que de la crainte. Il était le premier et le seul à ne jamais la contempler avec couardise. 

— Mèng nous attend sur le Styx, répondit-elle seulement.

Non, ce n’était pas ce qu’elle voulait. Evidemment. Qui pourrait avoir réellement envie de tout abandonner derrière soi au profit d’une vie de clandestinité dans l’inconnu ? Mais elle voulait encore moins de cette existence ici où on lui refusait l’essentiel. Lui. 

— Je ne crois pas être capable de couvrir une telle distance cette nuit, l’informa-t-il à regret.

Si elle était douée pour les plaies superficielles, elle ne pouvait rien pour son épuisement ou encore la faim qui devait lui ronger les entrailles.

— Ça tombe bien, il n’en est absolument pas question, tonna une voix masculine dans l’embrasure de la porte.

Malheureusement, il ne s’agissait pas du geôlier qui dormait toujours à poings fermés. Depuis le mur opposé, l’effroi céda à la surprise.

— Loxias, réagit la jeune femme en se redressant. Je t’en prie, ne m’oblige pas à te faire du mal.

Les traits du nouvel arrivant passèrent de l’amusement affiché à l’étonnement tandis qu’il surprenait le mouvement de sa sœur. Elle venait d’armer son gant de métal.

— Range ça, tu vas finir par blesser quelqu’un, rétorqua-t-il en désignant de l’index le bijou qui couvrait poignet, revers, doigts et ongles de la jeune femme. 

Contrairement à elle, Loxias ne portait pas le sien. Il n’en avait jamais eu un réel besoin. Cependant, sur son front, le serpent jumeau de celui d’Astraìa s’étira paresseusement entre les mèches longues et désordonnées. A pas lents et sereins, elle l’observa approcher. Elle le laissa faire. Qu’avait-elle à craindre de son propre frère ? Pourrait-elle seulement se résoudre à se défendre de lui s’il le fallait ? Il n’était plus qu’à moins d’un mètre. Les murs tremblèrent à nouveau. Loxias jeta un œil inquiet en direction des voûtes qui suintaient toujours plus d’eau sombre. Astraìa suivit son regard. Erreur de débutante. Elle avait baissé sa garde et Loxias venait d’en profiter pour placer sa paume chaude contre la gorge sororale.

L’instant suivant, la geôle était vide, ses occupants s’en étaient volatilisés. La sphère crachota quelques derniers éclats avant de rejoindre le sol pour y disparaître. 



 

*


 

— Astrée, appelait-il en vain depuis trop longtemps.

Elle ne s’éveillait pas. Le corps arc-bouté entre les draps, la tête inclinée en arrière, elle murmurait dans une langue inconnue depuis des heures. Syssoï, qui s’était d’abord simplement impatienté, sentait la panique lui déchirer la raison. 

— Je t’en prie, implorait-il sans le moindre résultat. 

Il avait pourtant été si sûr de lui. Il saurait la ramener. Il l’avait déjà fait par deux fois, il en avait l’expérience. Alors pourquoi résistait-elle ? Pourquoi persistait-elle dans quelque époque, quelque réminiscence qu’elle soit ? Astrée semblait si loin. Astrée semblait perdue. Et Syssoï était impuissant. 

A défaut de mieux, il avait été quérir une serviette humide à déposer sur le front brûlant de la jeune femme. Mais son état ne s’était pas amélioré. Au contraire, les murmures s’étaient fait moins discrets, et bientôt elle hurla ce qui semblait être un prénom. Loxias ? Elle le scandait si fort que Syssoï n’entendit pas les pas précipités dans son dos.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ? tonna un Pâris aux traits ravagés d’épouvante.

Le danseur en lâcha les poignets d’Astrée de surprise. Il en avait pris possession dans le but d’empêcher les ongles de la jeune femme de venir griffer la peau diaphane de la gorge féminine. Quelques lacérations s’y trouvaient déjà. Syssoï, quant à lui, se trouvait acculé contre un mur, l’incompréhension distordant bouche et regard. Comment Pâris pouvait-il se trouver dans sa chambre ? Qui l’avait laissé entrer ? 

— Qu'est-ce que tu lui as fait, putain ? cracha-t-il sa rage à nouveau.

Syssoï ne put s’empêcher de noter la ressemblance entre les deux adelphes. Même regard émeraude, mêmes traits fins, même silhouette fluide. Et même rage sourde et menaçante qu’il avait déjà eu le malheur d’observer chez Astrée. Cette puissance dévastatrice qui semblait émaner du petit corps de la jeune femme lorsqu’elle était habitée de colère, il la contemplait à présent chez son jeune frère qui progressait vers le lit de sa démarche féline. 

— Rien, absolument rien, répondit Syssoï après avoir retrouvé l’usage de sa voix. Elle s’est simplement endormie.

Contre lui. Et dans le plus simple appareil. Mais ces précisions n’avaient pas besoin d’être fournies au jeune homme qui entreprenait d’emmailloter le corps nu de son aînée dans le drap du lit. Le constat était plus qu’évident.  

— Je ne parviens pas à la sortir de son cauchemar, reprit-il en enfonçant ses griffes dans ses cheveux.

L’impuissance visible du danseur n’entama qu’à peine la fureur de Pâris. Pourtant, les gestes tendres et délicats, il entreprit de cajoler cette sœur qui lui demeurait inaccessible.

— Je suis là, Astro. Tu m’entends ? interrogeait-il doucement.

Le corps féminin s’était apaisé entre les bras fraternels, mais pas les monologues dans cette langue si étrange. Astrée, ou qui qu’elle soit en cet instant, pleurait. Pâris se redressa, sa sœur tout contre lui, et extirpa d’une main le téléphone de la poche avant de son jean. 

— Je l’ai trouvé. On rentre, informa-t-il son interlocuteur. 

Benjamin, comprit Syssoï en percevant la voix forte de l’historien par-delà le combiné.

— Appelle-moi, ordonna Pâris avant de raccrocher.

Le danseur ne parvint à saisir l'intérêt d’une telle demande, mais ne s’attarda pas sur l’incohérence des propos tenus par le jeune homme. Il avait d’autres priorités.

— Je t’accompagne, annonça-t-il en s’emparant d’un tee-shirt à enfiler.

— Tu as assez fait de mal comme ça, cracha l’autre plein de dédain.

Pâris lui adressa un dernier regard enragé, puis fit un pas en avant. Un seul. Et l’instant suivant, ils n’étaient plus. Pâris et Astrée avaient disparu.

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Notsil
Posté le 23/07/2021
Coucou !

Bon, cette fois, je crois que je n'ai rien raté :p Très intéressant le passage dans le temps, j'ai un doute sur est-ce le passé, le futur, ou un monde alternatif ?

Et vu comment Syssoï n'arrive pas à la réveiller.... je pencherai pour la 3ème hypothèse. L'apparition de Pâris qui fait le parallèle avec le frère téléporteur, c'est top ! Bon évidemment ça se passe mal avec Syssoï :p D'ailleurs hâte d'avoir son point de vue "bouche bée" ^^ Va-t-il comprendre que son lien avec Astrée est "presque" / autant aussi fort que celui d'Astrée avec son frère ?

Je me demande du coup si on va basculer vers de la mythologie "jumeaux" ^^ D'ailleurs c'était en pseudo Egypte, le truc ? J'ai pensé à ça avec le khôl et le diadème serpent. Pouvoirs super intéressants d'ailleurs ^^

Détail : "Je t’accompagne, annonça-t-il en s’emparant d’un tee-shirt à enfiler."
-> on se doute qu'il ne va pas faire du tricot avec le tee-shirt, je pense que le "à enfiler" est superflu, mais, tu le vois ^^

Bref, je me demande quelle va être la réaction d'Astrée au réveil, est-ce que Pâris va aussi paniquer en voyant qu'elle ne se réveille pas comme il le veut, est-ce que Syssoï va débarquer chez eux, vont-ils se bastonner, quid de Benjamin ? ^^
OphelieDlc
Posté le 30/07/2021
Alors, tout dépend ce que tu entends par "monde alternatif", mais je n'en dirais pas plus.

C'est marrant que tu parles de comparaison entre le lien Astrée/Syssoï et Astrée/Pâris, parce que ma réflexion se porte sur ce sujet, actuellement, sur la façon dont les deux hommes vivent l'omniprésence de l'autre. Mais je réserve cela pour plus tard. Bien plus tard.

Niveau mythologie il s'agit d'un mélange. Le khôl et les serpents s'apparentent en effet à l'Egypte, tandis que le Styx est une référence à la mythologie grecque. On trouvera également les mythologies asiatique, nordique, africaine etc. Mais plus tard. Bien plus tard (je tease haha).

Et tu as parfaitement raison, je m'en vais de ce pas ôter le "à enfiler" ;)
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