Songes

Elle arpentait la pièce. Ses souliers martelaient le sol avec impatience. Ses jupes traînaient derrière elle, suivant ses allées et venues. Au moindre bruit, son regard anxieux et plein d'espoir se braquait en direction de cette porte que Nourrice avait verrouillée des heures plus tôt. Au dehors, la nuit, qui avait étendue son voile noir depuis bien longtemps, rendait impossible toute tentative de distraction par-delà les fenêtres qu'on avait fermé aussi. Que lui restait-il, alors, en dehors de ces cents pas qu'elle effectuait entre ce lit et cette porte ? 

Sa chambre avait beau être vaste et luxueuse, elle n'était rien de plus, en cet instant, qu'une prison dorée dans laquelle on la laissait à son agonie. Elle avait été tellement d'autres choses auparavant. Son lit s'était fait cocon, ces murs, complices, ces fenêtres, espoir. Ces mêmes poutres avaient été les témoins rougissants de ses amours charnelles. Elle avait aimé, ici. Elle avait perdu son innocence, y était devenue femme, amante, aimante. Non, elle n'avait rien perdu, elle avait cédé au contraire. Elle avait offert. Perdre laissait entendre le caractère non consentant de l'acte. On perdait un objet, on le regrettait. Elle ne regrettait rien. Elle lui avait tout offert, n'avait fait que lui rendre ce qui lui appartenait déjà, depuis si longtemps. 

À la simple évocation de ce souvenir, le rouge lui monta aux joues. Elle avait découvert tellement plus que les simples plaisirs de la chair contre lesquels Nourrice la mettait en garde depuis toujours. Elle avait découvert la plénitude, le sentiment d'appartenance, et plus encore l'absolue conviction de n'être rien de plus que la pièce manquante d'un assemblage complexe qu'ils avaient réalisé ensemble cette nuit-là, entre crépuscule et aube. 

Derrière sa porte close, toute la maisonnée s'animait. À la lueur des flambeaux, on avait traversé la cour et pénétré dans la bâtisse avec agitation. Elle n'avait pas été assez rapide, elle n'avait eu le temps que d'apercevoir la fin du cortège, sans en comprendre la raison, ni l'origine. Depuis quand les hommes de son clan se permettaient pareil tapage nocturne ? Célébrait-on quelques bonnes nouvelles ? À cette interrogation, son cœur martela sa poitrine. Elle ne savait que trop ce qui pourrait réjouir ses troupes, elle ne craignait que trop l'objet de leur euphorie. 

N'y tenant plus, et bien qu'elle estimait avoir passé l'âge de ce genre de comportement, elle colla son oreille contre le bois massif de la porte. De l'autre côté, ce ne furent plus les éclats de joie qu'elle avait imaginé, mais des lamentations qui lui parvinrent. Par-delà sa prison dorée, nulle réjouissance, mais un chaos d'indignation et de douleur dont elle ne percevait que des bribes. 

Suffocante d'appréhension, elle se délesta de sa dignité pour frapper contre la porte de ses poings, de ses pieds. Elle appelait, suppliait pour qu'on l'en vienne la délivrer. Elle invoquait Nourrice, mais ce fut la voix de sa mère, dure, froide, sévère, qui donna l'ordre de sa libération. « Laissez-la venir » avait-elle dit. « Cessez de la protéger, Monseigneur. Laissez-la aller et observer ce que sa folie aura engendré. » 

Nourrice avait ouvert sa porte, tête basse, les yeux rouges et la coiffe de travers, et avait refusé de croiser son regard tandis qu'elle la dépassait lentement. La jeune signorina avança avec prudence et crainte en direction de l'escalier menant à l'étage inférieur d'où provenait l'agitation. On pleurait, on hurlait, on en appelait à la vendetta. On invoquait Dieu, on reprenait son « Œil pour œil, dent pour dent », et on hurlait à nouveau. On sortait les dagues des ceintures et jurait de venger le clan, la famille, le Seigneur. 

Le cœur au bord des lèvres, elle discerna d'abord la foule d'hommes en armes, puis les femmes penchées au-dessus de la grande table de banquet. Elles pleuraient, se lamentaient, à grand renfort de cris et de démonstrations visuelles de leur affolement intérieur. 

Elle ne comprit pas tout de suite, pas plus qu'elle ne comprit lorsque le vacarme cessa en même temps que les regards durs et hostiles se braquaient sur elle. Seul son père dérogeait à l'attitude générale. Il ne la regardait pas. Sciemment, il évitait son regard. Elle ne s'expliquait toujours pas la responsabilité qu'on lui prêtait pour cette agitation, jusqu'à ce que la foule s'écarte, et ne lui offre une bien trop grande visibilité sur ce qu'elle occultait jusque-là. 

Dans un hoquet de terreur, elle relâcha ses jupes, et manqua chuter en dévalant les marches restantes. Sa vue se brouilla, le souffle lui manqua, ses membres la brûlèrent, et son cœur, elle en était certaine, venait de s'immobiliser, se décrocher et chuter jusque dans son ventre. Un cri gonfla dans ses poumons, jaillissant des profondeurs de son être en un râle abject et sauvage, presque animal. Elle n'était plus que chair et nerfs que le moindre froissement de tissus sur ses plaies meurtrissait jusqu'à l'âme. 

Elle hurlait toujours lorsque tout son être s'affala sur le corps sans vie exposé là, à la vue de tous, sur la table de banquet. Elle hurlait encore tandis que ses doigts s'accrochaient au tissu soyeux d'un vêtement masculin, et elle hurlait toujours en secouant le cadavre. Non, non, non ! Ouvre les yeux ! Réveille-toi ! Non, non, non ! Ce n'est plus l'heure de dormir ! Je t'en supplie ! Réveille-toi ! Ne me laisse pas seule ici ! Ne m'abandonne pas ! Souillant son vêtement de ses larmes impétueuses, elle ne remarqua pas le sang qui tapissait le tissu, et désormais ses mains, sa joue, ses longs cheveux sombres, et remonta jusqu'au visage aimé, baisa ses traits, ses yeux clos, ses lèvres froides, sans jamais cesser de le supplier d'ouvrir les yeux. Le hurlement se fit plus bouleversant encore lorsque ses jambes se dérobèrent sous elle, et qu'elle acheva sa course au sol, ses robes répandues autour d'elle, la froide main masculine entre les siennes. Une main qu'elle n'avait de cesse d'embrasser entre deux râles à fendre ce cœur qu'on venait de lui arracher. Et finalement, même sa voix vint à la quitter, l'abandonnant aussi sûrement que la raison. 

On tenta bien de la séparer du cadavre, mais toutes ses forces étaient regroupées pour s'arrimer à cette main qu'elle ne voulait plus quitter. Il fallait le mettre en terre, disait-on. Qu'importe, elle irait avec lui. On parlait encore de vengeance, d'honneur, de prendre une vie en échange de celle qu'on venait de leur subtiliser. Mais elle n'entendait rien, elle ne prêtait plus attention à rien. Il lui fallut une gifle d'une violence extrême pour la ramener à la vie. 

La douleur cuisante de sa joue et du coin de ses lèvres roses où perlait déjà une gouttelette écarlate lui rappelait l'existence de son enveloppe charnelle, de ses membres, et de chacun de ses sens. Son regard terne fouilla l'espace, et s'arrêta sur la silhouette épaisse de ce qui fut une mère. Une petite femme qui arracha sa fille au cadavre, et rejeta le corps jeune et fragile au loin. Ramassée contre un mur, elle la vit s'interposer entre le mort et elle. 

— Je vous interdis de souiller sa dépouille de vos mains complices ! éructait-elle en la pointant d'un doigt accusateur. Voilà ce que font ces barbares ! Voilà l'œuvre de votre aimé ! 

Ses traits empourprés de haine se détournèrent de sa fille pour se reporter sur le cadavre de son fils dont elle caressa la joue froide dans un sanglot abject. Cette mère, sa mère, qui la tenait pour responsable de la mort de son propre frère. La jeune fille observa ses paumes tachées de sang. Ces paumes qui avaient aimé, ces paumes qui avaient parcouru, cette nuit encore, la peau d’un meurtrier qu’il n’était pas alors. 

— Retrouvez-le ! Tuez-le ! Et apportez-moi sa tête ! cracha, à nouveau, la matrone. Au lever du soleil, nous aurons deux mises en terre et une union. Vous, ma fille, vous serez donnée au Seigneur Ezelin, et mon pauvre Teobaldo, mon fils unique, sera mis en terre avec la tête de son meurtrier. Traquez-le ! Tuez-le !  



Tuez-le... Tuez-le... Tuez-le... Tuez-le.

 

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Notsil
Posté le 03/04/2021
Coucou !

Oh, un aperçu du passé, encore. Est-ce Aelis, ou une autre ? J'aurais tendance à dire une autre, puisque le frère est mort ici, et qu'il l'attendait pour sa fuite pour Aelis.
Une chose est sûre, il s'agit encore d'amours compliquées ^^

J'ai été un peu déroutée par la scène avec le mort, car j'ai cru qu'il s'agissait de l'amant (et j'imagine que c'est voulu ^^), du coup quand ensuite on apprend que c'est le frère, j'ai bloqué un peu en mode "attends mais c'était avec son frère qu'elle avait une relation en fait ?" et puis j'ai fini par comprendre avec la fin (je crois que je ne suis pas une lumière, ou que parfois, je lis trop vite :p).

Donc, si j'ai bien pigé, c'est l'amant de la fille qui a tué le frère. Et du coup on va la refourguer à un Seigneur quelconque et on va aussi tuer son amant en représailles, classe :p

Je me demande du coup pourquoi le frère et l'amant se sont affrontés. Vu l'agitation du début on dirait un duel entre 2 clans rivaux, mais à quel sujet ? Elle ?

Une chose est sûre, les amours sont compliqués ^^
OphelieDlc
Posté le 03/04/2021
Tu es une lumière ! Et une belle en plus. Tu as tout compris au-delà de mes espérances. Ma super BL m'avait signalé que ce songe n'était pas très clair, et qu'après plusieurs consacrés à Aelis, il portait à confusion. Elle m'avait notifié, également, que le cadavre découvert semblait être l'amant, et non le frère. J'ai donc retravaillé la fin pour que tout redevienne suffisamment clair, et je suis ravie de constater que c'est le cas. Mais, en effet, je vais devoir revoir un peu l'introduction des personnages en amont, afin que la lumière ne se fasse pas qu'à la toute fin, sinon c'est déroutant.

J'ai essayé de glisser un peu d'italien aussi, afin de diriger le lecteur vers la piste d'une jeune femme italienne, et donc pas Aelis. Mais sûrement pas assez. je vais revoir ça aussi.

Pour le reste, oui, tu as tout compris. La mère prétend que l'amant a tué le frère et demande sa tête en représailles. Sa fille sera mariée de force au Seigneur du coin. Et, bingo, ce sont bien deux clans rivaux !
Notsil
Posté le 03/04/2021
Ah oui j'ai vu le signorina mais j'ai pas pensé à l'Italie, vrai qu'avec le prénom du frère ça aurait pu faire tilt.
La confusion peut-être bien aussi, mais c'est à toi de voir à quel point tu souhaites dérouter le lecteur :)
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