Songe Capricorne - Roland Dyens

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/7W2_d2pLxrE

Si vous voulez aller plus loin, voici la version de Peter Tomko :
https://youtu.be/FBDO8uy46gA

J’allais sur mes 19 ans, de nouveau. Car nous retournons ici sur un évènement que j’ai déjà évoqué : un stage de musique perdu dans les montagnes de l’Ariège, alors que je commençais un traitement antidépresseur et anxiolytique assez conséquent, me causant d’étranges vides émotionnels. Un sentiment inexplicable, entre l’annihilation et la dissociation.

 

Cela faisait plusieurs jours que j’étais installé dans ce stage : en à peine une journée, j’avais développé une habitude de travail, des objectifs. Nous avions des emplois du temps stricts et chargés. Nous nous levions tous à la même heure, pour débuter avec des cours communs. Nous enchaînions avec des cours particuliers, et quand ce n’était pas notre tour, il nous était demandé d’étudier seul autant que l’on pouvait. Nous étions dans une immense école privée, avec de longues allées résonnant de toutes sortes de sons et de toutes sortes d’instruments. Si j’étais en classe de flûte, le stage accueillait bien d’autres musiciens. Chanteurs, guitaristes, pianistes, violonistes… Je n’étais qu’un parmi d’autres. Et ceux qui n’avaient pas de chambres pour travailler s’installaient dans les couloirs. Je passais alors entre ces murs, cherchant vainement un espace où j’aurais pu œuvrer tranquillement. Mais cette question, au moins dix stagiaires avant moi se l’étaient posée. Une cacophonie ambiante emplissait le moindre espace du vieux bâtiment froid. Résigné, je m’isolais donc dans des toilettes, posant ma partition sur la chasse d’eau. Le son résonnait entre les murs et l’odeur me détruisait le cerveau, mais je ne trouvais pas l’énergie de m’en soucier. Car tout du jour, tout le temps où je m’efforçais à simplement suivre ce que l’on me demandait, je ne pouvais être affecté par rien. Je n’étais touché par personne : j’étais en béton, solide et inexpressif. Même ma musique, à peine écoutée, reflétait cet état de fait si l’on prenait la peine de le remarquer. Mais au fond de mes toilettes, je n’étais qu’un son de flûte perdu dans un raz-de-marée de musique débordant par tous les trous de ce vieux bâtiment. Comme si, au milieu des vagues, la goutte d’eau n’existait pas.

 

Après le repas de midi, nous avions un temps de pause où tout bruit était proscrit. Pour moi, cela signifiait une heure où j’allais dormir d’un sommeil de plomb. Puis, le travail reprenait jusqu’au soir. Cours particulier, travail personnel, cours commun. Le nez dans ma partition, façonnant mes muscles plus que ma musicalité, j’arrêtais de penser jusqu’au moment d’aller dormir. Mais avant ce moment, il nous restait un dernier devoir. Car dans ce stage, tous les soirs, nous avions droit à un concert. Cela pouvait être une audition où les élèves d’une classe se succédaient, ou une représentation de professeurs, ou bien un spectacle avec des musiciens étrangers du stage, invité spécialement pour nous. Nous nous habillions et nous préparions à sortir de notre bâtiment, traverser deux rues pour entrer à la nuit tombée dans une église où tout se déroulait. Le temps était froid et humide. Je ne saurais dire si j’appréciai ce court instant d’évasion ou si devoir me détacher de mon morne travail me dérangeait. Mais, sans un mot, ne laissant rien paraître, je suivais le mouvement chaque soir. Jusqu’à celui qui fut une audition de la classe de guitare, qui, avec force et surprise, me transperça le cœur à en forger une Musique Capsule : Songe Capricorne, de Roland Dyens.

 

 

Cela faisait pourtant un bon moment que je n’écoutais plus. Non pas que la classe de guitare jouait mal : seulement, j’étais fatigué, j’avais froid, et j’étais incapable de me concentrer plus de trente minutes. Et cette musique était l’une des dernières de l’heure consacrée. Cependant, dès la première note, à ce simple premier son d’une corde résonnante dans l’air gelé de l’église, je sortis immédiatement de ma torpeur. Une mélodie cassée suivit cette note : elle entra aussitôt dans mon cœur. Je me pris à regarder pour de vrai, à écouter avec ce qui comptait encore pour moi ce morceau que je ne connaissais pas.

 

Malgré tout, je suis incapable de me souvenir qui jouait à cet instant. Était-ce un garçon ou une fille ? De quel âge ? De quel niveau ? Ce n’était clairement pas ceci que je regardais. Captivé, je voyais et je sentais les doigts s’agiter sur les cordes, près de la rosace. La main gauche était au niveau de sa tête, le manche relevé par la jambe soutenue sur un repose-pied de guitare classique. Et à nouveau, cette première note qui m’avait tant fasciné résonna. L’air se répétait en se complexifiant, intangible et pourtant si dense. Les harmoniques, sons aigus et d’une douceur incomparable, vibrèrent lentement dans l’église, prenant le temps de naître et de s’éteindre, de partir pour revenir dans les doigts du guitariste. Je ressentis alors quelque chose de si puissant que je me pliai en deux sur mon banc. Fébrilement, les oreilles toujours ouvertes, je cherchai le programme de l’audition, lisant nerveusement les lignes une à une pour trouver le nom de la pièce. Quand je vis le titre, Songe Capricorne, je compris immédiatement que c’était bien ce qu’il me manquait. La force d’un sentiment aussi apaisé ne pouvait provenir que d’un rêve.

 

Le son de la guitare résonnait dans le bois de mon siège. L’écoute du public était attentive et particulièrement silencieuse, baigné d’atmosphère religieuse. De tout ce qui vivait, en moi et autour de moi, ne restait que ce son de guitare qui semblait décrire la course d’un caprin au milieu des montagnes. Et aussi brutalement que le son pouvait le faire, j’avais été expulsé, très loin en dehors de ce public et de mes problèmes. Je voyageai ailleurs, bien au-dessus des nuages, dans un monde onirique que j’avais oublié avec le brouillard. Et c’était si beau, si calme et si nécessaire à mon être que je rêvais que cette musique ne connût jamais de fin.

 

Les applaudissements furent pour moi un déchirement. Quand cette mélodie vagabonde s’éteignit et par le silence força mon retour à la réalité, j’avais l’impression de ne même plus pouvoir tenir debout. Une autre personne succéda et l’audition reprit son cours : mais je n’écoutais déjà plus. Regardant en arrière, j’espérai simplement pouvoir entendre de nouveau ce morceau qui m’avait figé comme jamais aucun autre n’avait pu le faire auparavant. Je remis, dans ma tête, l’air dans une boucle mentale, sans me soucier de ce qui se déroulait vraiment devant moi, sur la véritable scène. Dès que j’ai pu, seul avec mes écouteurs et mon téléphone dans l’obscurité de la chambre, j’ai cherché un enregistrement de cette merveille. Et, bien après ce stage, j’ai continué de l’écouter, pour moi seul, dans le noir, durant des périodes de peur et d’insomnie. Et comme la première fois, son calme m’enveloppa dès la première note. Comme une bulle de savon qui ne peut jamais éclater, volant dans l’air avec une douceur infinie. Et cette mélodie, comme le son des vagues d’une mer tranquille au beau milieu de la nuit, s’arrête et revient, sans jamais briser son cycle, m’apprenant ainsi à respirer. Sans doute que cet air si tendre, me permettant de retrouver des émotions enfouies et perdues dans le noir, fut pour moi un bien meilleur remède à l’anxiété que tout ce que j’avais pu prendre jusque-là.

 

Cette musique est passionnante et je pourrais en parler des heures. J’ai écrit une histoire sur ce que j’entendais d’elle, « Le dahu qui voulait voir la mer ». J’ai également fait des analyses détaillées, de cette version interprétée par Dyens ou par d’autres, comme la version de Peter Tomko qui a transcendé cette essence magique de la composition originale. C’est une musique sur laquelle je reviens et je travaille régulièrement, pour la transmettre à des enfants en école primaire. Je leur ai demandé de raconter une histoire sur ce qu’elle pouvait dire et sur les émotions qu’ils ressentaient en l’écoutant, sans savoir pourquoi cette musique en particulier. Mais malgré le fait que peu de gens la connaissent, car restreinte à un cercle de guitariste classique, j’ai pu constater qu’elle fascinait n’importe quelle oreille, petite ou grande. Alors, pour cette Capsule, peut-être plus qu’une autre, j’espère que vous prendrez le temps d’écouter ce que le rêve du capricorne avait à vous dire, à vous et à vous seul.

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Ewen
Posté le 23/05/2021
Eh bien grande découverte que ce morceau et son interprète ! Et quelle découverte, merci mille fois. Je comprends parfaitement ton sentiment, surtout dans les conditions dans lesquelles tu as pu l'écouter pour la première fois : avec l'acoustique de l'église, et le silence d'une foule, ça a de quoi figer sur place l'auditeur sensible que tu as déjà prouvé être depuis le premier chapitre.

Si tu ne connais pas déjà, je te conseille deux morceaux de l'un de mes guitaristes préférés, morceaux qui m'ont fait pleurer et m'ont apaisé nombre de fois, et qui ne te laisseront pas indifférent je l'espère :
Manha de Carneval, et Invencao Em 7 1/2, de Baden Powell.
Ewen
Posté le 23/05/2021
Oh, je précise : écoute les versions enregistrées pour son album "Tristeza on Guitar"
Pouiny
Posté le 24/05/2021
Très heureux de t'avoir fait découvrir quelque chose ! J'irai écouter ça dès que je pourrai, ça m'intéresse grandement ^^ je te dirai ce que j'en pense, si tu veux !
dodoreve
Posté le 21/05/2021
Coucou Pouiny ! Ça faisait longtemps que je n'avais pas pu venir m'arrêter sur l'une de tes Capsules. Là je n'ai pas pu m'empêcher, parce que j'avais appris à jouer un morceau de Roland Dyens et j'avais beaucoup aimé, même si c'était une ambiance complètement différente de celle du Songe Capricorne (moi c'était Tango en Skai, voilà, tu sais tout ^^). Bref, c'est pas de moi qu'on parle, mais j'aime bien le fait de pouvoir trouver ces échos de soi dans la vie des autres, ça a un côté rassurant et reposant.
Je me projette dans ce que tu racontes, je sens le bois du siège, les vibrations froides de l'église, et je comprends à quel point ce songe a pu te transporter cette nuit-là.
"Et sans doute que cette mélodie si douce, me permettant de retrouver des émotions enfouies et perdues dans le noir, fut pour moi un bien meilleur remède à l’anxiété que tout ce que j’avais pu prendre jusque là." <3
Merci pour cette Capsule et à très vite :)
Pouiny
Posté le 21/05/2021
Tango en Skai elle est si belle également ! Je suis devenu très fan de Roland Dyens a cause de songe Capricorne, j'adore son jeu, tout en finesse et en même temps très technique ^^ ça doit pas être évident à jouer à la guitare néanmoins donc bravo ! :O

Merci beaucoup et a bientôt :3
dodoreve
Posté le 21/05/2021
À un moment c'était mon dada, mais je crois que je l'ai complètement perdu... :( Je t'ai envoyé un petit message sur le forum à propos d'une autre lecture au fait :D !
Pouiny
Posté le 24/05/2021
ça fait si longtemps que je suis pas allé sur le forum par manque de temps... dès que je peux je vais aller voir !
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