Sixième fragment

Maro n’était jamais entrée dans le Manoir aux Cerises, et elle aurait aimé ne jamais avoir le faire dans de telles circonstances. 

Cela faisait deux ans qu’elle avait vu Queue-de-Carotte ravagée par une horde de Féroces. Un carnage tel que les terribles créatures n’avaient jamais infligé, de mémoire de nain. D’ordinaire, elles venaient toujours seules. Parfois par deux. Jamais autant. 

Deux ans qu’elle ne cessait de penser à cette jeune femme qui ne rêvait que de réunir ses deux enfants, et était morte pour défendre des inconnus.

Maro n’avait aucune idée d’où se trouvait celui dont le nom commençait par un S - et elle n’arrivait plus à s’en souvenir, quelle sotte elle faisait ! -, mais elle n’avait pas oublié Nodia, ni l’endroit où Myria Nidré avait dit l’avoir laissée. Il lui avait fallu longtemps pour réussir à atteindre le Bout du Monde et son Manoir sans mettre en danger ses propres petits, mais elle l’avait fait. Et elle ne repartirait pas sans s’assurer que Nodia Nidré avait quelqu’un pour s’occuper d’elle.

Les hautes portes du Manoir, bien que grandes ouvertes, l’intimidaient plus qu’elle ne voudrait l’admettre à haute voix. Elle n’était pas venue jusqu’ici pour faire demi-tour aussi bêtement, cependant. Elle prit une grande inspiration, et se dirigea vers les gardes.

— Bonjour. Je suis une amie de Myria Nidré. Je suis ici pour m’enquérir de la situation de sa fille.

Maro regarda fermement les deux gardes. A ses pieds, Chaussette les examinaient avec une lueur de défi du haut de ses quarante centimètres, et Pacome s’accrochait à sa jupe pour ne pas tomber, instable sur ses petites jambes. Les deux gardes échangèrent un regard incertain, puis la plus proche de Maro haussa les épaules, et lui fit signe de la suivre à l’intérieur. La naine et ses deux enfants lui emboîtèrent le pas sans attendre, dans les couloirs gris et austères de la gigantesque bâtisse.

— Vous êtes la première personne à venir s’en préoccuper, admit la garde. Cette petite fend le coeur, elle parle jamais, joue pas avec les autres, et son père…

— Le père est impliqué ?

— Je ne connais pas les détails, avoua la garde. 

Après avoir monté un petit escalier, elle s’arrêta devant une porte, toqua et ouvrit sans attendre de réponse.

— Prenia ? appela-t-elle. Cette personne est venue pour rendre visite à Nodia. Elle connaissait sa mère.

Une valeni âgée, trop pour que les deux bébés qu’elle berce soient les siens, se tourna vers la naine et la garde, et fit signe à cette dernière qu’elle pouvait retourner à son poste.

— Je suis Maro, se présenta-t-elle avec autant d’assurance qu’elle le pouvait. Et voici Chaussette et Pacome. 

— Enchantée de vous rencontrer. Nodia, viens ici, s’il-te-plait ?

Elle s’était tournée vers un coin de la pièce, où siégeait plusieurs coffres retournés et couvertures tendues, comme une forteresse en miniature. Rien ne bougea à l’intérieur, cependant. Prenia soupira, et lui adressa un sourire d’excuse.

— Elle sortira lorsqu’elle sera prête. Vous connaissiez sa mère, donc ?

— Oui. Juste avant sa mort. Et j’ai fait un long chemin pour savoir si Nodia était entre de bonnes mains. 

La vieille valeni la regarda avec une moue fatiguée, ses doigts balançant toujours machinalement le berceau. Elle ne sembla pas offensée par la demande, un sourire las mais bienveillant aux lèvres.

— Je fais de mon mieux, mais je commence à me faire trop âgée pour tous les orphelins qui tombent sous ma main, admit-elle. Jusqu’à la semaine dernière, elle était encore avec son père, mais Orane Meraclès est actuellement en procès. Et il ne récupéra jamais sa garde.

Un craquement presque imperceptible attira l’attention de Maro vers la minuscule forteresse. D’un des coffres, une toute petite valeni était sortie, et avança à pas feutrés pour se cacher derrière la chaise de Prenia.

— J’ai bien peur que personne ne veuille d’elle parmi les valenis, malheureusement. 

Le coeur de Maro se serra, lorsqu’elle croisa les yeux de cette petite fille qui l’observait avec une curiosité triste, la bouche résolument fermée et les yeux mi-clos. Mais avant que la naine ne puisse parler, Chaussette s’avança vers Nodia, posa les poings sur ses hanches avec fierté, et lui adressa un grand sourire.

— Tu veux être notre petite soeur ?

Nodia le regarda en silence, un peu hébétée, et Prenia ouvrit la bouche, sans doute pour demander au gnome d’y aller doucement. Chaussette ne se laissait jamais abattre, cependant, et certainement pas pour si peu.

— Oh, tu parles pas ? C’est pas grave, mon grand frère là il parle pas trop non plus. Et je peux parler pour trois donc c’est parfait !

Le minuscule gnome rigola comme s’il venait de partager la meilleure blague du monde. Un brusque éternuement retentit aux pieds de Maro, et lorsqu’elle baissa les yeux, Pacome avait reprit une forme de louveteau. Nodia écarquilla les yeux - Maro craignit qu’il lui ait fait peur, mais tout au contraire. La petite sautilla sur place, avec un rire joyeux qui élargit encore le sourire de Chaussette.

— On peut aller jouer dehors ? demanda-t-il. Il y a trop de poussière ici, Pacome a le nez qui coule c’est sale. 

— Bien, mais restez en vue des gardes.

Chaussette attrapa Nodia par la main, et la petite valeni le suivit sans aucune protestation. Dès qu’ils eurent disparus, Maro échangea un long regard avec Prenia. La vieille femme, visiblement surprise par la situation, semblait aussi nouvellement apaisée.

— Je sais que ce serait beaucoup demander, alors que vous venez seulement de la rencontrer…

— Ce ne serait pas le premier enfant perdu que je ramasse, coupa Maro. Si personne de décent ne peut s’occuper d’elle ici, alors je l’emmènerais avec moi à Pied-de-Troll. 

Prenia eut l’air de réfléchir, encore quelques instants, puis acquiesça avec un sourire.

— Ce n’est pas à moi de trancher, mais je ferais en sorte que ce soit la décision qui sera prise quand à son sort.

— Bien. Manquerait plus que je sois obligée de la kidnapper. 

Depuis la fenêtre ouverte, elle entendait la voix de Chaussette qui portait jusqu’à eux. Elle s’approcha pour regarder les trois enfants jouer : au milieu des deux tornades qu’étaient le gnome et le loup, Nodia paraissait encore mal assurée, mais elle affichait tout de même un léger sourire. 

Maro n’était pas certaine de ce qu’elle avait prévu, en venant ici - peut-être qu’inconsciemment, elle avait su que cela se terminerait ainsi. Elle savait aussi qu’elle ne regretterait jamais sa décision. Nodia aurait deux frères, et peut-être qu’elle ne pourrait jamais considérer Maro comme sa mère, mais ça n’empêcherait pas cette dernière de faire en sorte qu’elle se sente aimée et en sécurité.

— Elle mérite une vraie maison, non ? murmura Maro.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Nanouchka
Posté le 20/07/2022
C'est doux et triste comme chapitre. J'aime de plus en plus ces fragments. On y comprend Nodia. On apprend à découvrir tout ce qu'elle refuse de partager. (J'ai dû le relire, parce que Maro et Myria c'est très proche, et donc à la première lecture j'ai cru que c'était Myria.)
AnatoleJ
Posté le 23/07/2022
Je crois que les fragments ont été un des éléments que j’ai le plus aimé intégrer dans la narration, et je serais bien embêté pour la réécriture parce qu’ils rythment toute la structure x)
(je me note pour celui-ci d’insister sur le fait que c’est la naine et non la valeni pour éviter de confondre !)
Vous lisez