Simone

Simone n'en peut plus. Les aboiements intempestifs du chien des voisins ont une nouvelle fois gâché sa grasse matinée. Elle va finir par croire qu'ils le font exprès. Le pauvre animal n'y est pour rien, évidemment, mais peut-être l'excitent-ils dans un esprit de malveillance ?

Très tôt ce matin, elle est rentrée d'une séance de pédalo nocturne sur les canaux de la Ville, encore toute émerveillée par l'ambiance féerique qui régnait sur les eaux miroitantes. Elle ne s'attendait vraiment pas à être aussi dépaysée dans un cadre pourtant familier. Ou carrément austère, comme les chenaux qui longent les centrales thermiques. Des endroits généralement sinistres en plein jour. La nuit c'est une autre histoire : les lumières des projecteurs et des torchères scintillaient à la surface de l'eau, comme autant de feux follets invitant Simone à plonger dans la masse noire sous ses pieds. Le parcours sinueux à travers les quartiers résidentiels avait aussi son charme, moins spectaculaire mais plus apaisant, avec ses débarcadères plongés dans l'ombre, et ce silence inhabituel seulement troublé par le chant des rossignols ou des merles nichant dans les jardinets privés.

Simone travaille pour plusieurs magazines de sport et de plein-air. Entre autres, elle tient une chronique hebdomadaire sur les loisirs urbains pour ceux qui, contrairement à elle, n'ont pas la chance ou les moyens de voyager loin. Elle avait ainsi prévu de se lever vers quatorze heures pour s'atteler, fraîche et dispose, à la rédaction d'un article élogieux sur sa sortie aquatique.

C'était sans compter sur ces énergumènes avec leur molosse braillard ! Elle ne sait plus quoi faire. Prévenir le concierge ? Le Comité ? Les adorables vieilles dames qui vivent en face l’ont déjà fait, certainement. Et si rien n’a changé malgré leur vigilance, alors il n’y a plus aucun espoir.

Simone déteste faire des vagues, même des toutes petites. Elle sait crapahuter des semaines entières dans une nature sauvage, escalader des pics vertigineux, descendre des rapides dangereux. Mais affronter les autres, quand bien même ce sont eux qui manquent de respect et de savoir-vivre, elle n’en a pas le courage.

Un ton qui monte suffit à lui donner des sueurs froides et des palpitations.

La violence verbale est sale. Toiser l’autre sans ciller est sale. Le toucher sans son consentement, c’est plus que sale. C’est… c’est indicible ! On ne touche jamais personne. Jamais !!

Même pour repousser quelqu’un. Comme elle l’a vu faire, l’autre jour. Quelle horreur ! Évidemment, il s'agissait des mêmes loustics, les propriétaires du chien fou. Un couple de Latinos indisciplinés.

De sacrés numéros : lui et ses combines pas très nettes, son énorme trousseau de clés qui brinquebale à son ceinturon clouté, ses santiags ferrées qui résonnent dans le couloir à des heures indues ; elle et sa trogne d’enterrement, son horrible sac à franges, son allure lourde et fatiguée, sa coiffure… euh… exubérante, pour rester poli. Elle ferait pourtant un très joli brin de femme si elle se prenait en main. Quoique "brin" ne soit sûrement pas le mot approprié. Un tronc ? Une bûche ?

Le jeu de mot arrache à Simone son premier sourire de la journée. Elle en ressent aussitôt de la honte. Qui est-elle pour juger les autres ? Cette pauvre voisine n’y est pour rien ! Ce n'est pas sa faute si elle s’est embourbée dans une vie sans relief, insipide, au point de s'empâter avant même d'atteindre la trentaine ! Ce genre de choses peut si vite arriver quand on n'y prend pas garde. Simone en sait quelque chose, conserver sa taille mannequin est un combat de tous les jours.

Et puis, tout n’est pas forcément négatif chez cette robuste Latina : par exemple, elle a des seins dignes de ce nom, contrairement à Simone qui reste aussi plate qu'une planche de surf. Et surtout... elle a un vrai copain ! Quoique celui-là, elle peut se le garder. Simone serait bien incapable de vivre avec un macho pareil, un type qui déshabille les femmes du regard. Plusieurs fois elle l'a surpris en train de mater ses fesses alors qu'elle montait les escaliers devant lui. Elle n'a pas du tout aimé ces yeux calculateurs, concupiscents, limite haineux. Elle a eu la désagréable impression de voir l'homme sous son vrai jour. Un aperçu fugace des noirceurs de son âme. Mais Simone ne veut rien savoir des zones d'ombre dans les âmes des autres, elle a suffisamment de problèmes avec les siennes.

Comble de la goujaterie, cette ordure ose toucher sa copine sans son consentement. Une fois, elle les a entendus se disputer dans le couloir, juste devant sa porte. Par l’œilleton, elle les a vus qui se bousculaient sans aucune pudeur. Enfin, soyons juste, c’était surtout lui qui la bousculait. Il la poussait avec son sourire méchant aux lèvres. Elle reculait en lui disant d’arrêter, mais ses sales mains poilues de truand revenaient sans cesse à la charge, et s’écrasaient sur les merveilleux seins de la femme… Simone est encore bouleversée rien qu’en se remémorant la violence de la scène. Elle serre les poings. Le sang bat dans ses tempes.

Oh non, ça recommence !

La fille mince comme une flûte se précipite dans la salle de bain pour y vomir son petit-déjeuner ingurgité à grand-peine. Elle doit lutter contre ces pulsions troublantes. Cette envie irrépressible de frapper l’homme, encore et encore, jusqu'à lui faire pisser le sang. Cette envie plus impérieuse encore de serrer la femme brune dans ses bras pour la réconforter.

Cette femme ! Si calme en toutes circonstances, elle irradie on ne sait quoi. De la colère, mais pas sale. De la force pure et douce à la fois. De la liberté.

Simone ne sait rien d'elle, sinon qu'elle se prénomme Maria, comme la mère du Béatissime. Elle l'a lu sur la liste affichée dans le bureau du concierge, un jour qu'elle avait perdu ses clés et qu'elle avait dû se résoudre à demander de l'aide au brave homme.

Même si tout semble les opposer, Simone aimerait vraiment parler à cette femme au prénom engageant. Peut-être se découvriraient-elles des points communs ? Elle a déjà songé à frapper à sa porte sous un prétexte quelconque, cependant la perspective de tomber sur le chien fou – ou pire, sur son maître lubrique – l'en a dissuadée. Un jour pourtant elle devra se lancer, comme elle sait déjà se lancer en parapente depuis le sommet des plus hautes falaises. Ce n'est qu'une question de Foi.

Simone pense alors au Temple. Bien que modérément croyante, c'est le seul endroit où elle trouve la sérénité quand elle n'est pas en train de communier dans la nature. Puisqu'elle est maintenant réveillée mais trop perturbée pour se mettre tout de suite au travail, autant se rendre au sanctuaire embaumé d'encens afin de s'y ressourcer.

*

Le Temple n'est qu'à dix minutes de marche de chez elle. En y réfléchissant, Simone calcule qu'elle n'a pas mis les pieds dans ce lieu saint depuis... trois bons mois. La jeune femme culpabilise facilement. Aussi est-elle contrariée en apercevant le prêtre assis dans une travée. L'homme aux gros sourcils blancs est plongé dans la lecture d'un livre posé sur ses genoux.

La dernière fois, elle s'en souvient un peu tard, elle a promis au religieux de participer à une campagne de porte-à-porte pour prêcher l’Acceptation dans les quartiers difficiles. Elle ! Parler à des inconnus ! Pénétrer dans leur intimité ! Qu'est-ce qui lui a pris de faire une promesse pareille ? Sur le coup, cela semblait être une excellente idée. Une sorte de thérapie pour surmonter sa timidité maladive. Toutefois, après réflexion, Simone préférerait encore s'allonger nue sur une fourmilière géante. Enduite de confiture. Elle chasse aussitôt de son esprit cette image qui l'émoustille au lieu de l'horrifier.

Le prêtre lève alors la tête de son ouvrage. D'un petit geste de la main, il invite la jeune femme à s'approcher. Simone s'exécute à contrecœur. Elle vient également de se rappeler que cet homme sûr de lui est un intarissable bavard.

« Ma fille ! s'exclame le religieux en soutane verte. Ça fait si longtemps qu'on ne vous a pas vue ! Que devenez-vous ?

– Oh, pas grand-chose, mon Père. La routine. J'étais souvent en voyage ces derniers mois. Des reportages. »

Elle ne ment qu'à moitié. Certes, elle s'est régulièrement absentée, mais ses nombreuses escapades sportives n'ont duré qu'une quinzaine de jours au total.

« Bien, bien. (Le prêtre hoche la tête par politesse. En vérité il s'en fiche.) Maintenant que vous êtes de retour parmi nous, nous pourrons peut-être compter sur vous pour rejoindre notre équipe de bénévoles ?

– Euh, c'est-à-dire… »

Simone ressent un début de panique. Elle ne sait pas dire non, ce qui la met trop souvent dans des situations très inconfortables. Comment avouer au prêtre qu'elle déteste fréquenter les gens ?

« J'ai longuement réfléchi l'autre jour, se reprend-elle. Je ne suis pas très à l'aise à l'idée de faire du porte-à-porte.

– Ah oui ? Et pourquoi donc ?

– J'ai peur de rencontrer… »

Le nez dans ses chaussures, elle ne termine pas sa phrase. Le prêtre croit deviner.

« Un Prédateur ? Allons, mon enfant ! Les chances sont minimes ! Et quand bien même : vous savez que personne ne peut échapper à son Destin. Dieu n'a pas envoyé sur Terre ses Anges Régulateurs pour qu'on les craigne, mais pour qu'on loue leur dévouement à exécuter Ses Plans. Son Fils le Béatissime nous a montré l'exemple du sacrifice ultime quand Il s'est livré en souriant à la Meute venue le prélever ».

L'homme en vert se lève alors avec une vivacité surprenante compte tenu de son embonpoint,  et il poursuit son laïus en faisant des effets de manche, comme s'il disait la messe devant ses fidèles.

« Je crois me souvenir que vous pratiquez des "sports extrêmes". Ne pourriez-vous pas considérer le saut à l'élastique, par exemple, comme une sorte de sacrifice symbolique ? Les probabilités de voir le lien se rompre sont très faibles. Aussi faibles que celles de croiser un Ange Régulateur. Vous faites confiance à l'élastique ? Alors faite confiance à Dieu qui jugera si votre heure est venue. Accepter la Vie, c'est aussi accepter la Mort, quelle que soit la forme qu'elle prendra. Accepter la Mort, c'est enfin vivre en paix dans les Pâturages Divins, en totale harmonie avec les Prédateurs. »

Devant le visage toujours aussi fermé de la jeune femme, le prêtre décide de changer d'approche.

« Toutefois je comprends votre réticence. L'Acceptation n'est pas une évidence, sinon nous ne serions pas là à prêcher la Bonne Nouvelle au monde, n'est-ce pas ? Il existe une autre façon de servir la communauté sans croiser d'adultes qui pourraient vous sembler menaçants : vous pourriez enseigner la Béatitude aux enfants du quartier ! »

Simone lève brusquement les yeux. D'ordinaire, seuls les religieux ont le droit d'instruire les enfants, mais face à la pénurie de prêtres et de sœurs, l’Église a décidé de donner de nouvelles responsabilités aux laïcs les plus dévoués.

Le prêtre affiche un sourire triomphant. En voyant la mine ébahie de Simone, il est convaincu qu'elle va saisir cette occasion unique de se rendre utile.

Hélas pour lui, le saint homme ne peut pas savoir que Simone craint les enfants plus que tout. Elle est même terrorisée à leur seule vue. Pour elle, les jeunes peuvent se permettre des écarts inadmissibles au vivre-ensemble. Ils se bousculent, s'humilient, se prêtent à des jeux de domination dignes de mini-Prédateurs. Ce comportement est toléré jusqu'à l'adolescence, le temps de laisser les petits sauvages se muer en Béats civilisés. Une période éprouvante pour les plus timides. Simone en sait quelque chose : sa propre enfance fut pour elle un long calvaire qui ne s'est terminé qu'à la puberté, et encore. Elle en fait parfois des cauchemars la nuit.

Sous le regard stupéfait de l'homme toujours en train de sourire, Simone se met à courir comme une dératée dans l'allée centrale. Elle heurte quelques bancs au passage, et le crissement du bois sur les dalles effraye un couple de pigeons qui s'envolent à tire-d'ailes. Les volatiles font une boucle dans la nef avant de se poser sur une statue représentant le Martellement du Béatissime, l'une des étapes de son Saint Martyre (après la Brûlure, et avant l'Écorchement.)

La jeune femme ne se retourne pas. Elle détale comme un lapin dans la plaine immense, comme un écureuil surpris loin de son arbre, comme une brebis égarée à la recherche de son troupeau. Mais elle n'en veut pas, du troupeau !!

Elle veut juste être seule. Seule ! Elle veut qu'on lui fiche la paix pour toujours.

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