Si la pluie te mouille - Anne Sylvestre

Par Pouiny
Notes de l’auteur : TW - Accident de voiture

https://youtu.be/q-Mic_HD1sc

J’allais avoir 22 ans quinze jours plus tard. C’était un vendredi soir. Il n’était pas si tard, mais la nuit était bien tombée. Il ne pleuvait plus, mais la chaussée était humide. Après de longues semaines de travail, perturbé par une pandémie mondiale, je rentrais chez mes parents tant que je le pouvais encore. Mes études se faisaient à Aix-en-Provence, il n’y avait pas tant de temps de route, seulement deux bonnes heures. J’avais l’habitude de retourner régulièrement chez moi et de faire le trajet dans ma petite Twingo bleue. Mon amour pour mon chien et l’espoir de le retrouver me motivait même dans les heures les plus sombres.

 

Ce soir-là, j’écoutais des chansons françaises. Pour être certain de ne pas être fatigué, je chantai par-dessus la voix des chanteurs. Il y avait beaucoup de Brassens, car indéniablement, c’était Brassens que je connaissais le mieux. Mais je me laissais aller à la variété. Brel, Reggiani, Barbara… Ce fut au tour d’Anne Sylvestre, je m’engageai pour doubler un véhicule qui roulait doucement sur la voie de droite de la nationale. Sur mes enceintes de petite voiture résonnait une voix grave au timbre unique, chantant avec amour et mélancolie une chanson que je savais par cœur. Cette chanson est bien ma nouvelle Musique Capsule : Si la pluie te mouille.

 

La chanteuse, incroyable poétesse au caractère bien trempé, était décédée quelques jours auparavant. Ayant un répertoire monstrueux de chansons intelligentes pour enfant, mes parents nous avaient bercés avec nombre de ses Fabulettes. Et à présent que je travaillai en tant que musicien dans une école, avec des petits en cours préparatoire, nous avions décidé avec ma tutrice de lui rendre hommage en leur transmettant une de ses chansons. Mon choix s’était porté, étonnamment, sur une qui faisait partie de son répertoire adulte, peu évidente à chanter, mais pour laquelle j’avais eu un coup de foudre immédiat. Ma tutrice avait accepté l’idée, et j’avais alors travaillé, me cassant les doigts débutants sur ma guitare, sur un moyen de l’arranger pour qu’elle leur soit accessible.

 

« Si la pluie te mouille, mon amour nouveau, n’aie pas peur de l’eau… » D’une main, machinalement, je vérifiais l’état de la caisse qui était attachée au siège passager. Mon petit lapin, adopté depuis peu et encore bébé, devait subir une opération et m’écoutait chanter depuis plus d’une heure. Calme dans sa cage, il reniflait avec un peu de stress comme savent si bien le faire les proies. Même s’il faisait nuit et que je n’avais pas vu la pluie tomber sur la route, je voyais bien le bitume dont l’humidité se reflétait à la lumière de mes phares. Les arpèges à la guitare m’emplissaient de sérénité. Tout allait bien, tout était normal.

 

Je n’ai pas compris ce qu’il s’est passé. Je ne me souviens plus exactement comment tout a eu lieu. J’ai voulu freiner tranquillement en remarquant le véhicule à ma droite dévier un peu de sa voie. Le reste m’est arrivé comme dans un film. Ma petite Twingo bleue est sortie de route, sans prévenir. En essayant de rattraper le coup, j’ai percuté la voiture que je doublais et j’ai roulé, roulé jusque dans le fossé. Je me souviens encore du cri que j’ai poussé, la musique douce s’évanouir dans le vacarme assourdissant des impacts. Je n’ai plus jamais retrouvé le téléphone qui diffusait cette musique.

 

La lumière de mes phares s’était éteinte. Je ne voyais plus rien. J’étais à l’envers, le torse retenu par la ceinture. Je ne voyais que l’airbag qui avait percé mon volant. Par réflexe, avant toute chose, j’avais regardé à mes côtés, si la cage allait bien. Mais elle était disloquée et vide. J’ai perdu alors le souvenir de ce qu’il s’est déroulé. En hurlant, je me suis détaché, roulant dans les éclats de verre, sortant de la carcasse par la fenêtre brisée. Je pleurais, je cherchais dans l’obscurité le petit corps de mon lapin noir. Tout en moi criait de culpabilité : s’il y avait bien une chose que ce petit être n’avait jamais demandée, c’était d’être enfermé dans cette prison de plastique. Il était ma seule responsabilité et j’avais échoué.

 

J’étais si frénétique que ceux qui s’étaient arrêtés sur le côté pensaient que j’avais perdu un bébé. Ils ont tous cherché, avec moi dans le noir, le petit lapin de l’accident. Ils avaient compris que je refuserais de me poser si je ne le trouvais pas. Et par miracle, ils retrouvèrent l’animal, minuscule, prostré dans l’herbe du fossé, sans aucune égratignure. Alors seulement, ils purent me placer et m’immobiliser dans l’ambulance. Je recouvrais mon calme en caressant le poil soyeux de mon lapin terrorisé, cherchant à tout prix à le rassurer, même si j’étais toujours en larmes. Mes parents alertés arrivèrent en panique, découvrant la gravité de l’accident sans que je puisse leur expliquer. Mais ils ne purent me voir. La pandémie mondiale forçait à tous de s’isoler de moi. Je partis à l’hôpital, ma boule de poil confiée à mon père, alors qu’un masque et une immense minerve m’empêchaient de voir ce qu’il se passait autour de moi. Le choc était passé, l’attente commençait, et la peur prenait le dessus. J’aurais sûrement tout donné pour qu’au moins une personne de ma famille soit avec moi à cet instant.

 

Une fois à l’hôpital, ils me laissèrent plusieurs heures à attendre. Ils me faisaient quelques examens, parfois m’emmenant ailleurs, m’abandonnant dans une chambre, puis dans un couloir, sans jamais rien me dire. Mais la majorité du temps, j’étais seul avec mes pensées de terreur. Je ne pouvais parler avec personne, je ne pouvais pas bouger, je ne voyais rien. Alors, dans ma peur désespérée, j’ai commencé à agir comme un fou. Pour me consoler de ma solitude et de tout ce qui se bousculait dans ma tête, je chantai. Tout d’abord tout doucement, en espérant que personne ne m’entende. Puis, quand l’émotion devint trop forte, je me laissais aller à chanter plus fort. J’entonnais cette musique qui, quelques heures à peine, m’apaisait tant.

 

« Si le vent t’évente mon amour léger, si le vent t’évente ce n’est pas un danger. En feuille volante tu peux te changer, en feuille mouvante sans te déranger… » Les paroles, même dans un instant de détresse aussi intense, étaient limpides. Malgré les catastrophes naturelles et les orages, il y avait toujours moyen de s’en sortir, à tel point que les situations les plus préoccupantes ne soient pas à craindre. Je chantais les couplets en m'y raccrochant, un par un, recommençant quand j’arrivais à la fin. À peine quelques jours plus tôt, je ne connaissais même pas l’existence de cette chanson. Sans le savoir, des petits d’une classe de CP m’avaient offert bien plus que ce que j’aurais pu leur transmettre.

 

Après plusieurs heures d’examen ne révélant aucune fracture ni séquelle, je rentrai chez moi. Je n’avais plus de casque audio, plus de téléphone, mais pour le reste de la nuit, j’écoutais cette musique dans ma tête. Je me souvenais de tout, même de la moindre note de ses accords sur lesquels j’avais passé tant de temps.

 

Après m'être remis de l'accident, je transmis bien le début de cette chanson aux petits élèves que je voyais les mardis matin. Ils furent tout aussi captivés que j’aurais pu l’être à leur âge. Mais je ne leur ai jamais dit que ces paroles, à peine quelques semaines plus tôt, m’avait empêché de devenir fou et de perdre courage alors que la pluie tombait. Bien qu’à leur regard, j’ai bien senti qu’ils auraient facilement compris pourquoi.

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Tac
Posté le 12/11/2022
Yo !
Que disais-je, sur le non évident de commenter certains passages? J'ai clairement vu la dernière heure du lapin venue :'(
La rétrospective donne un aspect "c'est passé et on ne peut plus rien y faire" qui est un peu terrifiant, dans le sens où il s'agit d'un souvenir et i faudrait une baguette magique pour pouvoir influencer ça. D'un autre côté, j'ai toujours cet espoir que ça va finir sur quelque chose de positif, car j'imagine que ton objectif n'est pas de nous déprimer/attrister à la lecture ; après tout j'ai la sensation que ton idée est de montrer comment la musique "apaise les moeurs", comme on dit, mais surtout, pour mieux le reformuler, peut permettre de dénouer les noeuds de l'existence, d'accompagner les moments difficiles. Et je trouve que tu y arrives formidablement bien. Je serais curieux de savoir ce qui t'a décidé à te lancer dans ce projet, ce qui t'en a donné l'idée !
Plein de bisous !
Pouiny
Posté le 13/11/2022
Ahah, mon lapin est un petit rescapé et qu'on en soit sorti tous les deux intacts tient un peu du miracle x) mais il est toujours bien vivant et très heureux avec sa copine qui le colle constamment depuis l'incident 😁

Les capsules sont publiées par ordre d'écriture et du coup ce qui m'a donné l'idée c'est tout bêtement la première musique sur laquelle j'ai écrit, alors que j'étais retombé dessus par hasard sans l'avoir écouté pendant bien 5 ou 6 ans. Le sentiment m'avait frappé tellement fort que je l'avais écrit et partagé. Les bons retours de connaissance m'ont poussés a écrire d'autres. C'était il y a presque 3 ans et j'étais très loin d'imaginer qu'il y en aurait 100 et sûrement plus, quand j'écrirais les autres 😅

C'était important de décrire pour moi même les événements les plus traumatiques , déjà pour moi, puis aussi pour ceux qui pourraient s'y reconnaître et, peut-être, donner des idées en expliquant comment moi, j'ai surmonté les choses. Le mot d'ordre c'est un peu "tout passera, mais tout restera" x) merci beaucoup pour ta lecture et ton retour, c'est important pour moi !
Ewen
Posté le 29/08/2021
Encore un chapitre (et une chanson) que j'ajoute à mes favoris !

C'est dingue comme on en vient à agir comme un fou pour ne pas tomber dans la folie 🤔

"Aucune fracture ni séquelle"... Tu as eu un sacré pot, et ton lapin aussi !😅 Quelle histoire :0 … Je n'ai jamais eu la malchance de vivre un accident de la route -Dieu m'en garde- mais pour avoir eu les témoignages de proches à qui c'est arrivé, je m'essaye à imaginer à quel point ton rapport à la conduite et à la route en général a pu en être affectée 😶
Et ce contraste entre la douceur du morceau et la violence de l'accident… C'est terrible de dire ça, mais ça aurait fait une super scène pour un film 😅😅

Sur une note plus légère : c'est une drôle de coïncidence, mais il y a deux jours de ça, je me suis moi aussi retrouvé à faire 2h de route, durant lesquelles j'ai pu chanter pas mal de Brassens ! ^^ ça m'a donc fait un écho assez étrange de découvrir ton texte ce soir.

Toujours un plaisir de te lire, j'espère que ton lapin se porte toujours bien et que tu as, depuis, appris à maitriser l'art des drift en aquaplaning x)
Pouiny
Posté le 29/08/2021
Oui, les pompiers ont été vraiment surpris d'apprendre que je n'avais pas perdu connaissance, déjà : un choc à 90km/h avec 3 tonneaux pour que la voiture se stabilise sur le toit, j'étais tellement tenu par l'adrénaline de retrouver mon lapin que je n'ai pas pu perdre connaissance je pense x')

Je reconduis relativement bien, mais je respecte toujours les limitations de vitesses (ce que je faisais déjà avant mais avec moins de rigueur), j'évite autant que possible de conduire sous la pluie, mais je suis surtout insupportable quand je suis passager, parce que je ne supporte plus être dans une voiture où le conducteur ne respecte pas les distances de sécurité x')

Mon lapin va bien ! il s'appelle Robin, et mes amis m'appellent Batman, donc y a eu beaucoup de mes potes pour faire des blagues sur un complot, un sabotage de la batmobile, un coup du joker, peut-être ? x) en tout cas, le petit Robin a oublié son accident et il profite d'une retraite bien méritée dans son salon ! et je n’emmène plus jamais mes lapins sur des longs trajets xD

Merci, en tout cas ! ^^
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