Sept-un

Par Keina

– Bon, alors, mon gars, tu t’bouges ou quoi ?

Jimmy détourna un instant les yeux de la masse qui grouillait devant lui et les reporta sur le portefaix adipeux dont il bloquait la route.

– Euh, oui, oui, tout de suite.

Il fit un écart sur le côté et buta contre un autre colosse chargé de ballots, réplique exacte du premier, qui l’apostropha d’un grognement rauque.

– Pardon… pardon… excusez-moi…

Le jeune homme naviguait tant bien que mal dans ce flot incessant d’individus de toute espèce et de tout calibre, à la recherche de Manchebras qu’il avait perdu quelques temps auparavant, lors d’une collision avec un docker à l’aspect peu commode.

– Merlu, Merlu, qui veut du Merlu ?

– Frais, frais, frais, il est frais mon Barbu !

Jimmy sursauta au hurlement strident d’une grosse dame qui braillait dans son dos comme si on l’égorgeait.

Il s’éloigna du marché aux poissons, dont les miasmes nauséabonds surpassaient presque la fétidité ambiante de la ville, et entreprit une approche vers les bateaux, qui tanguaient doucement le long du quai, en s’efforçant de repérer le casque pointu du nain.

– Attention là-dessous !

Un monceau de fumier s’écrasa lourdement à ses pieds en l’éclaboussant.

– Et m… c’est le cas de le dire… marmonna-t-il pour lui-même en battant des bras avec l’espoir de se débarrasser du surplus.

Il amorça un pas en arrière et rencontra sous son pied une substance molle.

– Aïeuh !

Jimmy baissa les yeux vers l’auteur de cette exclamation. Il rencontra le regard piteux d’un clébard qui, parmi ses ancêtres, comptait sûrement une carpette élimée embaumant le vomi et sur la queue duquel il avait malencontreusement posé le talon. Il leva la jambe et regarda une nouvelle fois le corniaud, sourcils froncés. Ce dernier, semblant attendre quelque chose, jappa.

– Ouah ?

– Pardon ? émit faiblement le jeune homme.

– J’ai dit : « ouah », merde, continua le chien, une nuance d’impatience dans la voix.

– Ah. C’est bien ce que j’ai cru entendre… bon chien, ajouta-t-il après une seconde de réflexion, en lui tendant un reste de lard qui traînait dans sa poche.

Celui-ci s’empara de la nourriture avec l’avidité de qui n’a pas mangé depuis deux jours et l’engloutit sans tarder.

– Jappe, jappe, aboie, remercia le clébard avant de s’éloigner dans la foule.

Jimmy se gratta la tête[1], soupira, et reprit sa progression dans la cohue du port. Il se débattait pesamment entre deux marins trapus lorsqu’une main l’agrippa par le col de sa chemise et le tira en arrière.

– Ah, te voilà, toi ! lança une voix goguenarde dont l’auteur n’était autre que Manchebras.

– Excuse-moi, je crois que je m’étais perdu… expliqua Jimmy lorsqu’il reconnut le propriétaire de la main.

Celui-ci n’eut pas l’air d’entendre et, endossant parfaitement son rôle de guide touristique, il se mit à bavasser, se faufilant dans la foule comme une anguille[2], suivi d’un Jimmy qui avait bien du mal à le suivre :

– Alors, petit, comment tu trouves le port fluvial ? Sympa, non ? Respire-moi cette odeur de marée, il n’y a qu’ici que tu peux en sentir une comme ça… et puis tous ces gens, toutes ces couleurs… tu ne te sens pas vivant, à cet instant ?

N’obtenant pas de réponse, le nain se tourna vers son compagnon, et le trouva en pleine tentative désespérée de s’échapper de l’étreinte d’une énorme femme fardée à l’extrême. Il considéra un instant le spectacle, puis éclata de rire.

– Euh… enchanté, mademoiselle, mais je ne suis pas intéressé, voyez-vous… se défendait Jimmy en s’extirpant des deux mamelons gigantesques de la prostituée, sous l’œil hilare d’un Manchebras au bord des larmes.

– Hum, articula finalement Jimmy après avoir franchi l’obstacle, légèrement vexé par la gaieté subite du nain. Pour le coup, moi, j’ai bien failli mourir d’étouffement…

Son ami s’essuya les yeux et, un grand sourire toujours accroché à ses lèvres, entreprit d’expliquer :

– Tu viens donc de faire connaissance avec une « couturière », autre terme pour désigner… eh bien, ce que tu sais…

– Ça va, j’avais compris ! grommela le jeune homme.

– Tu vois ces filles, là-bas, là-bas, et encore là-bas ? continua le nain sans prendre garde à la dernière remarque. Toutes font partie de la guilde des couturières, tenue par Madame Paluche. Une excellente dame. D’ailleurs, au passage, il faudrait que je te la présente…

Jimmy avisa une jeune blondinette d’allure plutôt timide, vêtue beaucoup plus chaudement que les autres filles que Manchebras avait désignées. Elle se balançait d’un pied sur l’autre avec gaucherie et semblait un peu perdue. Il la désigna de l’index.

– Et elle ? Tu crois que c’en est une aussi ?

– Oh, sans aucun doute, répondit le nain en l’observant à son tour. Il y a des filles de tout genre dans la guilde…

A peine eût-il terminé sa phrase qu’un malabar à l’air peu engageant s’approcha de la jeune femme et lui murmura quelques mots à l’oreille. La réaction ne se fit pas attendre : la main de cette dernière jaillit de son dos et vint frapper brutalement la joue de l’impudent.

– Oh, commenta Manchebras en contemplant le spectacle. Peut-être pas, finalement. 

Le regard de Jimmy resta un instant accroché sur l’inconnue, qui se massait vigoureusement la main en poussant des injures, mais la voix du nain le ramena à la réalité.

– Viens, on va voir les bateaux de plus près… regarde, là-bas, c’est l’Edi Fiant ! Un fier navire ! Il doit venir du continent klatchien, il décharge de la soie et du thé…

– Hmmm, répondit simplement le jeune homme, encore perdu dans ses pensées.

Soudain, il télescopa une vieille femme de forte constitution, toute habillée de noir et coiffée d’un chapeau pointu.

– Dites, jeune homme, pourriez faire attention, oui ? C’est que j’ai les os fragiles, moi ! Et ne vous excusez pas, surtout ! Non, vraiment, quelle époque, plus de respect pour les vieilles dames…

Une forme hirsute à l’allure vaguement féline gronda sur son épaule, et Jimmy sentit une nouvelle fois ses jambes se dérober sous lui.

– Gytha Ogg ! Veux-tu bien laisser ce jeune homme tranquille ! rabroua une voix autoritaire dans son dos.

– Mais, Esmé, c’est lui qui a commencé…

– Teuh teuh teuh, Gytha, nous ne sommes pas ici pour ça, mais pour nous ravitailler en écorces de sorbier ! répliqua l’auteur de l'injonction, une autre vieillarde à l’allure un peu sèche, habillée de la même façon que son amie, et qui s’était frayé un chemin dans la foule avec une facilité déconcertante. Cesse d’ennuyer ce jeune homme et dépêches-toi un peu !

– Bien, Esmé, acquiesça son amie d’un air contrit.

Les deux s’éloignèrent dans le flot[3] et Jimmy les suivit des yeux. Décidemment, le port était truffé de bizarreries…

– Qu’est-ce que tu regardes encore ? demanda Manchebras alors qu’il revenait sur ses pas pour ne pas perdre Jimmy. Oh ! Des sorcières ! ajouta-t-il, le regard tourné dans la même direction que ce dernier. C’est pas courant, à Ankh-Morpork… je m’demande d’où elles viennent…

Le jeune homme haussa les épaules – ce n’était certes pas lui qui allait répondre à la question de son ami – et ils s’éloignèrent tous deux dans la cohue du port, à la découverte de nouvelles surprises…

 

*

 

Le matin suivant, Jimmy se décida enfin à mettre sa tunique au sale : elle empestait le poisson, à tel point que ça couvrait même la puanteur de sa tambouille – mais, après tout, ce n’était peut-être pas une mauvaise chose…

Le jeune homme réenfila donc son vieux jean usé et le t-shirt « Babylon V » qu’il avait abandonné depuis son deuxième jour sur le Disque-Monde, et descendit les escaliers en sifflotant. Il traversa tranquillement la salle et se dirigea vers l’entrée de la taverne. A peine était-il parvenu au centre de la pièce qu’il se figea brusquement et pivota très lentement en direction du comptoir. Quand son esprit eut clairement identifié ce qu’il avait aperçu du coin de l’œil, sa bouche s’ouvrit plusieurs fois sans qu’aucun son n’en sorte, son visage vira au blanc et il s’écroula lourdement sur le dos.

Il ne revint à lui qu’au bout de quelques minutes. Il se redressa et observa à nouveau l’objet de son malaise. Manchebras se trouvait allongé sur le comptoir, les bras et les jambes écartelés et maintenus par des couteaux, et sa poitrine était ouverte de manière à ne laisser aucun doute sur son état. Jimmy poussa un hurlement strident, fit demi-tour et fonça en direction de la porte contre laquelle il s’écrasa[4]. Il se releva, ouvrit la porte en actionnant frénétiquement la poignée et partit dans la rue en criant à nouveau. A bout de quelques mètres, ses pieds s’emmêlèrent et il se retrouva encore par terre, le nez cette fois dans une flaque de boue. De petites bulles se dessinèrent à la surface de celle-ci, provoquées par les cris qu’il continuait à émettre[5]. 

– Pardon, mon gars…  déclara une voix inconnue.

Jimmy, tout en continuant de crier, sortit la tête de sa flaque et aperçut deux paires de pieds à quelques centimètres de son visage.

– Est-ce qu’il vous serait possible de baisser d’un ton ? poursuivit la voix, qui semblait provenir du propriétaire de la plus massive des deux paires. Non, parce qu’il est encore tôt, voyez-vous, et les gens dans le caniveau, là-bas, nous ont dit qu’ils aimeraient bien finir d’agoniser en paix…

Le jeune homme hocha la tête en signe de compréhension, sans pour autant cesser de hurler. La paire de pied se mit en mouvement et effectua le tour du corps toujours allongé dans la boue. Puis, deux puissantes mains le saisirent par les aisselles et le soulevèrent comme une plume, avant de le redéposer sur ses jambes encore flageolantes.

– Voilà, vous serez mieux comme ça. Pouvez-vous cesser de crier, maintenant ?

L’adjonction, prononcé sur un mode poli, très doux, avait quelque chose de péremptoire qui contraignit Jimmy au silence.

– Bien. Maintenant, dites-moi ce qui ne va pas, poursuivit la voix sur le même ton, en se plaçant face au jeune homme.

Ce dernier constata alors que les pieds massifs appartenaient à un homme d’apparence assez jeune mais plutôt robuste, à la figure joviale et rayonnante qui inspirait tout de suite la confiance et vêtu de l’uniforme du Guet. Puis les mots que l’individu, qui devait probablement être un agent du Guet, venait de prononcer s’inscrivirent dans son esprit, affichèrent l’image très nette du spectacle dont il avait été témoin dans la taverne, et il se remit à crier. Une claque retentissante l’interrompit de nouveau, de manière beaucoup plus rude cette fois-ci. Il baissa les yeux et rencontra le regard torve d’un drôle de petit individu qu’il présuma, après quelques doutes, appartenir au genre humain[6].

– Voyons, caporal Chicques, ça ne se fait pas, ça ! gronda le premier agent à son collègue, accoutré du même uniforme.

En réponse, celui-ci arbora ce qui se voulait un sourire d’excuse, mais qui ressemblait d’avantage à une grimace simiesque, tandis que Jimmy s’efforçait tant bien que mal de s’expliquer.

– Là… là-dedans, bafouilla-t-il en désignant l’entrée de la taverne. Manche… bras… ooooh !

Le premier agent le soutint alors qu’il allait s’écrouler à nouveau.

– Bon, dit-il, allons voir de quoi il retourne.

– On f’rait p’tet mieux d’aller chercher Détritus et le sergent, Carotte, répondit Chicques.

– On va voir d’abord.

– Boh, si c’est nécessaire… grommela le deuxième en haussant les épaules.

Les deux agents du Guet pénétrèrent dans la taverne en portant Jimmy. Lorsqu’ils aperçurent le corps étendu, Carotte posa le jeune homme toujours inconscient sur une chaise et le caporal Chicard s’approcha avec précaution du cadavre. Arrivé à proximité, il le toucha légèrement du bout du doigt une fois, puis une seconde avec plus d’insistance.

– Il est froid comme le cul d’une bourgeoise, déclara-t-il avec satisfaction.

– Qui ça ?

– Le mort.

– Non, la bourgeoise ?

– Oh, ça j’sais pas. C’est une expression.

– Humm… Il faut prévenir le Capitaine Vimaire, dit Carotte.

– Moi, j’reste ici, on sait jamais des fois qu’il vienne à se carapater, affirma Chicques en désignant du menton le corps sans vie.

– C’est ça, répondit l’autre agent, mais n’en profite pas pour lui faire les poches.

A peine venaient-ils de conclure leur dialogue que Jimmy revint à lui. Lorsqu’il leva les yeux, la première chose qu’il vit se trouva être le pauvre Manchebras, et une nouvelle fois, ce fut la dernière. Son front émit un petit « bong » quand il cogna contre la table.

Lorsque le caporal Carotte revint accompagné du capitaine Vimaire, Jimmy était conscient. Il contemplait depuis sa chaise la carcasse de son ami. Vimaire regarda à peine le jeune homme et se dirigea directement vers le nain.

– En effet, il est mort, dit-il. On lui a attaché les mains et les pieds…

– Attaché ! cria Jimmy en sautant de sa chaise pour se diriger vers le capitaine du guet. On lui a planté des couteaux dans les mains et les pieds pour le maintenir.

– C’est exact jeune homme, mais qui êtes-vous ?

– Jimmy Snockman, je suis, j’étais son ami. Qu’allez-vous faire maintenant ?

– Rendre le corps à sa famille et espérer que le tueur nous tombe entre les mains.

– Pardon ? demanda Jimmy. C’est tout ? Vous n’allez pas pratiquer une autopsie ?

– Une eau-taupe-scie, c’est quoi ça ? demanda Vimaire.

– Je crois que c’est quand une taupe utilise une scie dans l’eau, intervint Chicard.

– Pardon ?

– Non, répondit Snockman en se donnant une claque de dépit sur le front. C’est quand un médecin spécialisé étudie le corps du mort pour trouver les causes de sa mort et des indices pour arrêter le coupable.

– Pas besoin, répliqua Vimaire, il n’a plus de cœur. On lui a arraché.

– Oué, coupa le caporal Chicques, ya pas b’soin. Le cœur s’est fait la malle… On doit chercher un cœur maintenant cap’taine ?

– Vous savez mon capitaine, peut-être que l’idée du gamin n’est pas mauvaise, fit Carotte.

– Comment ça ?

– Bah, oui. Si ça peux nous donner des indices en plus pour arrêter l’assassin.

– Le type qu’a fait ça est dangereux, dit Chicard. Moi j’veux pas m’en approcher.

A cet instant, un homme de haute stature pénétra dans la taverne. Il tenait à la main une paire de pattes de canard, deux vessies de yok gonflée à bloc et deux ou trois autres instruments bizarres. Il détailla la pièce du regard et s’attarda plus particulièrement sur le corps.

– Je peux peut-être vous aider, dit-il.

– Qui êtes-vous ? demanda le capitaine.

– Oh, excusez moi. Devadoris, commissaire du Guet de Sto Helit.

– Ah, oui, je crois que j’ai entendu parler de vous ! Que faites-vous ici ?

– Je suis en vacances et j’étais venu pour faire de la plongée, répondit-il en montra les affaires qu’il tenait toujours. C’est en quelque sorte une passion, chez moi… Mais je peux vous donner un coup de main ! Je passais là par hasard et j’ai entendu vos voix…

– Humm, pourquoi pas… répondit Vimaire.

Carotte se chargea d’expliquer le peu de chose qu’ils avaient déterminé. Le commissaire de Sto Helit se montra intéressé par l’idée de Jimmy concernant l’autopsie. Avec l’aide de Carotte, ils réussirent à convaincre le capitaine qu’il fallait la pratiquer. Snockman, qui prétendait avoir une longue expérience en la matière[7], se déclara prêt à s’en charger, mais il admit tout de même qu’il lui faudrait l’aide d’au moins deux personnes. Aucun des agents du Guet ne se sentaient capable de servir d’assistant, et il parut vite nécessaire à tout le monde d’engager des personnes aptes à ce genre d’opération. Et si à Ankh-Morpork il courait un nombre incalculable d’individus prêts à charcuter une personne encore vivante pour lui soutirer de l’argent et/ou des renseignements, voire simplement pour le plaisir, il n’en était pas de même lorsque la victime était morte. Une certaine morale, quoique relativement lâche, commandait aux honnêtes gens[8] de respecter les morts, ne serait-ce que par égard au chef de la Guilde des Embaumeurs, particulièrement puissant dans cette ville.

Il y avait pourtant bien deux catégories qui passait outre ces préceptes : les bouchers et les médecins[9].

– Tiens, justement, je connais un boucher dans la rue de la Tarte-aux-Pêches… lança Carotte à cet instant.

– Parfait ! Excellent ! Exactement ce qu’il nous faut ! approuva un Vimaire légèrement lassé de toutes ces tergiversions.

Soudain, Jimmy hoqueta et Vimaire se tourna vers lui. Il contemplait avec horreur le caporal Chicques qui récupérait sans vergogne les couteaux plantés aux extrémités du corps.

– Qu’est… qu’est-ce que vous faites ? bégaya-t-il tant bien que mal alors que Chicques, légèrement contrarié, reposait les armes sous l’ordre silencieux du capitaine.

– Bah tiens, d’beaux couteaux comme ça, qu’s’vous voulez qu’j’en fasse ? On va quand même pas les enterrer ‘vec leur proprio !

– Les empreintes ! Faites au moins attention aux empreintes ! répondit le jeune homme sur un ton réprobateur en s’approchant du caporal.

Il s’empara d’un sac en papier qui traînait derrière le comptoir – faute de mieux, ça ferait bien l’affaire –, y fourra sa main, retira précautionneusement, avec ce gant improvisé, le dernier couteau encore intact et inversa le sac en papier de façon à ce que l’arme se retrouve en sécurité à l’intérieur. Il contempla quelques secondes l’œuvre avec satisfaction, et reporta son attention sur les agents du guet qui le regardaient avec perplexité.

– Bien. Maintenant, il faudrait trouver un endroit suffisamment froid pour y conserver le corps avant l’autopsie, ajouta-t-il l’air de rien avant de s’engager vers la sortie.

Voyant que personne ne le suivait, il se retourna :

– Ben alors, qu’est-ce que vous faites ? On a des assistants à trouver !

Le commissaire Devadoris secoua la tête comme pour se réveiller, jeta un œil vers Vimaire qui acquiesça, et partit à la suite de Jimmy, en même temps que Carotte, qui s’était porté à la hauteur du jeune homme pour le guider. Le capitaine ferma la marche, après avoir donné quelques instructions à Chicques, toujours volontaire pour garder le corps, des fois qu’il se réveillerait…

La petite troupe se dirigea vers la Guilde des Bouchers, où Carotte savait pouvoir trouver les fameux assistants dont semblait avoir tant besoin le jeune Snockman.

Arrivés sur place, ils aperçurent quelques personnes attablées tranquillement autour de d’un conglomérat de tables pliantes sur lesquelles gisaient de gros quartiers de viandes. Au premier coup d’œil Carotte repéra la personne qu’ils étaient venus recruter, un jeune brun à l’allure désinvolte qui sirotait paisiblement un verre de youplà pressée. Le groupe s’approcha de lui et entama la discussion. Jimmy expliqua à cette personne, ainsi qu’à celle qui était attablée avec elle, la raison de leur venue. Après quelques instants, Les deux hommes acceptèrent le travail. Ça leur changerait de l’ordinaire… Snockman en profita pour leur donner leurs nouvelles fonctions. Tilk le boucher serait à présent l’assistant démembrement, pendant que River, membre de la guilde voisine des Embaumeurs, serait le technicien de l’identification.

Le premier travail que leur donna Jimmy, sous les regards incrédule de ses compagnons peu habitués à ce genre de comportement, fut de transporter le corps de Manchebras dans un entrepôt frigorifique dont Vimaire et Carotte venaient juste de négocier l’usage auprès de Maître Charralle, le Boucher en chef. Il en profita pour leur passer une liste d’instruments que ses nouveaux assistants devraient dénicher pour pratiquer ce qu’ils percevaient comme un art plutôt insolite.

Ce point réglé, le jeune homme se tourna vers le reste du groupe et leur demanda s’ils connaissaient un alchimiste digne de ce nom.

­– Il y a plein d’alchimistes ici, et pas loin même, répondit Vimaire en jetant un regard anxieux en direction de leur guilde. Mais de là à dire qu’il y en a un digne de ce nom…

– Ricp… Oui, Ricp, coupa Carotte. Lui et son assistant sont peut-être les alchimistes les plus compétents de la ville. Leur maison n’a explosé que deux fois cette année, un record.

Le jeune homme opina avec enthousiasme et ils emboîtèrent le pas à l’agent du Guet, en direction de la rue des Alchimistes. Ils passèrent devant les décombres d’une demeure encore fumantes. Vimaire expliqua à Devadoris et Jimmy que c’était suite à l’expérience de Robert Steinein qui cherchait à démontrer la théorie de la relativité des réussites.

Arrivés devant la porte d’une bicoque sans allure particulière, hormis le crépis neuf, Carotte s’arrêta. Il déclara qu’ils étaient à destination et frappa doucement à l’aide du marteau en forme de pingouin. Après quelques minutes, la porte s’ouvrit sur le visage d’un homme assez jeune.

– Oui, que puis-je faire pour vous, monsieur Carotte ? questionna-t-il en identifiant l’interpellé.

– Veuillez nous excuser, nous souhaiterions discuter avec votre maître pour du travail, monsieur Sophroniskos, répondit ce dernier d’une voix si aimable que l’incarnation même de l’amabilité se serait à cet instant prosternée devant l’homme en signe de contrition.

– Oh ! Suivez-moi dans ce cas, mais il vous faudra patienter un peu. Nous sommes en plein milieu d’une expérience, voyez-vous.

A ces mots, Vimaire lança un regard inquiet à Devadoris qui le lui retourna. Ils ne savaient que trop ce qu’on encourait lorsqu’on restait dans les parages d’une expérience d’alchimistes[10]. Pendant ce temps, Jimmy s’engagea sur les pas de Carotte et de leur guide. Le capitaine et le commissaire se placèrent à leur suite en priant tous les dieux existants.

Ils croisèrent l’alchimiste Ricp, un petit homme rondouillard et dégarni, alors qu’il sortait juste de son atelier, arborant un sourire radieux.

– Mes amis ! Quel plaisir de vous voir ici, en ce merveilleux jour. J’ai enfin réussi à concrétiser ma destinée, je suis parvenu à créer veuveuveu-yafoule-point-com, le premier site houaibe, reste juste à régler le problème de sa diffusion et de son utilisation.

– C’est formidable, répondit Carotte. Monsieur Ricp, ces personnes ici présentent souhaiterais vous proposer un travail.

– Ça tombe bien mon ami, j’ai fini le mien.

– Il faudrait que vous mettiez au point un système pour relever les empreintes digitales et les comparer, dit Jimmy.

– Les an-prainte-dit-gitanes ? demanda l’assistant alchimiste.

Jimmy expliqua à Ricp et à son apprenti le principe des empreintes digitales, ainsi qu’une méthode plutôt farfelue pour les analyser.

– Donc, si j’ai bien compris, conclut Ricp, vous voulez qu’on relève les traces de doigts sur les objets et qu’on les compare avec les doigts…

Le jeune homme acquiesça de la tête.

– Mais, euh… les doigts de qui, au juste ? interrogea l’alchimiste en arquant un sourcil.

– Ben, des suspects !

– Oh. Et qui sont les suspects ?

– Ben, on le saura grâce à l’autopsie.

– L’eautaupquoi ?

*soupir*

 

*

 

 

Jimmy marchait dans les rues d’Ankh-Morpork, le regard perdu dans le vague. Il n’arrivait toujours pas à réaliser. Après avoir découvert le corps, il avait d’abord dû accuser le choc, et il se souvenait vaguement que le sol l’y avait aidé à plusieurs reprises. Puis… puis, il n’avait plus eu qu’une seule idée en tête : trouver le coupable, trouver qui avait fait ça à son ami. Mais à présent qu’il avait fait tout ce qu’il fallait et que la machine était en marche, il se sentait comme… vidé. Vidé était le mot. Il venait de perdre l’un des rares amis qu’il s’était fait en arrivant dans ce lieu étrange et tout à coup, la vie sur le Disque-Monde lui parut teinte d’une cruauté qu’il avait cru bon d’ignorer jusque là. Ce qui s’était jusqu’alors présenté comme une aventure un peu rocambolesque et excitante prenait maintenant des allures de mauvais polar à tendance horrifique, et Jimmy le découvrait de la façon la plus monstrueuse qu’il fût. Il marqua un arrêt dans une ruelle sombre. Manchebras, il s’agissait de Manchebras, bon sang ! Le nain ne méritait certainement pas ce sort… Plusieurs larmes se frayèrent un chemin le long de sa joue et tombèrent lourdement à terre.

– Hey ! La prochaine fois que t’comptes te changer en eau au-d’sus d’ma vieille carcasse,  préviens-moi, quoi, que j’prenne un pépin…

Jimmy sursauta et baissa le regard. Il connaissait cette voix…

– Hé, mais… vous… euh, tu parles ! C’est donc bien ce qui me semblait, hier…

Le clébard leva un museau crasseux vers le jeune homme.

– Et toi, tu m’comprends ? Ça alors ! La plupart des gens ici ils font comme si que j’existais pas, t’vois ? J’veux dire, chui qu’un clebs, hein, alors pourquoi que j’causerais ?

Le corniaud s’arrêta, voyant que Jimmy s’était remis à pleurer, son dos s’affaissant le long du mur.

– J’veux dire, t’ça, c’est pas important, s’pas ? Alors qu’est-ce qui t’tracasse, hein ? Racontes donc ça à ton pote Gaspode… fit-il d’une voix plus douce en posant son arrière-train à côté de celui du jeune homme.

Ce dernier se mit à raconter sa vie, d’abord d’une voix tremblotante, puis de plus en plus assurée. Il parla, parla… de son arrivée sur le Disque-Monde, de sa rencontre avec Rincevent, puis avec Manchebras, de son succès au Tambour Rafistolé, de sa visite du port, la veille, et du drame de la matinée, évidemment. Gaspode l’écouta, sans dire un mot. Puis, quand Jimmy eut terminé, il hocha doucement la tête.

– Ouep. Mon vieux, c’est ça, la vie, ici. S’vent c’est moche, et des fois c’est même pas supportable... Mais on continue, malgré tout, pa’sque, t’vois, on peut rien faire d’autre, t’vois. C’est la vie.

– Je sais pas… je pensais, en arrivant ici, que tout serait vraiment différent de ma planète Terre, que tout serait plus… excitant, palpitant, merveilleux ! Et voilà que je découvre que c’est pareil, ici ou là-bas. Les mêmes déceptions. Les mêmes souffrances.

– La même galère, quoi… conclut le corniaud d’un œil humide.

– Ouais. La même galère… acquiesça Snockman tristement.

Le chien leva son museau vers l’homme.

– Enchanté. Moi, c’est Gaspode, dit l’un en se grattant l’oreille avec sa patte arrière.

– Et moi, Jimmy, répondit l’autre, la main tendue vers son nouveau compagnon.

Gaspode fixa un instant la main, puis le jeune Snockman.

– Oh ! Désolé… fit Jimmy, s’apercevant de son erreur, en rétractant son bras.

– C’est rien. Dis, t’aurais pas une croquette ou deux sur toi, par hasard ?

 

*

 

Lorsque Jimmy arriva au Tambour Rafistolé pour se remplir un peu l’estomac, une masse anormale rassemblée devant l’entrée de ce dernier attira son attention. Des nains, à en juger par les têtes qui n’arrivaient pas à la moitié de la porte. Très en colère, à en juger par les haches qu’ils tournoyaient avec insistance au-dessus de leurs têtes.

En bref, de quoi se carapater en vitesse s’il ne voulait pas finir comme son pauvre ami Manchebras.

En face des nains, une cohorte de rochers mouvants armés de gourdins et grondant comme un troupeau de buffles prêts à charger. Des trolls. Jimmy soupira. Les morporkiens étaient vraiment… vraiment désespérants, parfois. Et prévisibles, aussi. Il n’avait jamais réussi à comprendre la légendaire inimitié entre les nains et les trolls. Manchebras avait bien tenté un jour de le lui expliquer, en se fondant sur une obscure histoire de tradition minière chez les nains et de trolls n’appréciant pas qu’on frappe sur leur épiderme avec des piolets, mais Jimmy avait fini pour s’y retrouver par se référer à quelque chose qu’il connaissait. Somme toute, cette guerre perpétuelle et tacite était plus ou moins celle qu’entretenaient les Narn et les Centauri dans Babylon V, ni plus, ni moins.

Et pour le coup, ce jour-là, la guerre froide commençait à s’échauffer de plus en plus. Les nains accusaient les trolls d’avoir assassiné l’un des leurs, et les trolls se défendaient par des grognements rauques qui ne présageaient rien de bon ; bref, la situation se trouvait loin d’être au beau fixe, et au fur et à mesure que Jimmy s’approchait du lieu du conflit, la boule qu’il trimbalait dans la gorge depuis le début de la matinée avait tendance à descendre lentement au creux de son estomac. Comment pourrait-il rentrer dans la taverne sans se trouver au milieu de la bataille qui menaçait à tout moment d’éclater ?

Des dizaines de solution – se glisser à quatre pattes, creuser un trou dans le sol, se changer en super-Jimmy, le défenseur des opprimés, ceinture noire de karaté et bourré de supers pouvoirs – se présentèrent à son esprit, mais aucun n’obtint son approbation – quoique l’idée des supers pouvoirs avait un côté très séduisant. Après une seconde de rêverie, durant laquelle il s’imagina revêtir une paire de collants bleus et désintégrer les gêneurs grâce à sa vision laser meurtrière, il secoua la tête et reprit bravement sa marche.

Plus que quelques mètres, un pas, encore un… ses genoux, pour ne pas déroger à une vieille habitude, se mirent à s’entrechoquer dans un doux rythme de fox-trot et une sueur froide coula le long de sa tempe. Là-bas, le ton montait, un troll avait osé traiter un nain de « grouââââglr », ce qui ne plut pas à la gente naine. Soudain, une voix douce et joviale s’éleva parmi le brouhaha.

– Allons, monsieur Chrysoprase, vous n’avez pas voulu dire ça, voyons, je vous connais trop bien. Et vous, monsieur Grandechelle, dépêchez-vous de ranger votre hache et de présenter vos excuses à monsieur. De tels propos ne sont pas tolérables dans notre belle ville d’Ankh-Morpork. Voyons, à quoi pensez-vous, mes amis ?

Un sourire se matérialisa sur le visage de Jimmy. Un gars surprenant, ce Carotte. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait. Et la sympathie qui se dégageait de tout son être avait quelque chose d’indéfinissable et de… contagieux. Celui qui semblait être le chef des nains avait un instant considéré l’agent du guet, puis le chef des trolls, et finalement remisé sa hache au fond de sa culotte, tandis que le dénommé Chrysoprase contemplait piteusement le sol en écoutant la remontrance de Carotte, comme un gamin pris en faute.

Cela tenait du vrai miracle.

Petit à petit, l’attroupement se dissipa, tous s’éparpillèrent en marmonnant, la tête basse et le pas traînant. Jimmy poussa un soupir de soulagement et s’engagea d’un pas décidé vers le Tambour.

– Bon appetit, m’sieur Snockman ! lança Carotte alors que ce dernier passait la porte.

– Merci, vous aussi, répondit-il en lui adressant un sourire chaleureux.

Non, vraiment, un personne de valeur comme il n’y en avait que trop rarement, ce Carotte. Une personne de valeur comme l’avait été Manchebras.

Une nouvelle larme glissa le long de la joue de Jimmy.

 

*

 

Le repas englouti en quatrième vitesse, et après une courte entrevue avec Hibiscus, un peu inquiet par la mauvaise réputation qu’entraînerait sans nul doute une mort aussi inhabituelle[11], le jeune homme se rendit illico presto devant l’entrée de l’entrepôt frigorifique prêté par Maître Charralle. Devadoris se trouvait déjà à ses côtés lorsque Vimaire arriva. Jimmy prit une grande respiration et entra dans le bâtiment. Le spectacle qu’il embrassa du regard fut, eh bien… des tas de carcasses de viandes suspendues à des crochets. Au milieu du local, Tilk et River les attendaient en sautant sur place pour se réchauffer.

– On ne savait pas si on devait le suspendre, dit d’entrée River à Jimmy, alors on a préféré vous attendre et le laisser sur cette table.

– C’est parfait, vous avez trouvé ce que je vous ai demandé ? questionna l’interpellé.

– Oui, m’sieur Smokehan, répondit Tilk.

– Snockman, Jimmy Snockman, coupa Jimmy. Bon, nous allons pouvoir commencer alors. River, vous prendrez en même temps des notes, et vous Tilk, vous m’assisterez en me donnant ce que je vous demanderai.

Les trois hommes se placèrent autours de la table, Jimmy à la hauteur du torse, Tilk, à sa droite légèrement en retrait et River en face. Sous les consignes du tout nouveau médecin légiste, terme qui plaisait à Jimmy, ils mirent de fins gants en peau de bradon.

Jimmy débuta par un examen externe sous les yeux de ses spectateurs. Le technicien de l’identification avait du mal à suivre le rythme des paroles du jeune homme. Celui-ci s’immobilisa au bout d’un moment et tendit une main vers son assistant.

– Bon, on va passer aux choses sérieuses à présent, dit Jimmy. Scalpel.

– Ska-pelle ? demanda Tilk.

– Scalpel.

– C’est quoi ça ?

– Petit couteau de précision bien aiguisé.

– Ah ! fit l’assistant démembrement, j’ai ça.

– Bon, il faut me le donner maintenant.

– Ah.

– Merde, la cotte de maille est trop dure. Burin.

– Burin.

– Le marteau avec aussi.

– Le marteau avec aussi.

– Quand je vous ai dis qu’il fallait répéter ce que j’ai dit quand vous me passiez les instruments, je ne voulais parler que du nom de l’objet.

– Ah ! Marteau, fit Tilk avec un grand sourire.

– Bien, répondit Jimmy.

– Bien… Euh… désolé.

– C’est bon, maintenant. Scalpel.

– Ska-pelle.

– Pourquoi l’ouvrir, demanda Vimaire qui suivait la scène avec intérêt, il y a déjà un trou.

– C’est la procédure, répondit Jimmy en écartant la cage thoracique de son regretté ami. Tenez, vous voyez, approchez-vous. Ici on voit que le cœur a été simplement arraché. On n’a pas essayé de faire ça proprement. Bon maintenant, on va passer aux examens de routine en commençant par la tête.

Il fit une pose songeuse de quelques secondes avant de s’adresser à nouveau à son assistant démembrement.

– Scie circulaire.

– Six quoi ?

– Ah oui, merde. Un truc costaud pour lui ouvrir le crâne.

– On a une machette, intervint River qui continuait d’écrire.

– Bon, on fera avec.

Un peu plus tard, Jimmy se tourna vers Devadoris et Vimaire en s’essuyant les mains.

– Je peux donc vous affirmer messieurs que la victime est morte des suites de ses blessures.

– Normal, répondit Vimaire, on lui a piqué son cœur.

– Exact, c’est cela qui l’a tué. Concernant les entailles en forme de π, je suis en mesure de dire qu’elles ont été faites lorsqu’il était encore en vie.

– Qui est le coupable alors ? demanda Devadoris.

– Je ne suis pas en mesure de le dire, l’autopsie sert seulement à amener des preuves qui le confondront. Je rédigerai mon rapport dans la soirée.

Sur ces derniers mots, les trois hommes quittèrent le hangar en confiant à Tilk et River la charge de recoudre le cadavre afin qu’il soit présentable.

 

*

 

Le soir venu, Jimmy reprit son service au Tambour Rafistolé, bien qu’il n’ait pas vraiment le cœur à ça.

Le bibliothécaire, venu exprès pour entendre les théories du jeune homme, parut déçu de le voir concentré sur autre chose – en réalité le dit rapport qu’il avait promis au capitaine du guet – et lui adressa un « ook ? » interrogateur.

– Oh, vous n’êtes pas au courant ? soupira Snockman en levant les yeux de son ouvrage. On a retrouvé le corps de Manchebras ce matin dans la taverne. Il est mort…

Ses yeux s’embuèrent tandis que l’anthropoïde l’observait avec compassion.

– Ooook…

– C’est gentil à vous, répondit Jimmy, qui commençait à comprendre de mieux en mieux le langage du bibliothécaire.

Le silence s’installa dans la taverne. Il était devenu tellement usuel que ce soit le jeune Snockman qui ait la parole à cette heure de la soirée que personne n’osait dire mot.

– Bah… pourquoi on discuterait pas entre nous de ces histoires de VOMI, puisque le jeune homme n’est pas d’humeur, ce soir ? proposa une jeune amazone armée jusqu’aux dents[12].

– OVNI… pas VOMI ! répondit un barbare maigrichon sur un ton légèrement agressif.

– Ouais… ben c’est pareil, des trucs qui atterrissent par terre et qu’on sait pas identifier…

– Ouais… comme mon repas d’hier, après qu’j’ai bu c’Frottis artisanal… acquiesça un petit vieux dont la longue barbe se chargeait de balayer le sol.

– Tais-toi, l’ancêtre, t’sais pas d’quoi on cause…

– J’vais t’montrer, moi, d’quoi on cause !

Le petit vieux, pas si vieux que ça, finalement, grimpa sur une table avec agilité et brandit une épée à la lame aiguisée. L’amazone dégaina une rapière, tandis que plusieurs barbares s’étaient déjà sautés dessus.

Jimmy lâcha un soupir, tout en relisant son rapport.

– Bien. Je crois que je vais aller me coucher, murmura-t-il en reposant les feuillets sur le comptoir, sans se préoccuper de la bagarre généralisée qui s’étendait maintenant sur toute la salle.

– Oook eek ! lança l’anthropoïde après une gorgée de bière, alors que le jeune homme se dirigeait d’un pas las vers l’escalier en évitant adroitement les armes et ustensiles variés qui volaient dans tous les sens.

– Merci. Bonne nuit à vous aussi !

L’anthropoïde acquiesça et leva son verre en signe d’encouragement. La nuit allait être longue…

 

*

 

Jimmy avait peu et mal dormi cette nuit là. Les images de la veille s’étaient chargées de lui gâcher le sommeil. Il se leva donc bon gré mal gré et sortit de sa chambre en traînant les pieds, appréhendant déjà son entrée dans la salle. Et s’il y trouvait un Rincevent éventré, ou un bibliothécaire vidé de son sang ? – oups, non, pour ce dernier cas, il y avait relativement peu de chances, et plus d’espoir de trouver l’agresseur incrusté dans le mur de la taverne. Cette idée rassura le jeune homme et il se mit en tâche de descendre les escaliers d’un pas un peu plus assuré. Malgré tout, il ne marqua pas d’arrêt en arrivant dans la grande salle, et fila vers la porte sans un seul regard vers le comptoir. Un bref aperçu du coin de l’œil le convainquit que tout était normal et il pressa la poignée avec un soupir de soulagement.

Patatras ! A peine eut-il entrouvert le battant qu’une masse de pierres s’abattit à ses pieds, barrant la sortie de la taverne. Jimmy fronça les sourcils et, après quelques vaines tentatives pour passer par-dessus l’obstacle, décida finalement de prendre la sortie de derrière afin de comprendre ce qui bloquait ainsi l’entrée du Tambour.

A première vue, il s’agissait d’un énorme rocher, poussé contre le mur de la taverne, avec, posés à ses côtés, un marteau et un burin. Mais en y regardant de plus près… sans aucun doute, le rocher possédait un nez, des yeux et une bouche.

C’était un troll, affreusement mutilé, puisqu’il n’en restait plus que ce tas informe et pierreux. Bizarrement, Jimmy se sentit beaucoup mieux cette fois-ci. Sans doute que le fait qu’il n’avait aucun troll parmi ses connaissances y était pour quelque chose[13], et puis la vue d’un amas de caillou mutilé était certes moins impressionnant que celui d’un amas de chair mutilée.

Il contempla un instant le corps, se demandant que faire. Sans doute aller avertir le guet, ainsi que le commissaire Devadoris. Jimmy regretta à cet instant que le téléphone n’ait pas encore été inventé sur le Disque-Monde. C’était tellement plus pratique… Perdu dans de telles pensées, il n’entendit pas les bruits de pas qui se rapprochaient dans son dos.

– Eh ben ! On dirait qu’il y a du nouveau, ici !

C’était Vimaire, accompagné du commissaire. Jimmy haussa un sourcil. Il n’y avait pas le téléphone, mais peut-être que la télépathie existait, ici…

– J’étais venu chercher le rapport d’autopsie, expliqua Vimaire, comme s’il avait effectivement lu les pensées du jeune homme. Alors, on a encore un cadavre sur les bras ?

Jimmy hocha la tête.

– Un troll, mutilé. Il y a un marteau et un burin à ses côtés, il va falloir les faire analyser pour relever les empreintes.

– Il va également falloir identifier le corps, déclara Vimaire, pensif. Je cours chercher Carotte !

– Et pratiquer une eau-taupe-scie, continua Devadoris. Je n’ai pas encore très bien compris à quoi ça servait, mais ça peut pas faire de mal. En tout cas, je crois que mes projets de plongée sous-marine sont complètement tombés à l’eau cette fois-ci, soupira-t-il, sans avoir l’air de remarquer ce que sa phrase avait de profondément ironique.

 

*

 

Tilk et River stationnaient devant le corps, perplexes. Jimmy leur avait demandé d’effectuer l’autopsie sans lui, et ils se trouvaient maintenant face à un amoncellement de pierre inerte, ne sachant vraiment pas comment s’y prendre. Tilk se gratta la tête et se tourna vers River.

– Bon. Comment il a fait, le patron, hier ?

– Ben l’a touché un peu tous les organes du corps et l’a dit s’qui allait et s’qui allait pas…

L’assistant en démembrement fit une grimace en contemplant l’amas.

– Mais c’est qu’un gros tas d’caillou, qu’est-ce tu veux qu’y ait des orgue-ânes ?

Il marqua une pause et continua :

– Pis, d’abord, c’est quoi des orgue-ânes ?

 

*

 

Durant l’autopsie, Jimmy, quant à lui, s’était mis en devoir d’interroger les connaissances de la victime, que Carotte avait, par on ne sait quel tour de magie, convaincu de venir au Tambour. Pour le moment, l’interrogé n’était autre que Detritus, qui gigotait maladroitement sur sa chaise en parlant.

– Moi bien connaître mort. Lui s’appeler Willstone. Lui être bon gars, très gentil. Ça être coup des nains.

Jimmy hocha silencieusement la tête, tout en notant les dires du troll sur un parchemin.

– Nains être toujours prêts pour mauvais coups. Nous pas responsable de leurs morts.

– Bon, mais à part les nains, hum… ce Willstone avait-il des ennemis ? questionna le jeune homme, très professionnel.

L’énorme troll secoua négativement la tête.

– Lui gentil, j’ai dit. Ça être sacrée tare pour troll. Mais lui pas avoir d’ennemis. Seulement les nains.

– Hum…

Jimmy suçota un instant le bout de sa plume, pensif. Puis il s’arrêta net, ouvrit de grands yeux et se mit à tousser frénétiquement. Detritus se pencha vers lui, inquiet.

– Vous aller bien ?

– Ou… *kof kof kof* Oui, ça *kof* va… J’ai avalé *kof* le bout de ma plume…

Il cracha quelques rémiges et observa avec méchanceté ce qui restait de l’ustensile. Puis il le posa sur la table, attrapa son vieux sac à dos qui n’était jamais très loin de lui, farfouilla quelques instants dedans, et en sortit un vieux bic rongé de partout.

– Hum. Voilà qui est mieux, commenta-t-il, satisfait, en débouchant le stylo.

A cet instant, River atterrit en trombe dans la taverne. Tilk le suivait de peu.

– Chef ! Chef ! On a trouvé quelque chose ! s’écria le boucher avec enthousiasme.

Jimmy fit une moue intéressée.

– C’est le π qu’on avait déjà trouvé sur le nain ! Il y est, gravé au burin !

River ne tenait pas en place, tout heureux par sa découverte. Le jeune homme se leva d’un bond.

– D’où le marteau et le burin ! Il doit y avoir les empreintes du tueur là-dessus…

Le technicien de l’identification opina.

– J’ai emmené les pièces à conviction chez l’alchimiste Ricp, on devrait avoir les résultats dans la soirée…

– Oh, et il y avait autre chose de gravé… j’ai recopié le mot, ajouta River en lui tendant un bout de parchemin.

Jimmy s’en empara et contempla la feuille, sourcils froncés.

– « Jeantillaisse » ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?

– Ben, on dit que c’est une qualité… proposa discrètement Tilk, l’index levé.

– Ouais, je sais ce que ça veut dire, mais pourquoi on graverait ça sur un cadavre ?

L’assistant haussa les épaules.

– Je sais pas. Pour s’en rappeler, p’têt ?

– Bon, en tout cas, ce qui est sûr, continua le jeune homme en l’ignorant, c’est que nous avons affaire à un seul et même tueur.

Il leva la tête du bout de papier qu’il tenait entre ses mains.

– Au fait, vous savez comment s’en sortent Devadoris et Vimaire ?

– Oh, je crois qu’ils sont partis interroger le voisinage, intervint Tilk. Je leur souhaite bien du plaisir…

 

*

 

– Donc, vous dites que vous n’avez rien vu ?

– Rin de rin, m’sieur l’inspecteur… affirma un petit homme gras, prénommé Them, en se balançant sur ses deux jambes, l’air un peu gêné.

– Commissaire, je suis commissaire, l’interrompit Devadoris.

– ‘Fin, vous comprenez, continua le petit homme en l’ignorant, rin hormis c’qu’on voit d’ordinaire dans l’quartier. Paske bon, hum, t’ça, voyez, c’t’un peu d’la routine, quoi… m’sieur l’inspecteur.

Le commissaire hocha la tête, les yeux baissés sur son calepin.

 

*

 

– Vous dites que vous n’étiez pas au Tambour ce soir-là ?

– Dame, chui assassin professionnel, moué, pas un amateur ! J’pointe à la guilde tous les jours, moué, monsieur ! Pas comme certains qui picolent un coup p’dant leur service…

Le dénommé Bay Son toisa son interlocuteur, les bras croisés, un air de suffisance plaqué sur son visage.

– Oui, bon, donc vous avez un alibi, monsieur Son ? continua Vimaire, légèrement agaçé.

– J’tais en train d’zigouiller la duchesse Mimi de Punky c’soir-là. Pouvez vérifier, l’contrat est en règle. Un sacré beau boulot, d’ailleurs, j’me suis servi d’un poison très rare, v’savez…

– Oui, oui, c’est ça, on vous rappellera…

 

*

 

– Un… un alibi ? Ben, euh… j’étais chez moi, dans mon lit, donc…

– Et vous vous appelez ?

– Arménius, m’sieur l’commissaire.

– Et vous n’avez rien entendu ce soir-là ?

– Euh… non, non, rien. Je dormais. A point fermé. Comme j’vous l’dis, ajouta le grand échalas avec une pointe d’effarement.

Devadoris fronça les sourcils. Cet homme-là avait quelque chose à cacher, il en aurait donné sa main aux piranhas…

 

*

 

– Ouep. J’étais avec un client, un chaud lapin, çui-là, commenta la jeune dame en mastiquant bruyamment une racine de tabac.

– Ahem. Vous êtes… euh… couturière, c’est ça, mademoiselle… ?

– Maskote, monseigneur. Ouep, j’peux vous montrer ma carte de la guilde, s’vous voulez…

– Ça ira, déclara Vimaire, je vous crois sur parole…  ahem. Votre client, il pourra témoigner ?

– Lui ? Oh ouais, ya pas d’problème, c’t’un régulier… son ptit nom c’est Kyller, ajouta-t-elle avec un sourire extatique.

 

*

 

– On habite dans le quartier des Ombres, je vous rappelle… vous croyez ptêt qu’on va mettre le nez à la fenêtre dès qu’on entend un truc bizarre à l’extérieur ? Z’êtes pas bien, vous ?

Devadoris recula légèrement, sourcils levés. L’homme qui lui faisait face avait l’air particulièrement remonté. Il consulta son calepin. L’interpellé se nommait Joel, et exerçait l’honorable profession de peintre en bâtiment.

– Je veux juste vous poser quelques questions sur ce que vous faisiez ce soir-là, ajouta-t-il, conciliant.

– Ah ouais ? Et quand il s’agit de protéger les honnêtes gens, vous êtes où, hein ? Et vous croyez  que vous pouvez débouler chez les gens, comme ça, et leur demander s’ils ont commis un meurtre durant la nuit du tant au tant ?

– Ben… euh… oui. C’est en quelque sorte mon métier, concéda le commissaire.

– C’est ça ! Eh ben moi, je n’vous donne pas l’bonjour, monsieur !

La porte claqua, au nez du pauvre commissaire du guet qui se demandait ce qu’il avait bien pu faire aux dieux pour se retrouver à enquêter dans le pire quartier d’Ankh-Morpork. A cet instant, Vimaire apparut à l’autre bout de la rue, l’air peu satisfait.

– Ils sont tous en règle, de mon côté, affirma le capitaine en arrivant à sa hauteur. Et vous ?

– Oh, moi, j’ai deux ou trois suspects, à dire vrai…

Un sourire s’afficha sur le visage de Vimaire.

– Bien, bien ! Alors, on peut dire qu’on avance, hein ?

– Euh… on peut le dire, oui… admit un Devadoris plus que dubitatif, avant d’ajouter : dites, c’est toujours comme ça, une enquête, à Ankh-Morpork ?

– Oh non ! s’exclama Samuel Vimaire, tandis que son collègue poussait un soupir de soulagement. La plupart du temps, c’est pire…

Le visage du commissaire se décomposa.

 

*

 

Lorsqu’ils arrivèrent au Tambour, ils découvrirent un Jimmy confus qui se faisait rappeler à l’ordre par Hibiscus. Ce fut Vimaire qui se chargea de sauver la mise. Il regarda successivement le tavernier et son employé et demanda ce qu’il se passait.

– Ce qu’y s’passe ? Y s’passe que ça fait deux jours que mônsieur Snockman ne fait plus son travail. Alors soit mônsieur Snockman se trouve une excuse valable pour continuer à se la couler douce, soit je le vire sur le champs !

La couleur des joues de Jimmy vira subitement au blanc, et ses lèvres se mirent à trembler.

– S’il vous plaît, monsieur Ormebrun… vous pouvez pas me faire ça ! J’assiste une enquête, vous comprenez, je peux pas me permettre de…

– Rien du tout ! coupa Hibiscus. Vous reprenez tout de suite vos activités ici, ou c’est la porte !

Vimaire s’avança, menaçant.

– Et vous devrez alors rendre des comptes au Patricien, qui n’aime pas trop qu’on ennuie ses agents du guet.

Ce fut au tour d’Hibiscus de changer subitement de couleur.

– Patricien ? Agent du guet ? Mais…

– Jimmy Snockman dépend actuellement du guet, il est donc sous la protection provisoire du Patricien[14]. Ses autres activités sont donc interrompues pendant toute la durée de l’enquête, et si vous n’êtes pas content…

– Bien bien ! concéda le patron du Tambour en levant les bras. Pour c’que j’en dis, moi… Snockman peut faire s’qu’y veut ! C’est juste qu’avec la publicité, tout ça, j’aurais bien en besoin de lui pour filer un coup de main, mais bon…

Jimmy poussa un soupir de soulagement, et Hibiscus commença à se diriger vers les cuisines. Devadoris l’arrêta.

– Oh, est-ce qu’il vous reste une chambre de libre, par hasard ?

Le tavernier hocha la tête, heureux d’obtenir un client supplémentaire, un étranger qui plus est.

– Bien sûr, m’sieur l’commissaire. J’peux vous loger dans la chambre à côté de Snockman.

Vimaire coula un regard surpris vers son collègue.

– Vous n’étiez pas déjà logé, vous ?

– Oh, si, répondit Devadoris. J’étais provisoirement chez madame Paluche, on m’avait dit qu’elle logeait pour pas cher à Ankh-Morpork. Hum. J’ai vite compris pourquoi.

Vimaire esquissa un sourire, tandis que Jimmy tentait de se souvenir de ce que Manchebras avait dit à propos de cette madame Paluche. Oh ! Oui, c’était la responsable de la guilde des couturières… Oh. D’accord.

– Bien, je vais chercher mes affaires et on discutera de l’enquête après ça, déclara le commissaire en s’engageant vers la sortie.

Vimaire hocha la tête et s’installa sur une chaise, en face de Jimmy. Ils avaient encore du pain sur la planche…

 

*

 

La journée passa vite, entre hypothèses sur le vif, interrogatoires mouvementés et visite rapide[15] chez les alchimistes pour constater l’avancée des travaux. Hélas, le soir arriva, et ils n’étaient pas plus avancés. Jimmy était fermement convaincu qu’il s’agissait d’un « serial killer » et qu’il perpétrait ses crimes suivant un « modus operandi » précis. Vimaire, Devadoris et les autres membres du guet se contentaient de hocher la tête, sans comprendre ce charabia. Pour eux, c’était juste un type qui avait tué deux personnes de la même façon…

Lorsque la nuit s’abattit sur la ville, ils étaient fourbus, incapables de penser d’avantage. Tout le monde se quitta donc, se promettant que la journée du lendemain serait plus fructueuse en découvertes.

Jimmy espérait simplement que ce ne serait pas en découvertes de cadavres…

 

*

 

Ce fut donc avec une dose supplémentaire d’appréhension qu’il se leva ce matin-là. Il s’habilla, comme d’habitude, mais en prenant cette fois-ci plus de temps qu’il n’était nécessaire pour enfiler un jean et un t-shirt. Après tout, il fallait veiller à ce que le tissu ne s’abîme pas…

Puis il ouvrit la porte, lentement (des fois qu’un mouvement brusque la sorte de ses gonds) et s’engagea dans le couloir, pas à pas. Il ne voulait surtout pas réveiller le commissaire…

C’était au tour des escaliers. Une marche, puis une deuxième… le cœur de Jimmy s’emballa. Où allait-il trouver le corps, cette fois-ci ? Dans la salle, devant l’entrée ? Ou bien dans la cuisine ou en travers des marches ? Affolé, il baissa le regard, et constata avec soulagement qu’il n’y avait aucun cadavre dans l’escalier. Il continua sa progression, une sueur glacée glissant doucement le long de sa colonne vertébrale. Bon, il était arrivé en bas, et il n’y avait toujours pas de bizarrerie dans son champ de vision.

Soudainement, il accéléra le pas, passa en trombe devant le comptoir et ouvrit la porte d’entrée à toute volée.

Rien.

Jimmy retint un rire nerveux. Rien dans la grande salle, rien à l’extérieur… Il se passa une main tremblante sur le visage et décida de faire un tour dans la cuisine.

Celle-ci était vide également, hormis la poubelle débordant de restes divers qui trônait en plein centre.

Peu à peu, le pouls du jeune homme reprit un rythme normal, et il décida d’aller jeter les déchets dans l’Ankh, histoire de montrer à Hibiscus qu’il était encore un bon employé.

La poubelle agrippée à deux mains, Jimmy se dirigea en ahanant vers la porte de derrière, l’ouvrit tant bien que mal à l’aide de son coude et… lâcha subitement le récipient, dont le contenu se répandit sur le sol.

Oh non.

Il ferma les yeux, traumatisé par la nouvelle vision qui venait de lui sauter à la figure.

Une femme, c’était une femme, il en était persuadé. Les vêtements arrachés, le corps mutilé, un grand vide à la place de…

Oh non.

Ce n’étaient pas des choses qui se faisaient, ça, bon dieu !

Jimmy poussa un grand cri, les deux mains plaquées sur ses joues.

Une cavalcade se fit entendre en provenance des escaliers, et un Devadoris dépenaillé et encore tout endormi apparut lui aussi sur le pas de la porte.

– Encore une victime, hein ?

Jimmy hocha la tête et cessa de hurler.

– Ça va aller, mon gars – le commissaire posa une main réconfortante sur l’épaule du jeune homme. Retournez à l’intérieur. Je m’occupe de tout. Buvez un remontant, ça vous fera du bien.

Tout à coup, la main se fit plus ferme et guida le pauvre Snockman dans l’enceinte de la taverne, puis face à une chaise sur laquelle il s’écroula piteusement, encore sous le choc. Décidemment, il ne s’y habituerait jamais.

– Le frottis, vous le stockez où ?

– A… à… à… sur l’étagère de droite, déglutit Jimmy avec difficulté.

Les yeux fixés sur le vide devant lui, il ne vit pas le verre se remplir, mais il l’agrippa tout de même machinalement une fois que celui-ci fut plein à raz bord,  et le vida cul sec.

Puis il le reposa, marqua un temps d’arrêt[16] et exhala un râle puissant avant de s’écrouler à la renverse, inconscient.

Une légère fumée s’échappa de ses oreilles.

Devadoris leva un sourcil et baissa les yeux sur la bouteille. Sur l’étiquette ne figurait que ce qui devait sans doute être une pomme, dessinée maladroitement, avec au-dessus « Frottis de la Sorcière » et en dessous : « Mis en bouteille dans les montagnes du Bélier ».

Il nota mentalement le nom, se promettant de faire quelques recherches afin de retrouver le producteur (ça pouvait être efficace, ça, pour cuisiner les suspects…), posa la bouteille, et se pencha sur Jimmy, toujours dans les vapes.

Quelques claques plus tard, ce dernier ouvrit les yeux, cligna plusieurs fois des paupières, se redressa difficilement, sembla réaliser quelque chose, et se précipita vers les toilettes les plus proches pour y dégurgiter son repas de la veille. Il en revint après quelques minutes et quelques bruits gutturaux, en s’essuyant la bouche du revers de sa manche.

– Euh… désolé. Je crois que je ferais mieux d’aller chercher le capitaine Vimaire et les légistes, dit-il.

– Oui, pendant ce temps-là, je vais examiner les lieux.

 

*

 

Lorsque Jimmy fut de retour au Tambour Rafistolé, il était accompagné de Vimaire ainsi que de River et Tilk qu’ils étaient passés récupérer du côté de leurs guildes respectives. Ils trouvèrent Devadoris dans la cour arrière en train de fouiller les lieux. Il essayait de déchiffrer une feuille qu’il tenait du bout des doigts.

– Hab… Habstynence !

– Beurk, fit River en découvrant le corps de la victime. Z’avez vu, on lui a coupé les seins.

– Pourquoi il a fait ça ? demanda Tilk, plus pour lui-même que pour l’assistance. Elle était jolie.

– Encore un mot ? demanda Vimaire au commissaire.

Ce dernier hocha la tête, et tendit le papier au capitaine qui le contempla quelques instants.

– Bon. Les gars, topo habituel : empreintes, identification de la victime, eau-taupe-scie, enquête de voisinage. (Il releva la tête et engloba du regard les hommes à son écoute.) On va finir par l’attraper, ce salopard…

Ils acquiescèrent tous comme un seul homme, sauf Jimmy, qui était subitement reparti vomir dans les toilettes.

 

*

 

L’identification du corps eut lieu rapidement, grâce à l’aide de Carotte, qui connaissait tout et tout le monde dans sa ville. Il s’avéra donc que la femme, Angie, était une vierge, une Vestale destinée au culte de Veston, le petit dieu, protecteur du complet-cravate et des fonctionnaires. Rien ne semblait la relier aux victimes précédentes, si ce n’était qu’elle possédait, tout comme le troll, la qualité mise en exergue sur les lieux du crime. Les deux hommes chargés de l’autopsie avaient également trouvé le π sur le cadavre, ce qui confirmait, outre la mutilation, le lieu du crime, les empreintes et pas mal d’autres indices, qu’un seul et même tueur se trouvait derrière ces atrocités.

Bref, agents du guet et volontaires de passage s’activèrent toute la matinée, et Jimmy, qui avait retrouvé quelques couleurs (l’abus de frottis est dangereux pour la santé), suivait le cours de l’enquête avec intérêt, élaborant des théories toutes plus farfelues les unes que les autres[17].

Comme les soupçons s’étaient arrêtés la veille sur le dénommé Arménius, résidant à quelques pas du lieu du crime, Vimaire fut d’avis de l’interroger à nouveau, et ce furent Carotte et Chicques qui se rendirent sans plus tarder chez l’homme. Pendant ce temps, Devadoris émit l’idée de consulter un philosophe, technique encore peu usitée à Ankh-Morpork, mais qui était très en vogue à Sto-Helit. Ils prirent un nom au hasard, et, quelques minutes plus tard, partirent à la rencontre d’une jeune Ephèbienne[18], Kinnzip. Vimaire n’était pas très convaincu par cette tentative, mais Jimmy avait hâte de recueillir un échantillon de la philosophie disque-mondienne, qui, il n’en doutait pas, devait forcément posséder un côté magique et enchanteur. Ils s’arrêtèrent enfin devant un énorme tonneau, posé en plein milieu de la rue du Vieux Débris. Devadoris s’avança et toqua à la porte, légèrement hésitant. La réponse ne tarda pas à se manifester, et l’entrée du tonneau s’ouvrit, pour laisser place à une jeune femme au regard de braise et au teint mat, vêtue d’une longue toge qui s’écrasait sur ses pieds nus.

– Mademoiselle Kinnzip ? s’enquit le commissaire, tandis que derrière lui, Jimmy détaillait avec ravissement les courbes de la femme.

Cette dernière prit une pose pensive.

– Hmm… laissez-moi réfléchir. Mademoiselle Kinnzip est effectivement l’habitante de ces lieux, et celle dont les pensées et les actes correspondent aux miennes. Mais, sachant cela, suis-je réellement mademoiselle Kinnzip, ou suis-je moi, « ego », dans le corps de mademoiselle Kinnzip ? Etre ou ne pas être moi, là est la question…

Devadoris leva un sourcil, Vimaire émit un toussotement et Jimmy entrouvrit la bouche, légèrement perplexe. Si c’était ça, la philosophie du Disque-Monde, ça promettait pour la suite…

– Mais entrez, ne restez pas sur le seuil ! s’exclama alors la philosophe d’un air emphatique qui se mariait bien avec sa tenue vestimentaire.

Elle se retira dans l’obscurité de sa demeure et les autres la suivirent, avec amples difficultés pour Jimmy, vu la rotondité de l’endroit, peu pratique pour accueillir des échalas comme lui.

– Dites, pourquoi vous vivez dans un tonneau, au juste ? C’est décoratif, c’est un choix personnel, c’est traditionnel ?

Kinnzip se tourna vers lui dans un mouvement théâtral quelque peu alourdi par les draps qui s’enroulaient autour de ses jambes et la déséquilibraient.

– Mon jeune ami, ce tonneau n’est là que pour nous rappeler notre humble condition, et notre misère face à la grandeur du monde qui nous entoure. C’est une manière d’afficher le mépris de la richesse et des biens matériels qu’étalent en toute impunité les citoyens de cette ville. Nous devrions vivre conformément à la nature et à nos seuls besoins.

– Oh, se contenta de formuler le jeune homme en observant la décoration chargée et le mobilier cossu de l’appartement. Et le sauna, là-bas, c’est aussi par mépris des biens matériels ?

Kinnzip maugréa quelque chose et, pour changer le thème de la conversation, invita ses hôtes à s’asseoir.

– Hum, commença le capitaine Vimaire. Nous aimerions recueillir vos impressions au sujet d’une série de meurtre qui s’est produit dans le quartier des Ombres récemment…

Le front de la philosophe se plissa en une multitude de petite ride et elle se pencha par-dessus la petite table en acajou  rehaussée de marbre blanc.

– Allez-y, racontez-moi tout. Peut-être pourrais-je vous apporter mes lumières pour vous aider à éclairer cette affaire. Quoique nous, les philosophes, nous savons avant toute chose que nous ne savons pas. Ceci est le fondement même de la sagesse, notre credo premier.

Devadoris, qui avait peur que la philosophe embraye sur un petit laïus aussi long que légèrement soporifique, coupa court au monologue en exposant les détails de l’affaire. Après quoi Kinnzip resta silencieuse, trois pairs d’yeux braqués sur elle. Puis elle leva la tête et prit la parole.

– Hummm… C’est là un cas complexe, qui requiert une grande réflexion de ma part. Vous me demandez de trouver un coupable, mais je vous répondrais qu’il serait plutôt question de culpabilité collective, qui se joue à l'échelle de chacun des individus. Cette tendance largement répandue à ne pas se sentir responsable lorsque la faute ne nous incombe pas à nous seuls, mais à de nombreuses personnes. Surtout quand elles ne se concertent pas entre elles, ce qui diffère d'un cas de concertation collective dans l'exécution d'un méfait. Cela vaut pour de nombreuses choses : la pollution, l'exploitation de travailleurs très peu payés et éventuellement maltraités, le tabagisme passif, etc. Lorsqu'on agit comme un acteur parmi une multitude d'autres en causant collectivement des situations désastreuses, voire des meurtres, on ne se sent généralement pas coupable, et en tout cas on ferme les yeux. Nombreux sont les meurtriers de la sorte qui s'ignorent. Et ne voudraient en aucun cas cesser de se voiler la face. S'il est parfois difficile de percevoir les aboutissants de certains actes, il en est beaucoup d'autres dont nous connaissons tous l'incidence. Le philosophe Segrate a par ailleurs évoqué le cas très délicat de la pression psychologique, difficile à mesurer car il est dur de faire la part des faiblesses psychologiques intrinsèques à la personne et de celles qui naissent de la pression d'autrui.

Elle s’arrêta, laissant le temps aux autres d’assimiler ses propos.

– Bon, ça va comme ça, déclara subitement Vimaire, qui ne croyait toujours pas à l’efficacité de cette méthode, en commençant à se lever.

– Ne cherchez pas qu’une seule culpabilité, car la culpabilité est multiple…

Le capitaine poussa un soupir agacé et se dirigea vers la sortie. Jimmy le suivit en rigolant, il trouvait la philosophe plutôt comique, dans son genre, même s’il n’avait rien compris à son discours. Devadoris la remercia et suivit ses compagnons. Alors qu’il passait la porte, Kinnzip cria de l’intérieur de son tonneau :

– Attendez, ne partez pas ! Un meurtrier ! Cherchez un meurtrier !

Le commissaire soupira également et continua son chemin.

 

*

 

De retour au Tambour Rafistolé, le lieu s’était imposé de lui même comme point central de l’enquête, les trois hommes retrouvèrent Carotte et Chicques revenus de leur enquête. Ils expliquèrent aux autres que le dénommé Arménius avait pu leur fournir un alibi sans faille. De plus, il leur avait suggéré de pousser un peu plus leur prospection du côté du port et de certains navires – le Sabord d’Age, était, à ce qu’on disait, un repère à truands.

Alors qu’ils se préparaient tous à se rendre sur les quais, un groupe de soldats entra dans la taverne. Sans une hésitation, ils se dirigèrent vers le capitaine.

– Capitaine Vimaire, entama l’officier supérieur du groupe, le Patricien désire vous voir.

– Et pour quelle raison, lieutenant ? demanda l’intéressé.

– Vous le saurez quand il vous le dira. Veuillez nous suivre, s’il vous plait.

– Et s’il ne me plait pas ? dit le capitaine avec un grand sourire.

– N’opposez pas de résistance, s’il vous plait monsieur, répondit l’officier en faisant un signe à ses hommes qui se placèrent autour du groupe, les armes à la main.

– Ne vous inquiétez pas, lieutenant, je plaisantais. On ne refuse rien à Veterini.

Sur ces mots, Vimaire prit la direction de la sortie. Les gardes se mirent automatiquement autour de lui et l’escortèrent.

Devadoris, haussant les épaules, proposa à ceux qui restaient de faire un tour sur le port afin de voir ce qu’avait voulu dire Arménius.

 

*

 

– Alors, capitaine Vimaire, comment se portent vos hommes ? demanda le Patricien d’une voix chantante, en dégustant son repas du midi, une unique tranche de pain sec.  

– Bien, bien ! Ils font leur boulot… répondit Vimaire en contemplant ses chaussures avec beaucoup d’intérêt.

– Bien… (l’homme en noir reposa son assiette désormais vide et leva un regard scrutateur sur le capitaine) Il paraît que vous avez demandé l’aide de ce jeune étranger en visite dans notre belle cité ? Spok… Smok…

– Snockman, l’aida Samuel Vimaire avec un pauvre sourire. Il a découvert le premier corps, un ami à lui. Il semble connaître des techniques intéressantes pour aider à l’enquête…

– Bien, très bien ! (Son visage sembla s’éclairer – fait absolument improbable chez cet homme, et Vimaire se demanda un instant s’il n’avait pas rêvé – puis il recouvrit son habituel  masque d’impassibilité) Vous comprenez, tous ces crimes… ça fait désordre, et je déteste le désordre.

– Je comprends… Nous y travaillons activement.

Havelock Veterini ramena la main gauche au niveau de son visage et se frotta le menton avec une moue songeuse qui glaça le sang du capitaine.

– Hmmm… je l’espère de tout cœur ! Si les choses traînent en longueur, je me verrai dans l’obligation de vous retirer l’affaire et de mettre mes propres hommes dessus. Et croyez bien que recourir à une telle solution me navre au plus profond de mon être et que je souhaite réellement ne pas être réduit à une telle extrémité…

En réalité, le ton froid du Patricien contrastait beaucoup avec de tels propos, et Vimaire n’était pas dupe. Il devait conclure cette affaire, et vite.

– Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir, poursuivit-il d’une voix posée, donnant extérieurement l’air de n’être nullement impressionné par Vétérini, bien qu’il fût intérieurement totalement et irrémédiablement terrorisé.

– C’est exactement ce que j’attendais de votre part, conclut le Patricien en reprenant la voix joviale du début de l’entretien, avant de le congédier d’un geste.

Vimaire salua d’un hochement de tête, puis, d’une démarche sûre et tranquille, se retira respectueusement. Une fois qu’il eut gagné l’extérieur, il se plaqua contre le mur du Palais, les jambes tremblantes, et s’épongea le front. Décidemment, il ne s’y ferait jamais…

 

*

 

La cave était petite et sombre. Elle correspondait donc tout à fait à l’idée qu’on se fait généralement d’une cave, et ne demande donc pas plus ample description. Il nous suffira de savoir que c’était une cave, enfouie quelque part sous la grosse Youplà[19]. Quelques personnes étaient réunies là, mais l’obscurité de l’endroit rendait impossible toute tentative d’identification des dites personnes. Ce qui est plutôt pratique pour notre histoire, en somme.

– Alors, qu’est-ce que ça donne ? demanda une voix grave qui se percuta aux murs dans un tintement caverneux.

– Ils ont compris pour le troll et la vierge, mais pas pour le nain, rétorqua une autre voix, féminine celle-ci, qui s’éleva au-dessus des têtes encapuchonnées (parce que bon, le lieu avait beau être sombre, obscure et sacrément ténébreux, on ne savait jamais, après tout…) et se cogna contre le plafond  en résonant.

– Il va falloir les aider, dans ce cas, reprit la première voix, lourde de sous-entendus. Vous vous en chargerez cette nuit.

Le ton ne supportait aucune réplique.

– Bien, Maître, agréa la seconde voix avec contrition.

Une vague de murmures s’éleva dans la cave, tandis que la propriétaire de la voix fendait l’assemblée et sortait en silence.

 

*

 

La silhouette encapuchonnée se hâtait dans les rues sales d’Ankh-Morpork, une unique idée en tête. Sa mission. Cela seul comptait. Elle avait attendu ce moment toute la journée et ne doutait pas de la réussite totale de l’entreprise.

Bientôt, elle se trouva en vue du Tambour Rafistolé. Un rapide coup d’œil dans les environs, pour vérifier qu’elle était bien seule, et, à l’aide d’un couteau, elle fractura avec habileté la porte de derrière.

Puis elle entra, prenant bien garde de ne faire aucun bruit, vérifia que la pièce principale était déserte, et s’agenouilla devant le comptoir. Elle s’empara une nouvelle fois de son couteau – un outils précieux dans sa situation – et entama le bois déjà rongé par les vers.

La langue tirée, la concentration poussée à son maximum, elle grava un « J » avec application, puis contempla le résultat d’un air satisfait. Elle décala alors sa lame, et entreprit cette fois-ci de graver un « É », pause, puis un « N », pause, encore un « É », pause, « R », pause, une hésitation, « A », « U », pause, encore une hésitation, « Z », pause, « I », « T », pause, hésitation, « H », pause, « É ». Elle décolla alors sa lame du bois et jaugea d’un œil expert le résultat final. Le mot était biscornu et à peine reconnaissable. Ravie de son œuvre, elle se releva alors, et, se faisant, fit tomber le couteau qui s’écrasa au sol dans un tintement strident, transperçant le silence de la nuit.

– Quoi qu’est-ce que c’est qu’est-ce qu’il y a ?

Une cavalcade effrénée retentit en provenance des escaliers, et, tandis que la silhouette encapuchonnée ramassait prestement son couteau et filait vers la sortie, un Jimmy effaré, ébouriffé et à peine réveillé fit son apparition dans la grande salle. Il avisa la porte de derrière, encore en branle, et se précipita dans sa direction.

Une fois à l’extérieur, il s’arrêta, examina l’obscurité, et vit la silhouette qui gravissait avec agilité un muret pour gagner les toits. Heureusement, celle-ci s’emmêla dans sa cape et dut s’y reprendre à plusieurs fois avant d’arriver à ses fins, ce qui réduisit considérablement l’écart entre elle et Jimmy.

Ce dernier ne perdit pas une seconde et se mit à sa poursuite, gravissant également le muret, puis la gouttière pour atteindre enfin un toit ardoisé à l’air peu solide mais sur lequel la silhouette se mouvait avec aisance. Jimmy poussa un juron, et s’engagea, d’abord avec quelques hésitations, puis plus franchement, à la suite du suspect.

De toits en toits, les deux silhouettes, l’une petite et empêtrée dans une grande cape noire, et l’autre dégingandée et vêtue d’un seul t-shirt et d’un caleçon à l’effigie de Dana Scully, se talonnaient sans pour autant se rattraper.

La silhouette jeta un regard en arrière et amorça un large saut pour atteindre le toit suivant, un chaume à l’air peu stable. Jimmy, qui commençait à être sérieusement essoufflé, bondit à sa suite, mais, au lieu d’atterrir sain et sauf de l’autre côté, rata le toit de peu et se rattrapa de justesse à la gouttière.

Il resta quelques secondes ainsi, les jambes ballants dans le vide, le cœur battant à toute allure. Il détestait les hauteurs, surtout quand il n’y avait rien sous ses pieds. Un peu plus loin, il entendit la silhouette revenir vers lui, la satisfaction de la victoire émanant du son de ses pas.

Jimmy, dans un effort désespéré, leva les yeux, manquant par la même occasion de faire céder la gouttière, et vit le fugitif se pencher vers lui et l’observer du fond de sa capuche. Il discerna même le sourire narquois que celui-ci devait y dissimuler. Le jeune homme déglutit, ce qui eu pour conséquence de faire vaciller une nouvelle fois son support.

Un léger froissement sur la gauche attira son regard – nouveau tremblement de la gouttière – et il émit un faible gémissement. Une grande ombre squelettique se dressait à côté du fuyard, une ombre qu’il connaissait pour l’avoir déjà rencontrée au Tambour. Mais cette fois-ci, c’était pour lui qu’il venait.

La Mort.

 

A suivre…

 

[1] Parce que, bon, tout le monde sait qu’un chien, ça ne parle pas, non ?

[2] Mais alors, une anguille de 60 kg munie d’une hache capable de trancher le genou de quiconque se met en travers de son chemin, ce qui est nettement plus pratique pour se faufiler dans une foule…

[3] Ou plutôt, le flot s’éloigna des deux vieilles femmes dès qu’elles se mirent en marche. La dénommée Esmé avait en effet l’art de suggérer aux gens qu’ils n’avaient pas intérêt à rester là où elle passait s’ils tenaient à leur santé d’esprit. Ce qui était bien pratique dans les files d’attente.

[4] On a beau être sur le Disque Monde, il est impossible de traverser les portes en y laissant la forme de son corps.  Surtout quand les portes ont été conçues pour résister aux manipulations des Trolls.

[5] Quelque chose comme « aaahhblllblblllblaabbblllaababblbllaaaaah… »

[6] Quoique rien n’a jamais été prouvé.

[7] En réalité, sa seule expérience se limitait  au visionnage de l’autopsie de la créature de Roswell, dont il avait regardé la cassette une bonne cinquantaine de fois. Mais ça, les agents du guet n’étaient pas censés le savoir…

[8] Enfin… honnête selon les critères morporkiens, bien sûr.

[9] Deux catégories parfaitement interchangeables, d’ailleurs, et les reconversions allaient bon train, que ce soit dans un sens ou dans un autre.

[10] Cœur-et-boyau, un habitant des Terres d’Howonda, n’avait pas assimilé le danger que peut représenter le fait de frapper à la porte d’un alchimiste pendant qu’il est au milieu d’une expérience. C’est en démarchant l’un d’entre eux qu’il périt dans une explosion qui le projeta deux rues plus loin, rue connue maintenant sous le nom de Cebupp (Cœur Et Boyau Un Peu Partout).

[11] « Que des types se fassent tabasser, égorger ou poignarder, j’veux bien, mais qui irait donc piquer un cœur ? Et dans mon établissement, en plus ! C’est pas des choses qui s’font, ça… »

[12] Qu’elle avait de fort gâtées d’ailleurs.

[13] Mis à part Détritus, mais Jimmy était certain que ce n’était pas lui. Pour ceux qui se demandent comment on peut différencier un tas de caillou d’un autre tas de caillou, il suffit de savoir que Jimmy avait remarqué que sur la joue droite du cadavre courait un fin effleurement de quartz, signe particulier que Détritus ne possédait pas. Eh oui, chez les trolls aussi, il existe des signes particuliers…

[14] Essayez de répéter ces trois mots dix fois de suite très vite, pour voir…

[15] Mais très rapide, alors…

[16] Le temps que l’alcool remonte jusqu’au cerveau.

[17] Par exemple, le coupable ne serait autre que le petit frère du cousin de l’oncle de la belle-mère du concierge de l’avocat. Ou bien alors, c’était sûrement le colonel Moutarde dans la cuisine avec le chandelier…

[18] Ephèbe est un petit pays situé, par rapport à Ankh-Morpork, de l’autre côté de la mer Circulaire. Un très beau pays, convivial, grand producteur de vin, de plats bizarres à base de poissons, et de philosophie. Il ne faut d’ailleurs pas s’étonner, si vous êtes en visite touristique là-bas, de voir un vieillard courir tout nu dans les rues en criant : « Eurêka ! ». Ça veut juste dire qu’il vient de retrouver sa savonnette.

[19] Et ceux qui ne savent pas ce qu’est la Grosse Youplà n’ont qu’à lire plus attentivement les notes de l’épisode précédent, non mais sans blague !

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