Sept-deux

Par Keina

Dans l’épisode précédent : Ben, c’est l’histoire d’un mec, Jimmy Snockman, qui regardait un film au cinéma, et… Euh… on est peut-être remonté un peu loin, là ! Nan, en fait, voilà : ça commence avec la mort du nain Manchebras, un copain de Jimmy. Le guet est mis sur le coup, et Jimmy donne quelques idées très terriennes pour faire avancer l’enquête. Et puis il y a Devadoris qui arrive, il est commissaire du guet de Sto-Helit, et il propose d’aider. Oh ! nous avons ouvlié de dire qu'avant ça, Jimmy et Manchebras s’étaient baladés dans le port d’Ankh-Morpork, et Jimmy avait remarqué une « couturière » qui n’en était pas une (ça n’a pas de rapport avec notre histoire, mais il était bon de le rappeler) et avait été bousculé par deux sorcières peu commodes (ça, ça peut vous être utile pour la suite). Bon. Ensuite, ya d’autres morts, dont un troll, et ils ont tous un π gravé sur eux. Et puis, ah oui ! Tous les morts sont dans le Tambour Rafistolé, et c’est Jimmy qui les trouve chaque matin. Donc, ils mènent l’enquête, mais ça débouche nulle part, et Vimaire (vous savez, celui qui ressemble à Humphrey Bogart) et Devadoris interrogent plusieurs personnes, sans résultat. Oh, et puis aussi, ya River et Tilk qui pratiquent les autopsies sur les victimes, et les alchimistes qui travaillent sur une façon de recueillir plus d’indices.

Voilà.

Ah, il faut peut-être dire aussi que juste avant cet épisode, Jimmy, à la poursuite d’une ombre qu’il a vue dans le Tambour, en pleine nuit, graver quelque chose sur le comptoir, est suspendu à une corniche, dans le vide, avec son fuyard juste au-dessus de lui, et la Mort qui arrive à cet instant…

Voilà, c’est plus clair, comme ça ?

Non ?

Comment ça, non ?

 

 

Sept deux

 

 

Dans un mouvement de désespoir, Jimmy attrapa la cheville de l’inconnu et tira un grand coup. La personne bascula, mais Jimmy parvint à se dresser péniblement sur le bord du toit.

– Bonsoir Monsieur Snockman, désolé de ne pas m’attarder avec vous, mais le travail m’attend, dit la silhouette noire.

– Pas de problème, répondit Jimmy en soufflant comme un accro au tabac ayant couru sur vingt mètres.

Il eut l’occasion de voir la Mort descendre négligemment jusqu’au corps de l’intrus, camouflé dans l’ombre d’un patio. Après avoir repris ses esprits, il se chercha un chemin pour descendre et aller identifier son coupable. N’ayant pas de capacités identiques à celles d’une personnalité anthropomorphique[1], il dut revenir sur ses pas jusqu’à trouver une échelle.

Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu’il arriva après quelques détours à la verticale de l’endroit où le corps était tombé, de ne découvrir aucun cadavre ! Il tourna un peu dans les rues avoisinantes pour vérifier qu’il ne s’était pas trompé de lieu et se décida finalement à rentrer se coucher.

 

*

 

Jimmy court, il est poursuivi par de nombreuses ombres. Elles se rapprochent et l’encerclent. Il se retrouve acculé contre un mur. Il ne parvient pas à discerner ses agresseurs dans la nuit environnante. Une voix se fait entendre :

– Debout…

Jimmy ne parvient pas à articuler des phrases. Soudain, une main saisit son bras.

 

C’est en poussant un cri strident que le jeune homme se réveilla en sursaut.

– Du calme, Snockman, c’est moi.

– Oh.

Le jeune homme s’affaissa sur son oreiller en expirant profondément. La nuit n’avait pas été de tout repos, et l’apparition du commissaire Devadoris dans sa chambre l’avait mis dans tous ses états.

– Z’allez être content, ce matin, je n’ai trouvé aucun corps, ni dans la grande salle, ni dans la cuisine, ni dans la cour… rien du tout, à part une inscription bizarre, sur le comptoir, que je n’ai pas réussi à déchiffrer…

– Oh. Jimmy leva son regard sur le commissaire de police. Une inscription, vous dites ? Alors je n’ai pas rêvé !

– Pardon ? s’enquit le commissaire, perplexe.

Jimmy raconta alors son réveil au milieu de la nuit et la course poursuite qui s’en était suivie. Lorsqu’il en vint au moment de la rencontre avec la Mort, le commissaire émit un grognement dubitatif, mais le laissa poursuivre son histoire.

– Et voila. Ce que je ne comprends pas, dit-il c’est comment le corps a pu disparaître comme ça.

– Oh, moi, ce qui me surprend, c’est que tu aies vu la Mort, mais que tu sois encore en vie.

– Pourquoi ? Je l’ai déjà vu le premier soir lors de mon arrivée ici. Je lui ai même servi à boire, enchaîna Jimmy.

– Pardon ? Seul les mages peuvent voir la Mort… et les morts aussi, mais eux ne comptent pas.

En guise de réponse, le jeune homme haussa les épaules.

– J’ai peut-être des prédispositions à devenir mage…

– Est-ce que vous aimez vous promener en robe et en chapeau pointu en racontant des idioties et en faisant passer ça pour de la grande sagesse ?

– Euh… non.

– Est-ce que vous éprouvez le besoin compulsif de prendre sept repas par jour, sans compter le petit-déjeuner, le déjeuner, le dîner et le souper ?

– Ben… non ?

– Est-ce que dès que vous rencontrez quelqu’un vous voyez en lui une grenouille potentielle ?

– Non !

– Bon, donc vous n’avez aucune disposition au métier de mage, conclut Devadoris d’un ton convaincu, en se dirigeant vers la grande salle pour y prendre le petit déjeuner.

Jimmy courut à sa suite.

– Mais… ils ne sont pas tous comme ça ! cria-t-il en rattrapant le commissaire. J’en connais un, Rincevent qu’il s’appelle, un gars très bien !

– Pas un vrai mage, alors… enchérit son compagnon sans se retourner.

 

Jimmy déposa les deux bols dans la bassine de lavage. Il avait attribué ce nom au récipient le lendemain de son arrivée, mais Hibiscus le nommait bassine de récupération. La première fois qu’il s’en était servi, il avait commis l’erreur, somme toute fort logique pour un terrien perdu sur une autre planète, de la vider. Ormebrun était alors entré dans une furieuse colère, lui hurlant dans les tympans que ça ne se faisait pas de jeter de la bonne nourriture comme ça. Depuis, Snockman avait bien retenu la leçon et mettait tout ce qu’il pouvait récupérer dans des petites boites avant de les réutiliser pour les repas suivants.

La porte de la taverne s’ouvrit pour laisser passer le capitaine Vimaire. Devadoris, toujours installé à sa table, se leva et vint à la rencontre du nouvel arrivant.

– Bonjour, capitaine. J’espère que vous avez le temps, notre jeune ami a une fort étrange aventure à vous raconter.

– Malheureusement non, commissaire. Je passais vous prendre en me rendant à la morgue. Détritus et Chicard ont récupéré un corps dans l’Ankh.

A ces mots, Jimmy accourut dans la salle.

– Un corps ? C’est peut-être le mien !

– Ça, ça ne risque pas, répondit Vimaire.

– Pourquoi ?

– Parce que vous êtes là.

– Non. C’est pas ce que j’ai voulu dire. Il y avait un corps cette nuit et je l’ai perdu.

Une vague de perplexité se matérialisa sur le visage du capitaine.

– Pardon ? Hum. Bref. Vous m’expliquerez ça sur le chemin.

 

Lorsque le trio arriva au hangar servant de morgue, Jimmy avait conté son histoire et Devadoris avait une fois encore émis des doutes quant à la véracité de la rencontre avec la Mort, croyant plutôt que le jeune homme avait fait un rêve. Vimaire entra le premier et put voir un corps allongé sur une table. River tournait autour de celui-ci et prenait, toujours sous des angles différents, des photographies avec la boite à images qu’il tenait entre ses mains[2]. Tilk préparait de son côté sur un petit plateau tout le matériel nécessaire à l’autopsie.

– Bonjour messieurs, dit le capitaine du Guet. C’est bien la victime retrouvée dans l’Ankh ?

– Oui monsieur, répondit River sans cesser ses prises de vues.

– Vous avez une idée de son identité ?

– Pas encore. Il faut lui retirer la capuche pour ça.

– Et bien, faites-le.

– C'est-à-dire, monsieur, qu’il y a une procédure, intervint Tilk en lançant un coup d’œil à Jimmy. On doit tout observer mine-haie-cieux-sement avant de toucher à quelque chose.

– C’est pour ne pas rater un indice, coupa Jimmy. C’est très important.

– Si vous le dites.

– C’est bon, j’ai fini cette partie, dit River. On va pouvoir attaquer.

– Qui ça ? demanda Vimaire.

– Euh… la suite du travail monsieur.

– Ah ! Oui.

– Pourquoi vous avez ça ?demanda Devadoris en désignant une masse parmi le matériel installé près de la table.

– C’est que quand on a dû travailler sur le Troll, il nous a fallu quelque chose de plus gros que le couteau de Tilk, répondit River.

– D’ailleurs, j’ai cassé la lame dessus. Il va m’être remboursé ? questionna l’intéressé avec une lueur d’espoir dans les yeux.

– Faut voir ça avec le Patricien, dit Vimaire.

– Oh !

Tilk, en tant qu’assistant démembrement, s’approcha de la tête de la victime et prit précautionneusement la capuche entre ses mains. Il tira le tout très lentement en arrière pour laisser apparaître le visage de ce qui semblait être à première vue une jeune fille. Il déboutonna doucement le reste de la cape et écarta les pans de chaque côté.

– Waou ! s’exclama Devadoris. Vous avez vu ses bras ? On dirait mes cuisses.

– Oui, elle doit travailler sur le port pour avoir des bras comme ça, dit Vimaire en considérant le corps.

– C’est lui ! Enfin elle, s’exclama Jimmy.

– Quoi ?

– Le gars, euh la fille que j’ai poursuivi cette nuit. Ya la preuve là, regardez. C’est l’empreinte de ma main quand je l’ai attrapé à la jambe, avant de la faire basculer… Oh ! Mon dieu… J’ai tué une femme…

– Il en meurt tous les jours, dit Devadoris.

– Vous disiez qu’elle faisait quoi déjà dans le Tambour, cette nuit ? demanda Vimaire.

– Mais, oui ! Je suis bête, dit Snockman en se donnant une claque sur le front. Elle était en train d’écrire quelque chose sur le comptoir.

– Je la connais, déclara River en posant pour la première fois de la matinée sa boite à images. Elle s’appelle Pousse Inette, elle était docker sur le port.

– Merci, répondit le capitaine, avant de sortir du bâtiment, suivi de ses deux compagnons.

 

*

 

Vimaire n’aimait pas se trouver à quelques mètres du Patricien, même si pour l’instant un mur les séparait. Il commençait à se demander s’il n’aurait pas mieux fait de lui envoyer simplement un mot pour lui apprendre tout ce qu’il avait à lui dire. Il regarda Devadoris et Snockman. Ceux-ci n’avaient pas l’air de s’inquiéter particulièrement.

– Il est si dur que ça ? demanda le commissaire.

– Oh, non, répondit en premier Jimmy. Je l’ai rencontré lors de mon arrivée, et il s’est montré fort charmant.

– Ne lui parlez que s’il vous y invite, dit le capitaine. Et votre dirigeant, il est comment ? poursuivit-il.

– Le duc ? Oh c’est quelqu’un de très bien. Sa fille a quelque chose de particulier[3], mais c’est une famille très bien.

 

La porte, que Vimaire ne quittait pas des yeux depuis leur arrivée, s’ouvrit finalement pour laisser passer un homme.

– Messieurs, Sa Seigneurie vous attend, leur dit-il en s’écartant pour leur permettre d’entrer.

Vétérini, derrière son bureau, ne releva pas la tête des papiers posés sur son bureau. Il ignora la présence des trois hommes pendant un bon quart d’heure.

Après ce temps-là, Vimaire s’autorisa malgré tout un discret raclement de gorge, qui eut pour effet de faire lever la tête du patricien.

– Oh, Vimaire, vous êtes là, commença-t-il comme si le commissaire venait juste d’arriver. C’est une bonne chose, je comptais justement vous faire mander.

A ces mots, le capitaine faillit avaler sa salive de travers.

– Euh… Votre seigneurie, si nous sommes là, c’est pour vous apprendre que le meurtrier a été neutralisé.

– Serial killer, intervint Jimmy.

– Quoi ? demanda Devadoris.

– Le serial killer, c’est le terme technique pour quelqu’un qui tue les gens en série.

– Hum… Céréale-qui-l’heure, c’est bizarre comme nom…

– S’il vous plait, Capitaine, continuez, coupa Vétérini.

Vimaire détailla au Patricien la succession des évènements qui les avaient menés jusque là.

– Donc, en voyant ce que cette jeune personne, comment déjà ?

– Pousse Inette, votre seigneurie.

– Ce qu’elle a gravé sur le comptoir, vous en concluez que c’est elle la coupable.

– Oui, répondit le capitaine en contemplant ses pieds.

– Vous voyez monsieur, intervint Devadoris, quand on met tous les éléments ensemble, les mots gravés, la course poursuite avec le jeune Snockman, l’identification du corps, on en vient forcément à cette conclusion.

– Oui, forcément, dit Vétérini. Et le fait que cette jeune femme ait tué un troll ne vous gêne pas ?

– Elle a dû utiliser des drogues, d’ailleurs des analyses sont en court pour savoir lesquels, s’immisça Jimmy.

– Et il faut voir ses bras, ajouta le commissaire.

– Si vous le dites, messieurs. Et bien je vous remercie pour votre travail, dit le Patricien en se replongeant dans ses papiers.

 

*

 

La nuit s’écrasa sur la ville, comme d’habitude[4]. Au Tambour Rafistolé, Jimmy s’était finalement décidé à reprendre du service. Devant un auditoire qu’il commençait à connaître – la barbare, l’édenté, le troll… – il se mit à discourir du complot qui, il n’en doutait pas, s’étendait sur la ville. D’ailleurs, ce serial killer…

– Ce quoi ? demanda la barbare en arquant un sourcil.

– Céréale-qui-l’heure, la renseigna obligeamment Tilk, venu exceptionnellement écouter son nouvel ami et ancien associé. Celui qu’a tué le nain, le troll et la vestale, ici. ‘Fin, c’était une nana.

– Une fille qui s’appelle Céréale Quilleur ? Drôle de nom…

La barbare haussa les épaules, mais Jimmy la reprit.

– Non, non, non, ce n’est pas son nom ! Elle s’appelait…

Voyant l’air ahuri de son public, il continua :

– Enfin, bref… c’est pas grave. Hum. Reprenons. Je pense donc que mon ami Manchebras – paix à son âme – a été tué uniquement parce qu’il était mon ami, et qu’on voulait me faire peur. Je commence à parler un peu trop, vous voyez, alors le gouvernement se fâche. Il n’y a qu’à voir l’air de votre Patricien, que j’ai rencontré ce matin ! Il savait quelque chose, je n’ai aucun doute là-dessus… d’ailleurs, pourquoi tous les meurtres ont-ils été commis au Tambour Rafistolé ? Il y a quelque chose de louche là–

Son discours fut interrompu par des éclats de voix provenant de la rue.

– Non, non, non, et non, Gytha Ogg, je ne mettrai pas un pied dans ce… ce… cette gargote infâme !

– Voyons, Esmé, je tiens absolument à m’informer de la vente de mes bouteilles de Frottis… tu sais, j’ai réussi à en refourguer une bonne dizaine au patron du Tambour, la dernière fois que je suis venue ! Et puis, ce serait l’occasion de boire un petit verre avant de repartir…

– Gytha, je ne rentrerai pas là-dedans, tu es prévenue !

– Comme tu veux... Gredin, reviens ici tout de suite !

La porte s’ouvrit à la volée, dans un *ding* criard qui signifiait à peu près : « voulez-vous bien laisser cette porte tranquille ? ». Une masse informe de poils et de griffes se précipita à l’intérieur, renversa une chaise et sauta sur le comptoir, où elle entreprit de se lécher le museau, le plus placidement du monde. Une femme d’un certain âge et d’un poids certain suivit l’animal (mais était-ce bien un animal ?) dans la pièce et salua poliment l’assemblée.

Jimmy fronça les sourcils, tentant de remettre ce visage qui lui semblait familier. Puis il s’éclaira. Il se rappelait nettement l’avoir croisée sur le port, la veille de la mort de Manchebras. Il l’avait bousculé, et… et… par les oreilles de Spock, il s’en souvenait, cette femme était une sorcière ! Forcément, un énergumène comme ça, il ne l’avait pas oublié…

– Un Frottis s’il vous plaît, demanda la vieille dame en s’installant devant le zinc. Dites, ça fait longtemps que vous êtes employé ici ? J’ai comme l’impression de vous connaître…

Jimmy se haussa pour chercher la bouteille de « Frottis de la Sorcière » qui avait laissé un souvenir plus que désagréable à son estomac et à ses neurones, et se tourna vers son interlocutrice.

– Quelques mois… répondit-il vaguement, avant que la porte d’entrée ne s’ouvre à nouveau.

– Gytha Ogg ! Tu es vraiment incorrigible !

La nouvelle arrivante, Jimmy se le remémorait très bien, accompagnait son amie sur le port. Elle avait ces traits durs et ce port droit qui rappelait étrangement au jeune homme son institutrice de primaire. Mais derrière ce visage de vieillarde sèche et un peu guindée, il reconnaissait une certaine beauté révolue.

– Qu’est-ce que tu prends, Esmé ? demanda tranquillement la première sorcière, sans même se retourner.

– Grmmbllgrmbll… une anisette, pour moi, rétorqua la seconde en s’installant également derrière le bar.

– Alors… ce sera donc  une anisette pour mon amie et un bol de lait pour Gredin. N’est-ce pas Gredin ?

Ledit Gredin poussa un miaulement rauque et se frotta obligeamment contre le bras de sa maîtresse.

Jimmy servit le verre de Frottis, puis attrapa l’anisette. Il versa enfin dans un bol le gruau informe qui faisait office de lait et que le chat s’empressa d’engloutir avec autant d’appétit qu’un lion.

– Hum. Alors comme ça, vous êtes des sorcières, toutes les deux ?

L’assemblée retint son souffle. Engager une conversation avec des sorcières n’était pas toujours vraiment conseillé, si on ne voulait pas finir dans une mare en poussant des « croâ » disgracieux. Mais après tout, Jimmy était déjà passé par là…

– Vous êtes observateur, jeune homme, nota la plus sèche des deux, une once de cynisme dans la voix. Et vous, vous êtes ?...

– Jimmy Snockman, Terrien ; étranger sur cette terre ! Excusez ma curiosité, mais c’est la première fois que je discute avec des sorcières… j’veux dire, des vraies sorcières ! Parce que bon, ya bien la vieille madame Duchnock, au-dessus de l’épicerie, mais elle, elle n’a jamais lancé de sort, du moins, pas à ma connaissance et…

– Ben, il faut une première à tout ! le coupa la grosse sorcière avec une légère impatience. Moi, c’est Gytha Ogg, mais tu peux m’appeler Nounou… ma copine, c’est Esméralda Ciredutemps.

Elle tendit par-dessus le comptoir une main luisante que Jimmy serra avec chaleur.

– Jimmy ! Jimmy Snockman ! enchaîna-t-il, enthousiaste. Euh… je l’ai peut-être déjà dit… Vous savez lancer des sorts comme les mages ?

Esméralda haussa les épaules et lui lança un regard assassin, tandis que son amie faisait claquer sa langue en savourant une gorgée de Frottis. Finalement, c’est elle qui prit la parole, goguenarde.

– Pas tout à fait, non… vous n’êtes vraiment pas d’ici, vous, hein ? Parce que, bon, faut pas être bien fin pour traiter Esmé de mage… hein, Esmé ?

L’intéressée répondit par un grognement, s’enfila une gorgée d’anisette et reposa le verre vide sur le comptoir.

– Bon, Gytha, c’est pas tout ça, mais on a encore une longue route à faire, nous. Dis au revoir au jeune homme, on s’en va !

Elle empoigna Nounou par le bras et la tira vers la sortie. Cette dernière eut tout juste le temps de finir son propre verre et d’empoigner Gredin par le cou.

– Bon, ben, ravie de vous avoir connu, jeune homme, j’espère qu’on se reverra ! cria-t-elle avant de disparaître dans l’obscurité de la rue.

Jimmy contempla un instant l’embrasure, perplexe, puis il parut se souvenir de quelque chose et se pencha par-dessus le comptoir.

– Hey ! Mesdames ! Vous n’avez pas réglé vos consommations !

Suivit un long silence. Il tourna son cou, et croisa le regard de quelques clients qui l’observaient d’un air désolé.  Certains secouaient la tête, comme pour indiquer qu’il était totalement vain de réclamer de l’argent à des sorcières.

– Bon. C’était ma tournée, alors… finit-il par murmurer d’un air résigné en empoignant les verres vides.

 

*

 

Jimmy se réveilla d’assez bonne humeur, même si les derniers événements l’avaient affecté plus qu’il ne veuille le laisser paraître. Mais, après tout, Manchebras avait été vengé, et c’était lui, Jimmy, simple citoyen de la Terre, qui avait précipité sa meurtrière vers le trépas. L’espace d’une seconde, un sentiment de fierté s’empara de lui. Après tout, il n’avait peut-être rien à envier au colonel O’Neil et à Fox Mulder. Il faisait parti des grands, à présent. Il avait sa place dans le monde.

Et cela, au détriment d’une pauvre jeune fille qui ne lui avait rien demandé, somme toute. La seconde suivante, la culpabilité le fouetta en plein visage. Il avait tué… est-ce que c’était ça, être un héros ? Cela en valait-il réellement la peine ?

Jimmy se passa une main sur le visage, et sortit de sa chambre d’un pas résolu. Il ne devait pas se tracasser d’avantage. L’aventure faisait désormais parti du passé.

Entonnant d’une voix joyeuse mais effroyablement fausse les premières notes de Star Trek, il descendit les escaliers, les mains enfoncées dans les poches du pantalon en lin dont il avait fait l’acquisition la veille (et c’était une sacrée affaire, d’après l’agent Carotte, qui avait négocié à sa place auprès du marchand Klatchien). La couleur l’avait un peu rebuté au début, mais son compagnon lui avait expliqué que ce turquoise rappelait la tenue d’un célèbre héros dont Jimmy n’avait pas réussi à comprendre le nom[5].

Le jeune homme s’arrêta devant un placard. L’intérieur du meuble étant un peu plus frais que le reste de la cuisine[6], il servait de garde-manger. Lorsque Snockman l’ouvrit pour prendre de quoi préparer le petit déjeuner, il vit un bras coupé tomber sur ses pieds. Ses yeux restèrent quelques secondes accrochés sur le second bras en équilibre sur une des étagères du meuble, puis il les leva aux cieux – ou plutôt au plafond, qui dans un certain sens pouvait rappeler les cieux, avec ses galaxies de taches de graisses, ses constellations de moisissures et les trous noirs en forme de déjections de mouches.

– Fait chier… lança-t-il dans le vide, résigné.

C’est ce moment que choisit le commissaire Devadoris pour faire son apparition sur le pas de la porte, encore à moitié endormi. Il avisa Jimmy, puis le bras qui pendouillait dans le vide. Son regard descendit ensuite sur le bras tombé à terre, et remonta enfin sur la figure blasée de Jimmy.

Il réprima un bâillement et se rendit d’un pas traînant jusqu’à la porte de derrière, qu’il ouvrit sans conviction. Jimmy prit sa suite. Les deux hommes découvrirent sans surprise un corps mutilé laissé sans ménagement dans la cour arrière. Un homme. Tiens ? Ça changeait…

Comme d’habitude, le « pi » était gravé sur son front, et du sang séché recouvrait toute sa figure. Une hache reposait à son côté et Jimmy eut un pincement au cœur en la reconnaissant. C’était celle de Manchebras. Le commissaire s’approcha du corps et retira de sa bouche un petit papier, sur lequel il lut le mot « thravayle ». Il laissa tomber le papier et contempla un instant le cadavre. Enfin, il amorça un demi-tour et repartit à l’intérieur de la taverne. Jimmy haussa un sourcil interrogateur.

– Je vais annuler ma réservation sur la prochaine diligence pour Sto-Helit, et je reviens, expliqua Devadoris d’une voix ensommeillée.

– Tant que t’y es, passe prévenir les gars du guet !

Devadoris leva un bras pour signifier qu’il avait entendu, et Jimmy se reporta sur le corps. Il poussa un soupir contrit. L’enquête n’était vraisemblablement pas terminée.

 

*

 

Jimmy se hâtait dans les rues détrempées d’Ankh-Morpork. Il venait juste d’apporter la hache à Ricp, afin que celui-ci en analyse les empruntes, et retournait à présent à la taverne pour faire son rapport. En chemin, il avait croisé Gaspode, qui trottait maintenant à ses côtés et se répandait en bavardages incessants.

– Paske, t’vois, t’vois, moi, j’y dis, au roquet, j’y dis, c’est pas paske t’aboies fort que tu m’impressionnes, t’vois. Et lui, t’sais c’qui fait ? Paf ! Y m’mord l’épaule. T’rends compte ? Un pov’clébard à peine plus gros qu’un rat ! Alors bon, tu m’connais, hein ? Moi, j’me laisse pas faire, j’attaque. Paske bon, hein, faut pas non plus l’chercher, l’Gaspode, t’vois. Et pis là, v’là-t-y pas qu’sa maîtresse rapplique, genre Patchouli en mini jupe et talon aiguille, t’vois l’genre… et que j’te piaille « ah mais ça va pas mon pauvre chéri qu’est-ce qu’il t’a fait le vilain pas beau » et gna gna gna et gna gna gna… nan mais j’te jure ! Moi, chui bien content d’pas avoir de maître, t’vois… t’vois ?

Gaspode se tut, se rendant subitement compte que Jimmy ne l’écoutait plus depuis un bon moment, et leva le nez vers son compagnon. Celui-ci s’était arrêté, et observait avec surprise l’entrée de la taverne, située à quelques pas de l’homme et de l’animal. Gaspode tourna le museau, et vit plusieurs silhouettes qui s’affairaient dans la rue.

– Merde ! jura Jimmy.

Gaspode haussa un sourcil interrogateur[7].

– Des ennuis ? demanda-t-il.

– C’est la garde du Patricien.

– Ouille ouille ouille… admit le bâtard, compatissant.

– Comme tu dis…

 

*

 

Quelques minutes plus tard, Jimmy bataillait avec les gardes afin qu’ils l’informent de leur projet.

– L’affaire ne vous concerne plus, monsieur Schnockname…

– Snockman ! le coupa un Jimmy plus qu’énervé.

– Smoke-âne, si vous voulez… bref, l’affaire est entre nos mains, à présent. Vous n’avez plus à intervenir dans l’enquête.

Le jeune homme lança un regard haineux au gros homme buté qui lui faisait face.

– Et qu’en dit le capitaine Vimaire ?

– Le capitaine Vimaire n’a plus son mot à dire, ou sinon il aura affaire au Patricien.

Jimmy serra le poing, prêt à en découdre avec ce fonctionnaire borné, mais une voix dans son dos retint son geste.

– Laisse, mon garçon, nous ne pouvons rien faire pour l’instant.

C’était le capitaine Vimaire qui venait d’arriver, traînant avec lui sa vieille carcasse d’homme usé, des rides supplémentaires barrant son front. Jimmy le regarda, perplexe. Vimaire arborait un sourire légèrement crispé, un peu trop large pour être honnête.

– Laissons ces braves soldats faire leur travail. Après tout, nous n’avons rien à leur reprocher !

– Content qu’vous soyez de cet avis, m’sieur, répliqua le sergent.

Il cria quelques ordres à ses hommes et s’engagea à petit trot dans la rue, suivi par le reste du bataillon. Vimaire se posta aux côtés de son jeune stagiaire.

– Mais je serais quand même plus tranquille si quelqu’un gardait un œil sur eux… chuchota-t-il du coin de la bouche, tandis que la figure de Jimmy s’éclairait.

– Bien, m’sieur, aucun problème ! acquiesça-t-il.

Sifflotant insouciamment, il s’engagea l’air de rien dans la même direction que les gardes, les mains dans les poches et le nez en l’air.  

– Mouais… murmura le capitaine en l’observant marcher avec une désinvolture un peu trop forcée. Pas sûr qu’il ferait vraiment un bon élément… question d’entraînement, peut-être…

 

*

 

– Mais mais mais… je n’suis qu’un honnête éleveur de vaches, moi, monsieur !

– C’est ça, c’est ça… et qu’est-ce que vous faisiez dans la nuit du 12 au 13 ?

– Euh… sergent… le crime a eu lieu le 13 au soir…

– Merci caporal. Qu’est-ce que vous faisiez dans la nuit du 12 au 14 ?

Planqué dans un coin, Jimmy suivait la scène avec intérêt. Il regrettait de ne pas avoir apporté avec lui, pour l’occasion, un trench-coat, un borsalino et une paire de lunettes noires. M’enfin, il lui fallait faire avec ce qu’il avait. C’est-à-dire pas grand-chose.

Les gardes s’étaient manifestement mis dans la tête qu’un membre de la communauté naine avait fait le coup (rapport à la hache retrouvée à côté du cadavre), et ils interrogeaient maintenant tous les individus de cette espèce qu’ils avaient pu interpeller. Un dénommé Alcen, petit, barbu et costaud, comme tout bon nain qui se respecte, subissait à l’heure actuelle leur acharnement.

– J’étais en train de traire ma Toubi, juré, m’sieur !

– Votre Toubi ? questionna le sergent, sans comprendre.

– Ma vache préférée, m’sieur ! Pis, il fallait aussi calmer les ardeurs du Enko… un sacré taureau, lui, y s’laisse pas faire !

– Hum. Oui, bon. Et z’avez des témoins ?

– Euh…

Quelques vaches derrière lui se mirent à mugir, comme pour lui manifester leur soutien. Les gardes reculèrent d’un pas, surpris.

Jimmy décida de laisser tomber. Il en avait vu assez. Tant que les gardes étaient occupés à interroger les nains, ils ne dérangeaient pas l’enquête du capitaine Vimaire. Il s’éloigna discrètement, tandis que le sergent était en train de s’énerver sur ses hommes qui n’osaient pas évacuer les vaches du nain.

 

*

 

– Bon, récapitulons. Nous nous retrouvons avec d’autres morts sur les bras, ce qui signifie que cette Pousse Inette n’était pas la meurtrière, commença Devadoris, assis sur l’une des chaises peu confortables du Tambour Rafistolé.

– Ou, du moins, n’était pas la seule meurtrière, continua le capitaine Vimaire, en face de lui.

Jimmy, accoudé au bar, soupira.

– Ce qui fait qu’on n’est pas beaucoup plus avancé, hein ?

– Ouep, convint le commissaire, et mes vacances sont presque terminées. Qu’est-ce que vous suggérez ?

Vimaire haussa les épaules, mais Jimmy se racla la gorge, pensif.

– Euh… je sais bien qu’on a déjà essayé la philosophie et que ça n’a pas vraiment marché…

– Pas vraiment, non… bougonna le capitaine du Guet de nuit.

– Euh… oui, mais on a parlé un peu de sorcellerie, hier, avec monsieur Tilk, et il m’a dit… eh ben… qu’il connaissait une sorte de chamane, ici, à Ankh…

Nouveau haussement d’épaule.

– Mouais… de toute façon, on n’est pas à ça près…

Devadoris acquiesça.

– Et puis, on ne pourra pas faire plus ridicule que la garde du palais, enchaîna Jimmy avec optimisme, alors qu’ils s’engageaient tous vers la sortie.

Devant le silence de ses compagnons, il insista :

– N’est-ce pas ?

Vimaire lui lança un regard noir.

– N’est-ce pas ? répéta-t-il plus faiblement, et avec nettement moins de conviction.

 

*

 

Fort heureusement pour Jimmy et ses amis, sur le Disque-Monde non plus, le ridicule ne tuait pas[8].

Ils attendaient tous trois dans un hall spacieux et sobrement décoré. Une musique joyeuse et plutôt agaçante semblait transpirer du plafond, et de minuscules diablotins s’affairaient à droite et à gauche, l’air sérieux et absorbés. L’un d’eux, qui portait de toutes petites lunettes rondes, s’emmêla dans les grands panards de Jimmy et s’affaissa de tout son long sur le parquet remarquablement ciré, ses lunettes glissant de son nez. Devadoris se leva aussitôt et remit le diablotin sur pied. Celui-ci se contenta de grommeler quelque chose en réajustant ses lorgnons, et repartit comme il était venu, sans même un regard vers les intrus.

La femme qui les avait accueillis s’affairait également derrière l’accueil, c’était une petite brune plutôt jolie, au sourire enjôleur et à la voix sucrée. Elle tapotait sur une étrange machine d’où les diablotins entraient et sortaient, sans doute pour transmettre les informations qu’elle leur donnait. A côté d’elle, une autre machine se contentait de cracher du papier. Le commissaire Devadoris et le capitaine Vimaire contemplaient ces prodiges avec perplexité.

Soudain, un diablotin déboucha d’une petite porte à droite, s’engouffra dans une machine en forme de porte-voix, et imita une sonnerie stridente. La jeune hôtesse appuya sur un bouton et le diablotin débita un message.

Enfin, l’hôtesse s’avança vers les trois hommes et leur déclara, de sa voix la plus mélodieuse :

– Le chamane Ange est prêt à vous recevoir… veuillez me suivre, s’il vous plaît !

Ils se levèrent et lui emboîtèrent le pas. Elle les guida à travers un labyrinthe de couloirs et d’escaliers qui semblaient les mener vers les tréfonds d’Ankh-Morpork. Elle s’arrêta devant une lourde porte en chêne, sculptée de nombreuses formes bizarroïdes donnant l’impression de danser sur elles-mêmes.

– Vous pouvez entrer, dit la jeune femme en ouvrant la porte. Le chamane ne va pas tarder, installez-vous sur les coussins pendant ce temps-là. Et pour partir, vous n’aurez qu’à suivre les flèches jaunes.

– Quelles flèches jaunes ? demanda Devadoris.

– Celles que vous verrez à ce moment-là, répondit-elle énigmatiquement.

Sans leur laisser plus de temps pour assimiler sa réponse, l’hôtesse quitta la pièce et ferma la porte. Les trois hommes observèrent tout autour d’eux et ne virent rien d’autre que quelques coussins installés en cercle au centre de la salle faiblement éclairée. Une légère odeur âcre imprégnait les lieux. Au moment où ils s’assirent, un homme barbu, vêtu d’une ample toge beige, entra par une porte dissimulée au fond de la pièce. Il portait sur un plateau quatre bougies allumées. Sans un mot, il s’avança jusqu’au centre du cercle, déposa une bougie devant chacune des personnes présentes et la dernière face à un autre coussin. Il ressortit ensuite de la pièce par la même porte. Devadoris, Jimmy et Vimaire s’interrogèrent du regard, mais n’osèrent pas parler à haute voix. L’homme en robe revint après quelques minutes, toujours avec son plateau, mais sur lequel était disposé cette fois une coupelle, un verre plein d’un liquide qu’ils ne purent identifier et une petite boite en fer. Après avoir installé tout cela devant le coussin encore libre, il quitta à nouveau la pièce. Il réapparut ensuite, sans plateau cette fois, et s’installa sur le coussin libre.

– Généreuseclarté, dit-il.

– Pardon ? demanda Vimaire.

– Soyez les bien venus dans mon humble demeure.

– Merci.

– Que souhaitez-vous savoir messieurs ?

– Nous voudrions savoir qui sont le ou les coupables des meurtres sur lesquels on enquête, répondit Jimmy.

– Humm… pour cela, les cartes ne seront pas suffisantes. Il faut directement passer au gros calibre, je pense.

– Si vous le dites, dit Vimaire en regardant le chamane se lever et quitter une fois encore la pièce.

Il revint avec un cochon en laisse sous les regards ahuris des trois hommes. Il le plaça au centre du cercle, la tête face Vimaire. Le chamane Ange se mit à genou derrière l’animal et glissa la coupelle devant lui. Il ouvrit la boite et saisit une craie qui se trouvait dedans. Il dessina des pentagrammes autour de la coupelle et des pattes arrière du goret. Ensuite, il apposa ses mains sur le postérieur du bestiau et se mit à psalmodier.

– Par tous les seins sacrés, les jours joyeux, la pluie ensoleillée, la clarté sombre, la belle convulsion, la vérité est parmi nous. Que son nom soit damné, oublié, sacrifié, perdu. Qu’il apparaisse parmi nous, en nous, pour nous, vous, ils, eux et même elles. Ô Grand Sachem guides-nous parmi les entrailles du Grand Chaos Symbiotique. Par le Vénérable Porc que la vérité sorte de son côlon.

A peine le chamane avait-il fini sa tirade que le cochon se soulagea dans la coupelle. Sous les regards interdits des trois hommes, il plongea ses mains dans les excréments de la bête et se mit à les triturer, les malaxer et les laisser glisser entre ses doigts après les avoir portés à hauteur de ses yeux. Après quelques minutes de ce jeu surprenant, Ange regarda en direction des trois hommes et s’adressa à eux.

– Le Vénérable Porc a parlé. Que ses besoins soient entendus. Ils ne sont pas qu’un même si il y a moins un. Un est récent ici. Un n’est pas rien. Ainsi a parlé le Vénérable Porc.

– Euh…

– Pour le règlement voyez ça avec Kat en haut. C’est bon, vous pouvez partir.

Et sans leur laisser le temps de dire quelque chose, il but le verre et quitta la pièce.

Jimmy, Vimaire et Devadoris s’observèrent quelques minutes avant de réagir.

– Vous avez compris quelque chose à tout ça ? demanda Jimmy.

– Je n’en suis pas sûr, répondit Vimaire. On ferait bien de sortir d’ici et d’aller respirer un peu d’air frais.

 

*

 

Il leur fallut trois quart d’heure pour sortir du labyrinthe, et ce n’était pas faute de suivre les petites flèches jaunes, qui, allez savoir pourquoi, semblaient parfois aussi désorientées que les trois collègues. Sans parler du fait qu’elles avaient indubitablement eu envie de leur faire courir le marathon à travers un dédale de couloirs suintants et de lieux obscures au sein desquels ils ne préféraient même pas savoir ce qu’il se cachait. Ce fut donc avec force halètements et autres manifestations sonores de leur épuisement physique qu’ils débouchèrent enfin dans le hall d’accueil.

– Aaargl… grimaça Jimmy en se tenant une côte[9].

– Comme vous dites… acquiesça Devadoris en s’épongeant le front. Je peux dire que j’ai fait de l’exercice pour la journée…

– Nan, c’est pas ça…

– Ha bon ?

– Ya une araignée grosse comme mon poing qui est en train de grimper le long de ma jambe…

– Aaargl, effectivement, convint le commissaire en faisant un brusque écart sur le côté.

Une sueur froide glissa doucement le long de la colonne vertébrale du jeune homme. Il baissa les yeux et croisa les regards luisants et légèrement perplexes de l’araignée.

– Ne bougez surtout pas… susurra Vimaire en se déchaussant.

Il empoigna sa chaussure et entreprit d’avancer doucement vers Snockman. Ce dernier avait décidé de fermer les paupières, en essayant de s’imaginait qu’il était très, très loin d’ici, en train de se faire chouchouter par Xena la guerrière, tiens, ou encore dans les bras de Sydney Fox. Oui, c’est ça ! Sydney Fox était devant lui, et lui faisait un strip-tease, en lui caressant de temps en temps la jambe du bout de son pied ! D’ailleurs, ses doigts de pieds étaient particulièrement grêles… aaaaargl…

Le capitaine leva doucement la bottine et s’apprêtait à l’abaisser brutalement sur le genou du jeune homme, lorsqu’un cri suspendit son geste.

– Pela ! Pela, tu es là !

Kat accourait dans leur direction, tendant les bras vers l’araignée. Celle-ci dégringola du pantalon de Jimmy et sauta sur la poitrine de l’hôtesse.  

– Elle s’était perdue dans les caves… la pauvre, elle qui a si peur du noir… déclara-t-elle en caressant le dos velu de la bestiole, juchée à présent sur son épaule. C’est si gentil à vous de me l’avoir ramenée ! ajouta-t-elle, pleine de gratitude. Je vous en serai éternellement reconnaissante !

– Euh… de rien… murmura vaguement le capitaine qui se rechaussait comme si de rien n’était.

Jimmy, blanc comme un linge, ne soufflait mot, encore sous le coup de l’émotion qu’il venait de vivre.

– Pour la peine, je vous offre cette consultation ! poursuivit la jeune femme tout sourire en se dirigeant vers son comptoir, l’arachnide toujours sur elle.

– Oh, vous savez, nous n’avons pas fait grand-chose… ce n’est vraiment pas…

– Teuh teuh teuh, je ne veux rien entendre ! Vous m’avez retrouvé mon araignée domestique, c’est le moins que je puisse faire pour vous ! Allez, viens, Pela, retourne dans ta cage, continua-t-elle à l’intention de la bête.

Celle-ci descendit de l’épaule et se carapata dans une grande cage en verre qui siégeait sur le comptoir.

Les trois compagnons gagnèrent la sortie. Jimmy, la démarche raide et mécanique, regardait droit devant lui, sans comprendre ce qu’il se passait autour de lui. Les deux policiers le ceinturèrent pour le guider dans la bonne direction.

– Bonne journée ! Et n’hésitez pas à revenir nous voir ! Pela et moi, nous serions ravies de vous accueillir à nouveau ! lança l’hôtesse tandis qu’ils passaient la porte.

– C’est ça, c’est ça… répondit Devadoris.

Une fois à l’extérieur, le groupe s’arrêta. Jimmy cligna des yeux, ébloui par la lumière du jour. Le commissaire Devadoris et le capitaine Vimaire le contemplèrent un instant, inquiets. Snockman leur rendit leur regard.

– Dites… tout à l’heure, à l’intérieur… articula-t-il enfin.

– Oui ? s’enquit Vimaire, l’encourageant à continuer.

– Ce n’était pas vraiment… ce que je crois, hein ? C’était juste un hamster… oui, c’est ça, c’était juste un hamster et moi j’ai cru…

Il partit d’un rire nerveux et Devadoris lui tapota l’épaule.

– Bien sûr, mon gars, juste un hamster, déclara le capitaine du Guet avec conviction, et le commissaire de Sto Helit hocha la tête.

Parce que parfois, dans la police, il fallait aussi faire preuve de psychologie.

 

*

 

Les locaux du Guet de nuit n’avaient rien d’un lieu où il faisait bon vivre. Exigus, étouffants, en désordre complet, ils auraient sans doute donné une crise cardiaque à la moins consciencieuse des femmes de ménage. Pourtant, c’était en ces lieux que le capitaine Vimaire passait l’intégralité de sa vie, entre deux cigares et un repas pris à la va-vite. Un canapé antique traînait dans un coin, gardant au creux de son cuir fatigué l’emprunte exacte du capitaine.

Pendant que ce dernier compulsait divers papiers, Jimmy fit le tour du propriétaire. Dans un coin, le sergent Côlon astiquait son casque, dans un autre, l’agent Carotte s’appliquait, langue sortie, à écrire une lettre ­– à ses parents, sans doute. Le jeune homme ne lui connaissait pas d’amour. Chicques se curait les dents, les pieds nonchalamment posés sur le bureau de Fred Côlon. Jimmy soupira et s’installa sur un bout de chaise qui traînait dans un coin[10]. Il s’efforçait de décrypter les mots du chamane, sans doute plus pour oublier l’épisode malheureux qui s’en était suivi que par conviction qu’ils seraient d’une quelconque aide dans leur affaire. Déjà, cet Ange leur avait confirmé qu’il s’agissait bien d’une bande, composée d’au moins deux personnes – l’une étant morte. Puis il avait dit…

Le jeune homme leva la tête, pris d’un soupçon subit. « Un est récent ici » ? Et si…

– Eh, Snockman, vous rentrez à l’auberge avec moi ? Il commence à se faire tard…

Jimmy se tourna vers le commissaire Devadoris qui venait d’apparaître sur le seuil du Guet, encore tout poisseux de sa plongée dans l’Ankh.

– Alors, vous avez réussi à apercevoir le fond, cette fois-ci ? demanda le capitaine Vimaire sans lever les yeux de sa paperasse.

– Eh bien, je me suis bien muni d’une pelle, comme vous me l’avez conseillé, et j’ai réussi à m’enfoncer d’une dizaine de mètres sous la surface. Ça m’a permis d’observer une faune et une flore tout à fait exceptionnelle… j’ai même croisé un nid d’hirondelles ! Bon, alors, vous venez, Snockman ?

– Oui… oui, répondit le jeune homme avec circonspection.

Il se leva de sa chaise et passa la porte, en n’omettant pas de jeter un regard soupçonneux au commissaire qui lui emboîta le pas.

 

*

 

Le lever au Tambour Rafistolé faisait désormais parti d’un rituel auquel Jimmy ne dérogeait jamais. Jetage de draps à terre, enfilage de vêtements plus ou moins propres, ouverture d’yeux… à cet instant, il y avait toujours une ou deux secondes de flottement, durant lesquels le jeune homme se demandait pourquoi la porte en face de lui était en bois vermoulu piqué de vers, et pourquoi la chambre dans laquelle il se trouvait ne possédait ni posters ni figurines posées un peu partout. Puis la mémoire toquait obligeamment à la porte de son cerveau, et il l’accueillait bon gré mal gré, comme un élément indispensable au bon fonctionnement de la mécanique. C’était étrange, cette façon qu’avait la mémoire de se pointer toujours en dernier, là où le système nerveux, la logique et l’intellect avaient déjà revêtu leur bleu de travail et vaquaient à leurs occupations respectives.

Jimmy secoua la tête, indiquant à ses fonctions intellectuelles qu’il n’était pas encore l’heure de se prendre une pause café, et se mit en route vers la salle à manger. A peine était-il dans les escaliers, qu’il vit le commissaire Devadoris se précipiter à sa rencontre, l’air soucieux.

– Encore un ? soupira le jeune homme.

– Comment vous avez deviné ?

 

Le corps avait cette fois-ci été abandonné dans un grand panier en osier, les pieds en dehors, posé négligemment au milieu d’un passage derrière la taverne. Devant lui, Hibiscus Ormebrun se lamentait de la mauvaise publicité que ces différents crimes octroyaient à son auberge pourtant d’excellente réputation[11]. Jimmy fit le tour du panier, en quête d’indices. Malheureusement, la tête de l’individu était totalement engoncée au fond de l’ustensile, et il était impossible d’en deviner l’aspect.

Vimaire arriva quelques minutes après, accompagné de Tilk et River. Devadoris fut le premier à parler.

– Comment avez-vous su ?

– Oh, une simple intuition, répondit le capitaine du guet. J’en ai profité pour ramener nos gars.

– Légistes, intervint Jimmy.

– Lait-geste ?

– Légistes. C’est leur fonction. Etudier les morts et tout ça…

– Oh.

Pendant ce temps, les deux hommes prenaient des notes et des images sur la disposition du corps. Quand ils eurent fini, avec l’aide de Devadoris, ils sortirent le corps du panier et l’allongèrent sur une planche qu’ils avaient apportée avec eux. A peine l’avait-ils installé que Tilk l’étudia. Quand il vit le visage de la victime, il ne put réprimer un mouvement de recul.

– Beurk…

– C’est censé ressembler à quoi ? demanda River en désignant la bouche du cadavre qui avait été tailladée.

– A un sourire, je dirais, répondit Vimaire.

– Un peu forcé, enchaîna Devadoris.

Tous se tournèrent vers lui en lançant des regards[12] noirs.

Soudain, ils entendirent le bruit d’une cavalcade se dirigeant vers eux. Un homme déboucha en trombe dans le passage, bouscula Tilk qui s’étala par terre, poursuivit son chemin et disparut dans l’auberge dont la porte était encore ouverte. Un autre homme arriva en criant :

– Lupin, arrêtes-toi, tu es foutu !

Devadoris se trouvant sur son chemin, celui-ci le renversa sans s’arrêter et disparut à la suite du premier personnage.

– Marrant ça, déclara Jimmy. Il ressemble vachement à Kiefer Sutherland.

– A qui ?

– L’acteur qui joue Bauer, répondit machinalement le jeune homme. Oh, c’est vrai. Oubliez ce que je viens de dire.

Tilk, toujours le nez par terre, appela ses compagnons. Il venait de trouver entre deux caisses un couteau en os de baleine dont le manche était enroulé dans un bout de papier. River se saisit d’une paire de gants et déroula prudemment le document. Une fois déroulé, il le glissa dans une pochette transparente qu’il avait sorti de sa poche et donna le tout au capitaine Vimaire. Celui-ci vit qu’était écrit dessus le mot « Bhomneure ».

Jimmy, qui avait regardé la scène de River avec la satisfaction du professeur dont l’élève se montre brillant, dit :

– Il ne manque plus que le π. Il doit bien être quelque part.

– Ici, répondit Devadoris qui, pendant ce temps, s’était penché sur la victime. Il est tracé sur la nuque.

– Eh ! Quoi d'neuf, Docteur ?

Toutes les personnes présentes se tournèrent vers celui qui venait de prononcer ces mots. Ils virent un lapin debout sur ses pattes arrière en train de grignoter tranquillement une carotte. Ils eurent à peine le temps d’ouvrir la bouche pour dire quelque chose, qu’un nuage de poussière passa à très grande vitesse à coté d’eux en émettant un « Bip bip ». Peu de temps après, ce que semblait être un coyote passa à sa suite sur un rythme beaucoup plus lent en tirant la langue. Il avait la particularité de se tenir lui aussi sur ses pattes arrière, celles de devant tenant une fourchette et un couteau. Il possédait également une serviette attachée autour du cou. Alors qu’il arrivait à la hauteur de la porte de la taverne par laquelle disparaissait tous ces personnages, un rocher, venant d’on ne sait où, lui tomba dessus. Le coyote s’en extraya et disparut en titubant par ladite porte.

Jimmy allait ouvrir la bouche quand il vit un canard qui arrivait en courant et en évitant par divers bonds les balles tirées par celui qu’il reconnut comme étant Elmer. À leur suite passa un petit cochon bien habillé qui n’arrêtait pas de parler malgré son bégaiement. Quand il disparut à son tour par la porte,  le lapin toujours présent déclara « Quel spectacle ! » et prit lui aussi le passage.

– Euh… c’était quoi tout ça ? demanda Tilk.

– Et bien, il y avait Bugs Bunny, Bip Bip, Vil Coyote, Daffy Duck, Elmer Fudd et Porky, répondit Jimmy. Sur terre ce sont des personnages de dessin animé, mais je ne sais pas  ce qu’ils font dans le coin.

– Oh.

Se désintéressant de ce qui venait de leur passer sous les yeux, tous les protagonistes tournèrent leur regard sur le corps de la victime.

– Bon comme d’hab, déclara Vimaire. Vous emmenez le cadavre au dépôt, et moi je file au guet régler une ou deux petites choses.

– Moi, je vais prendre un bain, dit Devadoris.

– Et moi je vous accompagne, capitaine, enchaîna Snockman.

Sur le chemin, Jimmy demanda à Vimaire :

– Vous comptez faire quoi pour la Garde du Patricien ?

– La prévenir, cela va de soi.

– Mais on a déplacé le corps !

– Oh, ce n’est pas ce qui va les déranger. Je leur ferai dire où on l’a trouvé, comment il est mort et qui c’était dès que les petits gars le sauront.

– Et comme ça, dit Jimmy avec un grand sourire, on garde une longueur d’avance.

– Il ne faut pas trop jouer à ça avec Vétérini, mon gars, tu l’as rencontré.

– Oui, deux fois même.

– Ce n’est pas forcément une bonne chose.

– Ah bon, répondit le jeune homme. Il réfléchit un instant puis enchaîna : Il y a une chose dont je voudrais vous parler, capitaine. C’est au sujet du commissaire Devadoris.

– Oui ?

– Et bien… Euh… Je voulais savoir si vous connaissiez le commissaire d’avant cette histoire ?

– Non, pourquoi ? demanda innocemment Vimaire.

– Ah. C’est parce que je commence à trouver bizarre qu’il soit arrivé juste le jour où l’on a découvert le premier corps. Et à plusieurs reprises, c’est lui qui les a découvert. En plus ce qu’a dit le chamane… Un est récent ici. Ca veut dire que le coupable est quelqu’un qui vient d’arriver, et…

– Oui, je sais. Je me suis déjà posé la question. C’est pour ça que j’ai envoyé l’agent Tricky à Sto Hélit pour se renseigner. Il devrait bientôt rentrer normalement.

– Si rien ne lui est arrivé, dit Jimmy d’un air sombre.

Le capitaine ouvrit la porte du guet et précéda le jeune homme. Il prit un morceau de charbon dans la petite cheminée et écrivit sur un mur le mot Bhomneure à coté des mots précédents. En face de chacun, le terme était réécrit correctement. Jimmy lut les cinq mots et se tourna vers Vimaire qui venait de s’installer à l’un des bureaux.

– Qu’est-ce qu’ils signifient à votre avis ? demanda Snockman.

– Pour certains, il s’agit des pêchés capitaux d’Ankh-Morpork. D’après la légende, il y en a sept. Donc, on a déjà la générosité, la gentillesse, l’abstinence, le travail et le bonheur. Il ne manque que l’ascèse et l’humilité.

– Encore deux meurtres, donc, si j’ai bien compris.

– Il y a des chances. L’idéal serait d’identifier les futures victimes et de les protéger.

– Mais comment ?

– C’est bien là la question. Il y a bien trop de monde à Ankh-Morpork. Même si les humbles ne courent pas vraiment les rues, je ne vois pas comment on peut les identifier.

– Et les liens entre les victimes ? demanda Jimmy.

– Je n’en vois aucun à part les pêchés, bien sûr.

– Il faudrait un profiler. Ça nous aiderait bien.

– Un quoi ?

– Quelqu’un qui pourrait faire le profil psychologique du ou des meurtriers.

– Oh, facile ça. Un homme de race humaine, et complètement barré dans une secte.

Alors que le jeune homme allait poser une nouvelle question au capitaine, la porte du guet s’ouvrit pour laisser passer Sophroniskos. Il arborait un grand sourire.

– Capitaine, Jimmy. Mon maître a réussi à créer un système pour comparer les empreintes.

– Super ! s’exclama Snockman. Et ça dit quoi ?

– Euh… ça ne parle pas, mais on peut vous dire que les empreintes des premiers meurtres correspondent à celles de la jeune demoiselle.

– Pousse Inette, dit Vimaire.

– Oui, c’est elle.

– Et si… ? dit Jimmy sans continuer sa phrase. Oui… allez voir ça avec le couteau capitaine, moi je vous rejoins là-bas. J’ai une petite course à faire avant.

 

Un peu plus tard, Jimmy arriva dans le laboratoire de Ricp, essoufflé. Il tenait dans sa main un objet emballé dans une feuille de papier. Il le donna à Sophroniskos en lui demandant de bien faire attention et de pratiquer l’examen comparatif des empreintes avec celles qui se trouvaient sur le couteau du dernier meurtre. Pendant que l’alchimiste et son assistant préparaient le tout pour l’analyse, Jimmy se pencha vers Vimaire avec un air de conspirateur.

– J’ai récupéré ce verre au Tambour, le commissaire venait de s’en servir.

– Oh, finit négligemment le capitaine sans quitter des yeux les deux alchimistes.

– Comme ça on va savoir si c’est lui le coupable ou non. Génial non ?

– Oui, mais par contre je pense que je vais m’écarter un peu de nos amis, répondit Vimaire en glissant doucement vers la sortie.

– Pourquoi ? demanda Jimmy.

– Oh, ne craignez rien, intervint Sophroniskos. On maîtrise bien le processus maintenant.

A peine venait-il de prononcer cette phrase que Ricp se tourna vers eux et leur dit :

– C’est bon, nous sommes prêts. On va pouvoir commencer.

L’alchimiste prit le couteau et le posa dans un petit récipient de fer blanc. Il versa dessus le contenu d’une fiole. Lorsque le liquide entra en contact avec l’arme, une fumée blanche s’éleva. En la voyant, Vimaire plongea derrière le bureau qui se trouvait près de lui. Voyant que rien ne se passait, il sortit la tête de sa cachette. Il vit les alchimistes continuer leurs manipulations et Jimmy arborer un regard dépité. Ricp souleva la boite et versa le liquide devenu noir dans une fiole que tenait son assistant. Celui-ci la posa au-dessus d’un réchaud à esprit-de-vin[13] et prit un autre flacon. Il attendit que son maître ait réglé la puissance du réchaud avant de commencer à verser le liquide jaune. Lorsqu’il le fit, il se produisit une explosion assez forte. Le capitaine du guet plongea à terre, et Snockman bondit en arrière. Ricp se tourna vers les deux hommes et leur dit, de l’air le plus placide du monde :

– Ce n’est rien, messieurs. Juste un peu de bruit.

– Rien ? s’écria Vimaire. Votre assistant a les sourcils complètement brûlés !

– Ça ne lui allait pas, les sourcils, de toute façon. Et s’il veut faire partie intégrante des alchimistes, il doit s’en débarrasser.

– Si vous le dites, répondit le capitaine d’une voix sombre.

Ricp se retourna vers son assistant et lui fit signe de passer à la suite. Celui échangea le récipient qu’il tenait avec une autre d’un modèle plus grand. A l’intérieur, se trouvait ce qui ressemblait, aux yeux du capitaine, à des cailloux. A l’aide de pinces, l’alchimiste se saisit de la fiole encore chaude et versa le contenu sur les cailloux. Le tout se mit à bouillir et les granulés se dissolvèrent. Une fumée mauve s’échappa et Sophroniskos la captura dans une boite qu’il tenait renversée. Il remit le couvercle et posa le tout sur la table. Il mit dessus un autre flacon renversé, contenant une substance visqueuse. Il ouvrit une petite trappe située sur la boite. La fumée s’en échappa, traversa la substance et remplit le flacon. Ricp se pencha dessus.

– Vous voyez, messieurs, la belle couleur bleue de la fumée ?

– Euh oui, se hasarda Vimaire.

– Cela veut dire qu’il n’y a qu’un seul type d’empreintes sur le couteau.

– Ah bon, si vous le dites.

L’alchimiste fit signe à son assistant de poursuivre les manipulations. Il prit le grand flacon duquel la fumée avait été émise et le vida dans une fiole étroite. Il rajouta dedans un autre liquide et boucha le tout. Puis les alchimistes reproduisirent les mêmes manipulations sur le verre qu’avait apporté Jimmy.

Une fois que tout fut fini, Ricp se tourna vers le capitaine du guet.

– Je peux vous affirmer que les empreintes du verre ne sont pas les mêmes que celles du couteau.

– Vous êtes sûr ? demanda Snockman.

– Vous voyez les différentes couches de couleur dans chacune des fioles ? interrogea Ricp.

– Oui.

– Donc vous pouvez observer qu’elles diffèrent totalement. Pour que ce soit les mêmes empreintes, il aurait fallu que les couches soient totalement identiques.

– Oh, un peu comme pour l’ADN, dit Jimmy.

– La dégaine de qui ? demanda Vimaire.

– Non, rien, répondit le jeune homme. Et sinon, vous avez quelques indices ?

L’alchimiste haussa les épaules.

– Eh bien, tout ce que je peux dire, c’est qu’il s’agit d’un homme, seul.

– Ouais. On n’est pas beaucoup plus avancés, quoi, marmonna Vimaire.

 

*

 

Après cette superbe démonstration, le capitaine et Jimmy retournèrent au Tambour Rafistolé. Il était près de trois heures de l’après-midi, et ils avaient bougrement faim. Une fois là-bas, tout en se nourrissant des quelques denrées comestibles de la taverne, ils racontèrent à Devadoris le résultat des analyses, rassurés que ce dernier ne soit pas impliqué dans l’affaire, mais ils furent interrompus par l’arrivée brusque de la garde du palais, furieuse d’avoir été menée en bateau par le capitaine du guet.

– C’est fini pour vous, Vimaire, s’emporta le sergent, nous sommes au courant de vos petites manigances pour continuer l’enquête de votre côté ! Nous avons déjà récupéré le corps auprès de vos… complices. Donnez-nous tout de suite l’arme du crime !

– Oh, et bien… commença le capitaine, désireux de calmer les choses.

Il s’avança et tendit le couteau.

– Terminé, tout ça ! reprit le sergent en se saisissant de l’arme. Vous allez rentrer chez vous, et plus vite que ça ! De toute façon, nous avons déjà le coupable, un dénommé Alcen. Un nain, évidemment… cracha-t-il avec mépris.

Jimmy sentit la colère lui monter aux joues et serra les poings. Vimaire posa une main ferme sur son épaule, l’enjoignant au silence.

– Ah oui ? Tiens… et vous l’avez attrapé quand, votre coupable ?

– Il est derrière les barreaux depuis hier ! s’engorgea le sergent.

– Oh. J’imagine donc qu’il s’est évadé pour commettre le meurtre de cette nuit, puis qu’il est rentré sagement dans sa cellule après avoir commis son forfait ? A moins qu’il ne possède le pouvoir de téléportation ?

Le visage du gros sergent s’empourpra.

– C’est-à-dire que… euh… il a très bien pu… euh… il y a forcément une explication… Il hésita un instant, ses traits gras exprimant une intense réflexion, se redressa fièrement et reprit : De toute façon, même si ce n’était pas lui, tout ça n’est pas votre affaire, alors que je ne vous revois plus dans mes parages !

– Oh, mais nous n’étions pas ici pour une quelconque enquête, n’est-ce pas, Jimmy ? Nous venions juste prendre un verre avec notre bon ami Devadoris.

Devant l’air tranquille du capitaine, le sergent perdit toute sa contenance et balbutia un « Ah bon. D’accord. Bon ben… on s’en va alors… » piteux. Il ordonna la retraite aux quelques troufions qu’il avait amené avec lui et sortit de la taverne au pas de course.

Dès qu’il fut dehors, Jimmy soupira et s’affala sur une chaise.

– Pfiou… j’ai bien cru qu’on s’en débarrasserait jamais, de celui-là.

Vimaire esquissa un sourire et sortit un cigare de sa poche.

– La psychologie… tout est une question de psychologie, petit, fit-il en allumant le cigare.

– Et maintenant ? demanda le commissaire Devadoris.

Vimaire haussa les épaules. Comment retrouver un meurtrier dans une ville comme Ankh-Morpork ?

– On pourrait peut-être revoir notre chamane et notre philosophe, hasarda Jimmy. Devant le regard assassin que lui lancèrent les deux flics, il se reprit : J’veux dire, avec les nouveaux indices, et tout ça, ça pourrait peut-être donner quelque chose ! Non ? Non ? acheva-t-il d’une toute petite voix.

Haussement d’épaules, de nouveau.

– Faites comme vous le sentez, Snockman. Au point où on en est…

 

*

 

– Dites, Snockman... Est-ce que vous pouvez me rappeler pourquoi j’ai accepté ?

Jimmy, Vimaire et Devadoris se trouvaient dans l’antre de la philosophe, et celle-ci ne cessait depuis leur arrivée de leur déblatérer un laïus sur une recherche de fonds destinée à lui payer le voyage de retour vers Ephèbe, sa patrie d’origine.

– Alors, vous comprenez, moi, vos histoires de meurtre, c’est bien joli, mais c’est pas ça qui va me payer mon billet !

– Euh… donc, vous ne pouvez rien nous dire, même avec les nouveaux indices ? s’avança Jimmy.

– Mon jeune ami, répondit Kinnzip avec hauteur, la philosophie, c’est bien beau, mais ça ne nourrit pas son homme – ou plutôt sa femme.

Jimmy promena son regard sur les différentes fioritures qui ornaient le tonneau et se reporta sur la jeune femme.

– Ah bon ?

– Hum. Oui, bon, évidemment, un conseil n’est jamais gratuit… mais le philosophe Destarots l’a bien dit : « Je dépense, donc je suis »[14]. Ce qui se résume à : vous payez, ou vous disparaissez. Allez, ouste ! ajouta-t-elle avec un brin d’agacement devant la mine ébahie des trois compères.

Ils sortirent en hâte, manquant de se télescoper avec un homme à l’aspect tranquille et affable qui venait sans doute voir la philosophe.

Les trois amis s’éloignèrent sur le pavé, les éclats de voix de Kinnzip parvenant à leurs oreilles.

– Ah, monsieur Gorn ! Entrez, entrez, vous prendrez bien un café ?

 

*

 

– Et maintenant ? demanda Vimaire.

– On tente le chamane ? répondit Snockman.

 

*

 

L’atmosphère était toujours la même dans le large corridor de l’antre du chamane. Les diablotins couraient dans un sens et dans l’autre, le plafond crachait toujours cette petite musique discrète mais obsédante, et l’hôtesse d’accueil, comme d’habitude, s’affairait derrière son bureau.

– Oh, bonjour ! s’éclaira-t-elle en les voyant entrer. Bienvenu à nouveau chez nous ! En quoi puis-je vous être utile ?

– Nous souhaiterions revoir le chamane, répondit Jimmy. Nous avons de nouveaux indices et…

– Hélas, je crains de ne plus pouvoir vous aider, fit une voix grave derrière eux.

Ils se retournèrent et virent Ange qui s’approchait vers eux, en lançant des œillades coquines à Kat, rougissante jusqu’aux oreilles.

– Et pourquoi donc ? s’enquit le jeune homme.

– Les intestins de mon cochon sont vides. Il vous faudra repasser après le repas…

Vimaire fit une grimace de dégoût et se tourna vers la sortie.

– Bon, ben, tant pis alors. A une prochaine fois ! s’écria Jimmy, alors que le capitaine l’entraînait par le bras.

 

*

 

– Et maintenant ? redemanda Vimaire.

– Euuuh…

Ils déambulaient dans le quartier du port, ne sachant que faire. Le corps leur ayant été enlevé, ils n’avaient plus aucune piste pour travailler sur l’enquête. Les miasmes de l’Ankh s’engouffrèrent dans les narines de Jimmy, lui rappelant avec force cette journée qu’il avait passée avec Manchebras et qui lui semblait maintenant si lointaine. Comme une autre vie, une autre époque… Car maintenant, il travaillait avec la police, il…

Une forme sortant d’une cave arrêta sa pensée[15]. Il fit signe à ses compagnons de s’arrêter. Le soir s’étalait sur la ville, dans un melting-pot de brumes, de pollutions et d’obscurité, et la forme se mêlait à toutes ces ombres sans vraiment s’en détacher. Et pourtant, Jimmy sentait confusément que ce n’était pas qu’un simple ivrogne en quête d’une taverne. Sans doute était-ce à cause de la cape, cette cape qui lui rappelait fortement celle de la femme qu’il avait poursuivie sur les toits d’Ankh-Morpork, cette « Pousse Inette ».

Vimaire comprit instantanément ce que Jimmy avait à l’esprit. D’ailleurs, il suffisait de lire sur les traits décomposés du jeune homme pour comprendre l’affaire, et cela n’échappa pas non plus au commissaire Devadoris.

– Qu’est-ce qu’on fait ? On le suit ? chuchota ce dernier alors que la forme tournait dans une ruelle qui menait, selon toute probabilité, vers le quartier des Ombres.

Jimmy acquiesça et les trois hommes se mirent en marche.

Après un chassé-croisé dans les ruelles d’Ankh-Morpork, ils débouchèrent enfin dans la rue du Tambour Rafistolé.

– Je crois que nos soupçons se confirment, chuchota Jimmy en voyant la forme s’engouffrer dans un bâtiment adjacent au Tambour.

Ils attendirent quelques instants, puis entrèrent à sa suite. L’endroit était sombre, et s’étirait en un escalier qui dégringolait dans des profondeurs insoupçonnées. Ils s’engagèrent dans celui-ci et dévalèrent une volée de marche avant d’atterrir devant une petite porte de chêne. Une voix étouffée s’en échappait.

– Voilà… comme ça… Maintenant, le bras, je le mets comme ça… Cette chaîne un peu plus haut… hmmm… pas mal… on voit bien le mot… hmmm…

Il y eut un silence, puis :

– Ouais, parfait. J’espère qu’y vont faire le lien avec le Tambour.

S’en suivit des tintements de chaîne, quelques ahanements, puis plus rien.

– On y va, lança Vimaire sur un ton qui n’admettait aucune réplique.

Il sortit son arme et donna un coup de pied à la porte, qui s’ouvrit en grinçant. Le capitaine la passa en boitant, dans un « putain de merde, ça fait mal ! » retentissant. Il s’arrêta subitement en découvrant le spectacle qui s’étalait devant ses yeux. Devadoris et Jimmy le suivirent dans la pièce.

Encore une victime, ça, ils auraient dû s’en douter. Les serials killers manquaient toujours cruellement d’imagination[16]. Affreusement squelettique, elle pendouillait le long du mur, bras et jambes attachés par de lourdes chaînes de fer. De nombreux plats bien garnis et encore fumants étaient disposés autour d’elle, et, sur le mur, de grosses lettres tracées grossièrement à la craie formaient le mot « Haseize ». Evidemment, la victime était décédée, et portait le π sur son front, au fer rouge.

Vimaire se précipita dans le fond de la pièce, où une petite porte tremblait encore du passage récent du meurtrier. Le commissaire Devadoris le suivit aussitôt, avec ce réflexe de tout bon policier (« je suis le chasseur, tu es la proie ») qui faisait cependant défaut à Jimmy, encore perdu dans la contemplation du corps. Quelques secondes s’écoulèrent, puis Devadoris repassa sa tête par la porte.

– Alors, vous venez, Snockman ? Le capitaine est en train de poursuivre notre coupable…

Le jeune homme parut s’éveiller et regarda le commissaire.

– Et la victime ?

L’homme regarda le corps et réfléchit quelques secondes.

– Bon, de toute façon, c’est rapé pour moi, maintenant. Allez rejoindre le capitaine, je garde le corps.

Jimmy acquiesça et se hâta vers l’extérieur.

 

La porte menait directement sur une ruelle sombre. D’autant plus sombre qu’il faisait nuit. Le jeune homme regarda à gauche, puis à droite, se demandant dans quelle direction s’était effectué la course-poursuite. Il se gratta la tête, puis entendit un grand « Aaaaaaaaaah », suivi d’un « SPROTCH » qui résonna dans l’air moite de la ville. Cela venait de la gauche. Il prit le pas de course, et déboucha bien vite sur un pont qui surmontait un bras de l’Ankh. Vimaire s’y trouvait, à moitié penché par-dessus la rambarde, la figure illuminée d’un grand sourire, sûrement dû au spectacle qu’il contemplait. Il releva la tête à l’approche du jeune homme et désigna le fleuve d’un mouvement de tête.

– L’imbécile ! Il a voulu sauter dans l’Ankh… hihihi !

Jimmy se pencha à son tour, et aperçut, quelques mètres plus bas, le corps inanimé de leur fuyard, tombé la tête la première dans un monceau d’immondices qui charriaient de temps en temps quelques filets d’eau.

– Bon, assez rigolé, déclara soudain le capitaine en reprenant tout son sérieux. On va pouvoir profiter de son évanouissement pour l’épingler.

Il contempla ses bottes, usées jusqu’à la moindre fibre, puis avisa les chaussures à l’air encore resplendissantes de Jimmy. 

– Tu peux t’en charger, p’tit ? ajouta-t-il avec malice.

Jimmy regarda de nouveau par-dessus le pont, et déglutit à la vue de la viscosité qui montait et descendait par vagues successives, comme un énorme blob vivant et respirant, à l’affût d’une prochaine victime venue s’empêtrer dans ses remugles. Il tourna la tête, et remarqua deux silhouettes à l’autre bout du pont, à moitié cachées par le brouillard ambiant. Deux silhouettes qu’il commençait à connaître.

– Oh ! Je crois que c’est Détritus et le caporal Chicques, là-bas ! Youhou ! s’écria-t-il en agitant un bras.

Les deux se retournèrent et s’approchèrent.

– Oh ! B’soir m’cap’taine ! fit le caporal en reconnaissant Vimaire, tandis que Détritus émettait un « bong » équivalant à une main rencontrant son front dans une vaine tentative de salut militaire.

– Caporal Chicques, agent Détritus, salua le capitaine. Qu’est-ce que vous faîtes là ?

– Oh, on gardait le pont. Au cas où, v’comprenez…

– Si quelqu’un veut voler pont, nous être là pour empêcher !

– Oui, bien sûr. Evidemment, le vol de pont n’est pas monnaie courante, mais…

– C’est pas’qu’on veille, m’cap’taine ! Le guet est toujours prêt ! le coupa Chicard, de la fierté dans sa voix.

– Oh, eh bien… – Vimaire lança un clin d’œil à un Jimmy soulagé de cette rencontre impromptue –  Justement, j’ai besoin de vous, les gars. Il y a un homme évanoui, là, en bas, dans l’Ankh. Il est aux arrêts. Je prierai de descendre et de me le ramener, menottes aux poignets.

Le visage du caporal Chicques vira de la couleur indéfinissable qui le teintait à une pâleur presque cadavérique.

– Heu… mais j’disais ça comme ça, hein… « Toujours prêt », c’est juste une formule !  dit-il d’une voix aussi blanche que sa figure.

Après un regard soutenu de son capitaine, il se décida enfin à descendre sur la rive, tout en grommelant des propos incompréhensibles[17]. 

 

*

 

Une demi-heure plus tard, ils se trouvaient tous au guet, y compris Devadoris, qui s’était vu prendre la relève par River et Tilk, dépêchés en urgence pour l’occasion. Le meurtrier, toujours évanoui, avait été installé sur une chaise, les mains attachées derrière son dos. Vimaire prit un seau d’eau que Détritus avait collecté dans l’Ankh, et le balança sur la figure de leur prisonnier, qui s’éveilla en poussant un grand « Aaaaaaaah ! ». Tous se reculèrent.

– J’avoue tout, j’avoue tout ! Mais pitié, ne m’aspergez plus d’eau ! Je ne veux plus voir d’eau de ma vie !

– Efficace, votre technique ! chuchota le commissaire Devadoris à son collègue, qui reposait le seau.

– Euh… En réalité, ce n’était pas vraiment une technique… je voulais juste le réveiller… répondit Vimaire, un brin confus.

Il voulut s’adresser au suspect, mais Jimmy ne lui en laissa pas le temps. Les deux mains posées sur le bureau du capitaine, il se haussa de toute sa stature en roulant des yeux qu’il espérait inquisiteurs.

– Alors, ces meurtres, c’est toi qui les as commis ? Pourquoi ? Comment ? Et puis d’abord, comment tu t’appelles ?

– Oui, je… je… oh, et puis non ! Je ne dirais rien ! Je ne dois rien dire ! se rétracta soudain le prisonnier, en se redressant.

Détritus prit alors le seau, dans lequel restait un fond d’eau croupie, et l’en menaça d’un air placide.

– D’accord ! D’accord ! reprit-il, des tremblements dans la voix. Vous avez gagné ! On-m’appelle-Petiout-je-fais-partie-de-la-Confrérie-du-Droit-Chemin-c’est-moi-qui-ai-tué-tous-ces-gens-avec-Pousse-Inette-notre-maître-c’est-lui-qui-a-tout-organisé-il-va-récupérer-sa-cape-chez-le-teinturier-demain-matin.

Il avait parlé d’une traite, et Jimmy prit quelques secondes afin de démêler l’écheveau de ses révélations.

– La Confrérie du Droit Chemin ? C’est quoi, une secte ? demanda Vimaire, les bras croisés sur sa poitrine.

Le prisonnier acquiesça.

– Notre but est de montrer la Vérité au monde, en dénonçant les péchés dont nos victimes sont souillées.

– Ben, pour c’qui est du monde, c’est bernique, intervint Chicques. Y’a personne qu’a rin compris à vot’charabia. Et pis d’abord, c’tait quoi, ce truc gravé sur les victimes ?

Petiout secoua la tête.

– C’était pas un truc, c’était un « π ». Une lettre éphèbienne. Ça représente la pureté, on l’appose sur nos sacrifiés pour les laver de leurs péchés.

– Complètement barré, c’est bien c’que j’disais, murmura Vimaire pour lui-même.

– Et le Tambour Rafistolé ? Pourquoi le Tambour Rafistolé ? intervint Snockman.

L’interrogé haussa les épaules.

– Ben, ‘nous fallait une taverne, pour que nos victimes soient découvertes rapidement et aux yeux de tous. Pis le Tambour était la taverne la plus proche de notre cave de réunion. Alors, voilà, quoi…

 – Bon, j’en ai entendu assez, soupira le capitaine. Qu’on prenne l’adresse de ce teinturier et l’heure du rendez-vous et qu’on l’enferme dans une cellule. Moi, j’vais me reposer un peu.

– Et moi j’ai mon service à prendre au Tambour ! se rappela soudain Jimmy en se frappant la main sur le front. Ben oui, expliqua-t-il ensuite en remarquant le regard interrogateur de Devadoris et Vimaire, comme le guet n’est plus censé travailler sur l’affaire, je ne suis plus censé bosser au guet…

Les deux flics firent une moue compréhensive,  et Jimmy partit en courant en direction de la sortie. Le commissaire le suivit des yeux.

– Bon, j’vais l’accompagner. Une petite bière ne me ferait pas de mal…

Il effectua un salut rapide aux hommes du guet et sortit à son tour.

– Bon. On doit l’mettre en cage, c’est ça ? déclara Chicard en lançant un regard torve au prisonnier. Faut libérer une cellule, alors. V’savez pas où que j’pourrais mettre mon linge sale, du coup ? 

Vimaire roula ses yeux au plafond avec consternation.

 

*

 

Ça y était enfin. L’heure de la révélation. Ils étaient tous là, Vimaire, Snockman, Devadoris, Détritus et même Carotte, qui tenait fermement Petiout, amené là afin d’identifier son maître. Chicques était resté au guet, et s’occupait de la paperasse avec le sergent Fred Côlon.

Jimmy, pour l’occasion, avait endossé des lunettes de soleil qu’il avait miraculeusement retrouvé au fond de son sac, ce qui avait valu un instant de panique de la part de Carotte, persuadé que le jeune homme venait subitement de perdre ses yeux. Vimaire, quant à lui, ne comprenait pas vraiment le but de cette manœuvre. A Ankh-Morpork, des trous noirs à la place des yeux se faisaient plus remarquer qu’autre chose. Il expliqua calmement à son apprenti l’intérêt de passer inaperçu, et Jimmy dut enlever les lunettes en soupirant. Il était vraiment un incompris.

L’heure tournait. A chaque nouveau client, tous se tournaient vers Petiout, qui secouait la tête avec une moue négative. La tension s’accrut. Qui était donc le coupable[18] ?

 

Enfin, apparut dans la ruelle un homme à l’allure dégingandée, engoncé dans un manteau qui lui mangeait la moitié du visage. Au moment où il entrait dans la boutique, son disciple chuchota :

– C’est lui.

– Vous en êtes sûr ? demanda Vimaire, soucieux de ne commettre aucun impair.

– Absolument certain, répondit l’homme.

– Ok. Dès qu’il sort de la boutique, vous lui sautez dessus.

Tous acquiescèrent en silence.

Quelques minutes s’écoulèrent, longues comme plusieurs siècles.

Puis, l’homme sortit, un paquet sous le bras.

Et tout s’accéléra.

Simultanément, Jimmy, Devadoris et Détritus se lancèrent sur l’individu, qui, en voyant les deux hommes et le troll se précipiter vers lui, s’arrêta au milieu de la chaussée, interdit. Malheureusement pour lui, ce fut Détritus qui arriva le premier. Parvenu à sa hauteur, il se redressa et sauta de tout son poids sur leur suspect, tandis que Vimaire hurlait un tragique « Noooooonnn ! »  qui résonna comme une supplique. Mais il était trop tard.

Quand le troll se releva, sous lui ne subsistait plus qu’un cadavre à moitié ratatiné, un grand sourire figé sur ses traits.

– Tiens, ça me rappelle un peu mon arrivée à Ankh-Morpork… murmura Jimmy.

Vimaire lança un regard désespéré à l’agent Détritus.

– Quand je disais « vous lui sautez dessus », c’était juste une image, Détritus !

– Oh. Moi pas avoir compris. Désolé…

– Ça va, ça va… il nous reste au moins un suspect, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil à Carotte, toujours en charge de Petiout.

Jimmy se pencha et dégagea le manteau du mort afin de contempler sa figure. Le commissaire Devadoris effectua un mouvement de recul en le reconnaissant.

– Ça alors !

– Qui est-ce ? demanda Jimmy, le visage levé vers lui.

– Je… je l’avais interrogé… il s’appelle Arménius… Merde ! Si j’avais su…

– Vous n’y pouvez rien, intervint Vimaire. Nous n’avions aucune preuve, à l’époque… en tout cas, tout ça n’explique pas pourquoi il a l’air aussi heureux de se faire tuer.

Jimmy se mit en devoir de fouiller ses poches[19]. Dans celle de droite, il sortit un papier chiffonné, qu’il déroula sous l’œil des policiers.

– « Cie peut de chauses. » lut-il avec quelques difficultés.

Ils entendirent un grand éclat de rire derrière eux et se retournèrent comme un seul homme. C’était Petiout, qui s’esclaffait à gorge déployée.

– Merde ! jura Vimaire en écartant un peu plus le manteau de la victime.

Là, sur l’épaule gauche, le signe π se détachait, noir sur chair, ainsi que, en dessous, le mot « Uhmilythé ».

 

 

FIN

 

 

 

[1] Masculine, répétons-le encore une fois.

[2] Le concept de la boîte à image était assez récent à Ankh-Morpork. Il avait été importé par un touriste venu de Bes Pelargic (autant dire, pour les morporkiens peu habitués à quitter leur chère ville, que c’était vraiment, vraiment très très loin). Le fonctionnement était simple : à l’intérieur de l’appareil, un minuscule démon se chargeait de peindre à l’exactitude, avec les couleurs appropriées, le paysage visé par l’objectif. La formule couramment utilisée pour prendre des portraits, « attention, le petit démon va sortir » était par ailleurs complètement erronée. Tout le monde savait que les démons détestaient sortir.

Le spécimen de River, un petit démon vert qui s’était attribué le sobriquet de Dahu, était d’ailleurs d’une redoutable efficacité, mais parfois très capricieux. Un artiste, quoi.

[3] On a toujours quelque chose de particulier, surtout quand on est la petite fille de la Mort.

[4] Et c’était une très mauvaise habitude, de l’avis de ceux qui se la recevaient en pleine face alors qu’ils sortaient de leur taverne favorite.

[5] Il faut dire que le nom était composé de tant de consonnes, qu’il est impossible pour un terrien normalement constitué de le prononcer correctement.

[6] C’est-à-dire que lorsqu’il y avait 18°C dans la cuisine, il y avait 16°C dans le placard, et quand il faisait 35°C dans la pièce (ce qui était le plus souvent le cas [une question de travail, de sueur, de fumée, de vapeur…]), le « garde-manger » était à 47°C. Ce qui permettait à Hibiscus Hormebrun de faire de grandes économies de nourriture, celle-ci se multipliant sous l’action salutaire de nombreux organismes et micro-organismes.

[7] Ou, du moins, esquissa l’équivalent canin d’un haussement de sourcil interrogateur.

[8] Quoique, une légende courait à Ankh-Morpork*, sur un homme plutôt stupide, qui avait voulu éprouver la réalité de cette expression face aux dieux. Ceux-ci l’avaient vu se livrer à quelques pitreries bien senties en plein milieu de leur repas du soir. Et, si le ridicule ne tuait effectivement pas, il faisait cependant indubitablement souffrir le martyr, dans certains cas.

* Très vite, d’ailleurs. Elle était poursuivie par les pires bandits du disque, ceux qui arrivaient à dépouiller jusqu’au langage, au sens propre du terme. 

[9] Il avait sûrement dû passer trop de temps avec Rincevent…

[10] La chaise, pas le bout. On a beau être sur le Disque-Monde, la logique n’est quand même pas malmenée au point que des bouts de chaise puissent se balader un peu partout…

[11] C’est bien connu, les directeurs d’établissement ne sont jamais très objectifs quant à la réputation véritable de leur affaire. « Avoir bonne réputation » est une expression toute relative dans le milieu hôtelier. Les bourgeois et les barbares n’ont pas exactement la même échelle de valeur.

[12] Enfin lancer dans le sens virtuel du terme, parce que j’ai déjà essayer au sens propre, et ça fait mal. En tout cas c’est ce qu’a dit la personne à qui j’ai emprunté l’œil. Et en plus, ça salit les vêtements…

[13] Dans lequel un petit démon s’évertuait à goûter le vin afin d’en comprendre l’esprit. Un boulot tranquille, quoi.

[14] Formule célèbre à la base de toute société, et qui explique parfaitement, dans tout le multivers, le comportement de certains adolescents en quête d’identité. Sur le Disque-Monde, cette formule est très prisée des Ephèbiens, qui se font un devoir de respecter leurs principes philosophiques à la lettre.

[15] Celle-ci flotta d’ailleurs un instant dans son esprit, désoeuvrée, avant de retomber lourdement dans le gouffre sans fond de sa mémoire, d’où elle ressurgirait peut-être un jour, à la force de ses bras et avec beaucoup de volonté.

[16] Ben oui. Pourquoi, au lieu de tuer bêtement des gens, ne pas s’amuser à repeindre tous les réverbères en rose ? Ou bien encore à échanger les étiquettes des boîtes de conserve chez les gens ? Franchement…

[17] Et il vaut peut-être mieux qu’ils soient incompréhensibles, pour ne pas heurter la sensibilité de nos lecteurs les plus jeunes.

[18] Vous vous le demandez aussi, hein ? Niark niark niark…

[19] Il l’avait vu faire dans un film policier et il trouvait ça très classe.

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