Seonag

Seonag

          J’ai grandi parmi la tribu des Enfants de Vivacia, peuple de la mer nomade qui sillonne les eaux froides du Nord. Nous vivons tantôt sur nos bateaux lorsque nous voyageons, tantôt sur la terre ferme lorsque nous décidons de nous aventurer plus loin dans les grandes forêts denses, les montagnes ancestrales ou les steppes glacées. La pêche, la chasse, la cueillette rythme nos journées de voyage jusqu’au soir où nous nous rassemblons pour chanter, boire et danser. Nous descendons rarement vers le Sud, à part pour commercer avec certaines villes portuaires et y vendre poissons, peaux et divers objets artisanaux. Nous sommes un peuple fier et guerrier bien que pacifiste, à moins qu’on ne nous attaque, et assez bavard et joyeux qui entretient des liens amicaux avec la civilisation, même si nous ne la comprenons pas toujours. Les lois créées par l’Homme nous laissent perplexes, et nous sommes plus à l’aise au sein de celles érigées par la Nature.

          Ma mère, Sage-Femme de notre communauté, m’a transmis sa passion pour les mondes invisibles et la nature dans son infinie variété, du plus petit fragment d’écorce à l’animal le plus féroce. Mon père, marin endurci, m’a donné lui le goût de l’océan et de son sel, de ses vents et de ses dangers alors qu’il m’embarquait depuis toute petite en compagnie de l’équipage chargé de la pêche sur les eaux agitées du grand large. Malgré ma maladresse légendaire, source de tendres plaisanteries dans ma famille, j’étais loin d’être inutile sur un bateau, et très vite, j’apprenais le métier de marin avec passion. En équilibre entre deux mondes, terre et océan, paix et agitation, introspection et aventure : ma place dans l’univers était toute trouvée, et j’y naviguais avec bonheur et sérénité.

          Jusqu’au jour où Maddock « Le Faucheur », vil pirate à la réputation plus sombre que les abysses des mers du Nord, croisa notre route. Une nuit, alors qu’une grande partie de l’équipage dormait profondément et que les autres bateaux de ma tribu étaient en mouillage bien plus loin près des terres, nous nous fîmes abordés. Je fus réveillée, depuis mon hamac au fond de la cale, par les hurlements des miens et les sons caractéristiques du métal contre le métal. Animée par la rage guerrière qui caractérise mon peuple, je bondis sur le pont, rapière au poing pour venir en aide à mes camarades. Aujourd’hui, je ne me souviens que du sang épais éclaboussant mes yeux, du contact chaud de chairs étrangères sur ma peau et de cette fameuse hargne qui contracte tous mes muscles et ne me laisse aucun répit. Enfin, je me rappelle d’une brûlure aigüe sur le crâne, puis plus rien. Lorsque je me réveillai, j’étais enchaînée sur le pont du bateau de Maddock. Impressionné par mes talents de combattante, le chef pirate m’avait enlevée aux miens afin de me forcer à intégrer son équipage. Drapée dans mon honneur et ma fierté, je refusai ; mais sa connaissance des habitudes de mon peuple et sa menace de les exterminer tous eût raison de ma résistance, et je m’enrôlai.

          Mon peuple est un peuple guerrier ; mais Maddock était simplement plus fort,  et avait l’avantage de la surprise. Je ne sus jamais ce que mon père était devenu. L’un des membres de l’équipage, et donc nouveau compagnon, même si cet aveu m’écorche la langue, me confia un jour qu’un petit groupe de mon bateau avait survécu à l’attaque. Si mon père en faisait partie ? Il n’en savait rien, ou alors prenait un malin plaisir à me dissimuler l’information. Rongée par la crainte et le manque, les années qui suivirent ne furent que sang, pillages, et beuveries. Pas celles des fêtes de mon peuple, non ; celles du chagrin et de l’oubli. Je gardais dans un coin de ma tête l’espoir de m’échapper, et c’est cette douce pensée qui m’aidait à apaiser les tensions de mon corps quand le désespoir se manifestait trop durement.

          Pendant trois années consécutives, je tâchais d’échafauder un plan pour m’enfuir. Deux problèmes majeurs s’offraient à moi. D’abord, mon enrôlement : la parole d’un Enfant de Vivacia est éternelle, et son honneur vaut plus que sa vie. Mais Le Faucheur avait une dette de sang envers moi, et Vivacia ne respecte pas ceux qui s’attaquent aux innocents. Je m’assurai du bien-fondé de mon projet de fuite, en accord avec mes valeurs, et songeai surtout à ma tribu et ma famille, en sécurité tant que je serais enchaînée à ce bateau.  Je ne pouvais pas le tuer, l’écart de force entre nous était bien trop grand. Je pourrais tâcher de gagner sa confiance en me glissant dans son lit, ce qu’il désirait ardemment, puis le tuer dans son sommeil, mais Vivacia n’aime pas les actes lâches et l’idée de son corps contre le mien me répugnait bien trop. Ma seule possibilité restait la fuite, et un beau jour, une fois que je serais devenue plus forte, je reviendrais pour le tuer. Mon enrôlement durerait le temps qu’il faudrait pour que ma tribu soit à l’abris, me disais-je, mais un jour, le cœur glacial de Maddock lâcherait ses derniers battements dans mon poing serré. Je m’en faisais le serment.

          Si Vivacia méprise ceux qui s’attaquent aux faibles, comment réussissais-je à ne pas me haïr pendant mes années de piraterie ? Je m’étais fait une promesse : je n’acceptais d’attaquer que les autres équipages pirates qui nous abordaient les premiers, ou alors les bateaux du roi et du gouvernement qui sont, pour moi et Vivacia, tout sauf innocents. A l’inverse, je tâchais de mettre à l’abri les victimes que Maddock pillait. Ces derniers hurlaient en voyant une pirate recouverte du sang aussi rouge que celui de ses cheveux bondir sur eux, et j’avais tout le mal du monde à les convaincre de me suivre. Le Faucheur connaissait bien mes combines et me voyait faire, mais l’appât de ma couche avec lequel je le tenais en haleine le dissuadait de me punir trop sévèrement. Je pense aussi que dans son sadisme, il appréciait de me voir parfois échouer, car je n’étais pas infaillible, et jamais pleinement couronnée de succès dans mes tentatives de sauver la veuve et l’orphelin. De nombreuses âmes continuent d’hanter mes nuits alcoolisées que la boisson ne parvient malheureusement pas à noyer.

 

          Alors vint enfin l’occasion que j’attendais. Au cours d’une beuverie habituelle dans la cale humide du navire, moi seule face à une table et l’équipage réuni en une seule masse sombre ricanante et puante, je captai par hasard une conversation entre le second et le cuisinier. Tous deux étaient penchés l’un sur l’autre dans un recoin sombre de la cale et entretenaient un conciliabule agité et fiévreux. Ces derniers étaient fidèles à Maddock depuis des années et ses plus proches compagnons ; je tendis donc négligemment une oreille. Ils discutaient d’une voix inquiète de l’état de leur capitaine, dont l’état de santé se dégradait à cause d’un bien récupéré d’un récent pillage : un artefact magique maudit auquel Maddock était désormais enchaîné. S’il venait à l’égarer, l’unique objectif de sa vie serait de le retrouver coûte que coûte, à moins de voir son âme damnée pour l’éternité. Hanté par la peur de voir son désormais bien le plus précieux disparaître, le Faucheur ne dormait et ne mangeait presque plus et gardait jalousement l’objet dans un coffre sous son lit. En entendant cela, mes mains se crispèrent autour de ma chope et je tâchai de garder mon calme, tandis qu’une goutte de sueur glacée dégringolait le long de ma colonne vertébrale. Un plan se forma rapidement dans ma tête : je tenais enfin là mon salut.

          Une nuit, alors que le bateau mouillait à quelques kilomètres d’une côte, je me glissai près de la porte de la cabine du capitaine et grattai brièvement le bois. Maddock était en compagnie de Lucy, une prostituée habituée dont je m’étais fait l’amie. A cause de ma maladresse et de ma discrétion quasi-nulle, il était bien trop risqué de pénétrer moi-même dans la cabine et elle avait accepté de m’aider par affection pour moi et en échange de ma protection pour gagner sa liberté. Au son de mes ongles contre la porte, que n’importe qui d’autre aurait pris pour un rat, je n’eus à attendre que quelques minutes avant que la porte ne s’ouvre et que Lucy n’en sorte munie du précieux coffre. Je lui tendai en échange une lettre en mon nom adressée à Maddock qu’elle s’empressa de poser sur son bureau avant de me rejoindre dans le couloir et de fermer la porte de la cabine pour de bond. Munie de mon sac contenant l’artefact en plus de mes maigres possessions et aidées par la nuit noire, nous nous glissâmes toutes deux dans l’eau sombre et passâmes le reste de la nuit à nager jusqu’à la côte. Epuisées et tremblantes, nous prîmes une place sur un navire marchand qui embarquait immédiatement pour le Sud. Après plusieurs semaines de navigation lorsque nous accostâmes enfin, nos routes se séparèrent. Je lui tendis une bourse contenant la moitié de mes économies, et lui fis un tendre baiser d’adieu avant qu’elle ne parte vers sa nouvelle liberté. Je marchai seule pendant des jours en m’enfonçant dans les terres, et quand je trouvai enfin le lieu idéal, j’enterrai le coffre contenant l’artefact et désormais l’âme de mon pire ennemi. Puis je reprenais ma route en quête d’un but, possédée par l’ivresse de ma liberté durement acquise.

 

          Sur la lettre que j’ai laissé au Faucheur, on peut y lire :

« Je suis partie avec ton seul espoir de salut. Il demeurera caché en un lieu que je serais seule à connaître. Si tu attaques un seul membre de ma tribu ou de ma famille, je le saurais et me tuerais. Tu ne connaîtras jamais l’emplacement de ton bien le plus cher et seras condamné à la damnation éternelle. Si tu me tues, tu souffriras des mêmes maux. Mais sois prévenu : la seule solution pour toi de mettre fin à ton calvaire sera d’attendre que je vienne moi-même t’ôter la vie. Car sois-en sûr, Faucheur : la dernière image que tu emporteras du monde des vivants sera mon visage recouvert de ton sang. »

 

          Aujourd’hui, je viens à vous dans l’espoir de commencer un nouveau départ. Je suis la camarade de galère la plus fidèle que vous rencontrerez au cours de votre route. Vos vies auront toujours plus d’importance que la mienne, même si je me dois aujourd’hui de la garder précieusement afin de tuer un jour mon tyran et mettre définitivement ma famille à l’abris, que j’espère un jour pouvoir rejoindre la tête haute. Je transporte avec moi, à ma grande honte, une réputation qui fait que l’on me craint dans de nombreux ports, mais qui pourra peut-être un jour nous être utile. Je mettrais toujours mon épée au service des innocents et n’ait que faire des lois que je jugerais injustes. J’agis dans l’intérêt de mes amis, des faibles et enfin du mien. Mon courage parfois absurde fait de moi une tête brûlée parfois dure à maîtriser, je suis maladroite et peu discrète et je porte un bagage douloureux qui hante parfois mes nuits, sans compter qu’un pirate dangereux et sanguinaire est probablement à ma recherche. Mais je suis aussi aimante, de bonne compagnie et fêtarde lorsque mon cœur est léger. Je garde en moi l’espoir que vous m’accepterez.

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Dhayrs
Posté le 23/10/2020
Bonjour Brindacier,
D’abord, félicitation pour avoir sauté le pas et osée publier ce texte.
Je vais essayer de te donner mes impressions, mais garde à l’esprit que je ne suis pas très expérimenté.
- je te conseille d’ajouter des virgules et des points pour le confort de lecture. Je prends cette phrase pour exemple : « Nous sommes un peuple fier et guerrier bien que pacifiste, à moins qu’on ne nous attaque, et assez bavard et joyeux qui entretient des liens amicaux avec la civilisation, même si nous ne la comprenons pas toujours ». Je pense que ce passage devrait être scindé en deux phrases. Cela rendrait la lecture plus fluide et éviterait la redondance du mot « et ».
- il y a certaines inattentions : « en mouillage bien plus loin près des terres »
- J’aime beaucoup le fait que tu abordes les combats plus par les sensations que les descriptions.
- J’aime bien la manière avec laquelle tu nous tiens en haleine. On se doute que le personnage s’en est sorti, car il parle au passé, mais on ne sait pas comment. Dans ce sens, je trouve que la phrase : « Alors vint enfin l’occasion que j’attendais » casse le rythme de récits. Les paragraphes précédents résument 3 années de sa vie, tandis que cette phrase marque le début d’un évènement marquant. Il faut donc qu’elle attire plus notre attention. Par exemple : « Trois longues années s’écoulèrent, quand, un soir, l’occasion se présentât enfin. ». C’est peut-être le mot « alors » qui me donne cette impression.
- Attention aux répétitions. Il arrive de voir le même mot deux fois dans la même phrase (ou deux phrases très proches). C’est notamment le cas pour « parfois », « alors »,
- Tout est très cohérent, ce qui nous aide à rester immerger dans l’univers. Dans ce sens, ce passage peut être modifié : « la dernière image que tu emporteras ». Ce n’est pas très important, mais « vision » me semble plus correcte qu’image.
Sinon le personnage est attachant et nous donne très vite envie de suivre sa quête. Tu laisses beaucoup de questions, donc beaucoup de mystères à résoudre (l’évolution de la famille, l’utilité de l’artefact, les agissements du pirate…). Bref, j’ai bien aimé.
Jusqu’à l’avant-dernier paragraphe, on pourrait avoir l’impression de lire un journal intime. Peut-être que la suite des aventures pourrait se présenter comme ça.
Ou alors, tu pourrais présenter chaque chapitre sous la forme d’une histoire contée dans une taverne à ses compagnons.
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