Second jour

Par GJBlake
Notes de l’auteur : [1] Fleuve d’Écosse prenant sa source à l’ouest de l’ancien bourg royal de Stirling, assimilé à une frontière séparant le pays picte des royaumes angles, comme avait pu l’être le Mur d’Hadrien au IIe siècle dans les territoires romains, toutefois bien plus au sud.

Sous le manteau des ténèbres, le vent du nord figeait les vapeurs montées des vagues déferlantes. Pilonnant les immenses parois de lave, les eaux projetées en des geysers invisibles se répandaient en pluies froides. Le souffle de l’océan faisait retomber l’écume au gré des courants et recouvrait d’un fard de givre tout le littoral. La solitude régnait dans le froid de ces heures. Au plus tard de la nuit, le hurlement des eaux brassées par le vent venait briser la glèbe et fendre les rocs dans le roulis des pierres chutant vers les abysses. Le sifflement de l’hiver s’engouffrait entre les failles nichées dans les falaises. Là, les cris du gel et du ressac faisaient monter une voix sourde des ombres. Semblable au murmure d’un monstre inconnu, un écho étrange parcourait les steppes. Une brume s’écoulait ensuite avant l’aube dans le clair-obscur comme un lait pâle, depuis les hauteurs jusqu’au val. Avant même que le jour ne vienne, avant même que la clarté n’étende ses bras sur le fief, le brouillard avalait toute vie. Il régnait alors sur la plaine une étrange lumière tenaillée entre le ciel et l’humus. Le pays de la Horde reposait sous un linceul de fumées et d’embruns jusqu’au matin.

Au second jour, le cri du large parcourait tous les champs. Imitant l’appel des baleines, il filait dans les trouées, pleurant et cognant contre les écueils avec une force nouvelle. Par un ajour où battait un cuir sur une croisée de pierre, ce chant fabuleux tomba aux oreilles du fils de Daire, tiré de son sommeil. Dans la pénombre, ce dernier ouvrit les yeux en pleine confusion. Appuyé sur un avant-bras, il se tint sur sa couche de longues minutes, les paupières tombantes. Il écouta longtemps les hurlements passant la lucarne, dans lesquels un écho étouffé, comme un murmure indistinct, perçait pour parvenir aux abris de pierre sèche. Cette voix sourde éveilla son attention, et il se redressa, en proie à un soupçon soudain. Le large fort était rendu au silence. Le calme pesait sur le village et la tour ; en aval, la lande était désertée. Pas un homme n’arpentait les palis, si bien que les abords du bastion paraissaient sans surveillance.

Le Picte s’était levé en hâte. Il avait jeté sur ses épaules un surcot de laine sombre et s’était avancé dans l’humidité. D’où il se tenait n’était audible que la plainte du vent. Aucune voix proche, aucun écho de pas ne résonnait le long du fort. Pourtant, Ru maqq Daire percevait une rumeur au-delà des enceintes, une lamentation portée par les brises remontées des eaux. Il s’avança dans la nuit, la saie rabattue sur son visage, traversant seul le hameau abandonné au froid. Au seuil de la forteresse, la campagne noire se déroulait jusqu’aux collines, noyée par une brume polaire. Les tumuli, engloutis sous une marée pâle, avaient disparu, laissant l’horizon dépourvu de reliefs. Ru devait s’avancer encore, convaincu d’entendre une voix derrière le voile des ténèbres. Et plus il cheminait dans la lande, plus cet accent lui paraissait familier. L’air froid avait figé dans les airs une complainte vomie par la nuit.

 

« Au temps jadis, sur les trônes de bois gouvernaient les princes.

Leurs visages étaient beaux, de la lumière du jour rayonnant.

Des couronnes de fleurs ceignaient leurs fronts dans les plaines

Qui leur faisaient une cour sous le toit du très haut firmament.

Dans leurs paumes vides ne brillaient point les pierres ni le fer.

Leurs vêtements simples étaient de fils de laine et de vermeil.

Leurs voix étaient comme le chant de la pluie tombée du ciel,

Seigneurs des Hommes sur leurs sièges inondés de lumière.

Très longtemps ils demeurèrent en ce monde sous les étoiles.

La gloire de ces temps et le prestige de leurs noms sont restés,

Les contes d'antan chantant leurs exploits et leur grâce royale,

Maîtres sous les grands halls de l’azur couronnés en majesté.

Il en fut beaucoup, couchés dans les tombes depuis ces âges,

Couverts d’honneur sous la glèbe où ils se virent enterrés,

Sur les monts, près du ciel, les yeux tournés vers les nuages,

Bénis pour leur grâce et la grandeur de leurs règnes oubliés. »

 

Ru maqq Daire se sentit défaillir ; le sein plein d’une douleur cuisante, la paume au cœur enserrant sa chair, ses jambes le trahirent un court instant. Le murmure s’était tu mais il planait encore dans la steppe un écho mélancolique. Des langues de brume affluaient sur la tourbe ; parfois, la clarté de la lune arrivait à passer la barrière des nues sombres. Une teinte surnaturelle montait du sol dans ces intervalles. Le froid solidifiait le brouillard qui mourait alors aux pieds du Picte hébété. Un nouveau chant mélancolique devait se faire entendre lorsque l’éclat du premier hymne s’éteignit.

 

« Sur mes yeux s’abîme le manteau de la nuit,

Je n’admirerai plus les bruyères sauvages,

Ni les fleurs bousculées le soir par le vent.

Tout s’éteint ici, englouti dans les vapeurs.

Dans mon âme abandonnée grandit l’ennui,

Mon corps froid et mort échoué sur le rivage,

Sans plus de larmes à verser dans l’océan

Nourri de bile et des sanglots de mon cœur.

Sous mes pieds blancs reflue le sang de la lie,

Destinant le monde aux chaînes du servage

Dont la main transie vient égorger les vivants,

Pour vouer les règnes à la ruine et au malheur. »

 

Ru tenta de percer le rideau noir qui l’entourait. Tous les mots avaient traversé la nuit, tombés à la fois des hauteurs comme des versants voisins. Le Picte fixait les fonds obscurs, sondant la terre, palpant l’air glacé. Le courage lui avait manqué pour aller plus avant, mais il bravait la terreur que lui inspirait désormais le val. Non loin des tertres dissipés sous les fumées blanches, il lança un appel dans le vide. Dans la solitude froide, son cri mourut, avalé par ce qui n’était désormais qu’un désert de glace. Il défia à nouveau les ombres, hélant ce qui se cachait sous le couvert de la nuit, ami ou ennemi. Ce ne fut que la mort qui lui fit écho.

Non loin, entre les sombres murs de la plaine, une lueur très faible palpita, dressant à la vue du fils de Daire une toile livide, où derrière un linceul vaporeux, une silhouette fuyante se détachait. Cette ombre gémissante avait un visage des plus familiers. La figure blême d’Eithne se dressait au-milieu de la brume, les mains tendues vers son père tombé à genoux devant le fantôme de sa fille aux portes de l’Autre-Monde.

***

Au second jour, avant l’aube, Iain maqq Baine ruminait de sombres pensées loin du large broch annexé par Ylgar, en-dehors des remparts du Fort Tempête.

Il avait franchi l’enceinte après la querelle de la veille, gagnant les extérieurs de Dùn Stoirm aux côtés de Keir, pour rejoindre le proche bois de Losarch.

Là demeurait le shaman de la tribu, logeant rarement entre leurs murs, le plus souvent dans la lande. Son gîte était isolé dans cette forêt, où les boisements se faisaient denses, dans ce qui avait l’apparence d’une hutte constituée de mousses, de branches et de racines. Car Geilt de Losarch se rendait au fort selon les besoins ; son temps était réparti entre la pratique de la médecine et celle des rites. Il possédait très peu de biens, car n’était attaché à rien d’autre qu’à la terre et au ciel.

Tout comme Iain et Keir, il avait échappé à la prise des Norrois. Il avait participé à la bataille, pourtant, n’avait pas été mis aux fers après la défaite. Il possédait cet art étonnant de deviner certains événements, et Keir soupçonnait que sa magie s’étendait au-delà de son habileté aux soins et aux plantes. Ainsi, le sorcier avait trouvé refuge sous le couvert de ses chênes, comme un gibier retiré sous les halliers. Il avait entraîné à sa suite le chef Picte et son compagnon étranger après la bataille, ses gestes dictés par quelques prémonitions.

Les deux guerriers s’étaient donc trouvés hors d’atteinte, avant que Keir ne réintègre Dùn Stoirm pour espionner les Scaldingi, et ne sauve Morag par ce concours de circonstances.

Ce matin, le visage d’Iain était de marbre, figé dans des réflexions, une certaine crainte se mêlant à sa confusion, et il affichait un ennui évident par son front barré et ses lèvres serrées.

Sa sœur était prisonnière de sa propre forteresse. Cela lui tirait grands soucis. Il ne faudrait pas longtemps avant que les Norrois ne découvrent la véritable nature du personnage qu’elle revêtait. Sans mentionner le fait que ses hommes étaient réduits à la captivité. La situation le jetait dans le feu de l’impatience, tandis qu’il guettait quelque signe du ciel pour être inspiré dans ses choix à venir.

Son incertitude fut heurtée par l’arrivée d’un oiseau-tempête en milieu de matinée. Cette espèce singulière était messagère de Dùn Stoirm, nidifiant dans les hautes falaises de Klett, commune au large du littoral, dont certaines nichées étaient saisies avant l’âge adulte. Le volatile n’était porteur d’aucun message. Un simple lien de laine avait été noué à un de ses doigts. C’était le signal habituel qui demandait la présence de Geilt au fort.

L’inquiétude frappa les trois hommes. Les Scaldingi ne pouvaient avoir connaissance de leur usage. Iain doutait qu’un de ses compagnons ait trahi leur cause, connaissant le ressentiment des Calédoniens envers l’ennemi.

Keir hésitait à laisser le sorcier pénétrer le hameau. Si ce dernier était pris, sa science leur ferait défaut. L’étranger se proposa, et suggéra d’attendre lui-même dans le souterrain, si le lieu n’avait pas été découvert. Si les Pictes sollicitaient l’assistance de Geilt, c’était l’unique endroit où ils pouvaient se rencontrer.

Keir traversa le val sous le soleil, à une heure incertaine, surveillant les lignes de rondes afin de ne diriger vers lui aucun œil.

Atteignant le passage en silence, il demeura un long moment dans la pénombre, jusqu’à ce qu’une présence se révélât. Il serra la poignée de son arme, avant d’être confronté à une silhouette qui n’était pas celle d’un Normand.

Morag avait tâtonné jusqu’à lui, descendue en hâte. La surprise étouffa l’empressement de la jeune femme. Elle demeura immobile entre les parois de terre, fixant dans l’obscurité du corridor les traits imprécis de l’homme qui lui faisait face. À quelques mètres, Keir avait relâché la prise sur sa lame, la méfiance de son cœur muée en soulagement. Les saillies de son visage, et ses expressions, étaient effacées par le manque de lumière. La jeune femme tentait de deviner ses traits, mais ce furent les intonations dans la voix du guerrier qui trahirent ses extérieurs. Les interrogations urgentes de Keir, comme l’apparente désaffection de ce dernier, condamnèrent tout élan de la Picte, qui se contenta d’aviser l’émissaire de son frère.

Ru maqq Daire était venu la trouver au réveil. Il était apparu la figure déconfite. Tandis qu’il se présentait à l’habitude si plein de défi, il avait surgi les cheveux hérissés, la mise négligée et le discours obscur. La sœur d’Iain avait mis cette agitation sur le compte de la bataille ; cela avait jeté le fils de Daire dans une excitation redoublée.

 

« Tu ne m’as pas bien écouté ! Je sais encore ce que je dis, fille de Baine !

La mêlée n’a point faussé mes sens quelque fut la fermeté des coups.

Je ne baigne pas dans les mirages au point de me faire traiter de fou !

Me penses-tu à ce point ivre de bêtise tout comme aveuglé de peine ?

Ce que j’ai vu m’est apparu clairement, je ne crois pas l’avoir inventé.

Eithne m’est revenue, son corps d’albâtre enveloppé d’atours obscurs.

Je l’ai vue pâle, ses cheveux de ténèbres auréolés de fâcheux augures,

Ombre dans l’ombre, fantôme dans sa détresse venu pour me hanter.

Je ne puis croire aux signes portés par le ciel et ose à peine demander,

Mais j’implore Geilt à genoux et en rampant de me venir ici en aide !

Qu’il fasse cesser cette affection en me gratifiant vivement de son remède.

Peut-on être privé une seconde fois de ce dont on fut dépossédé ?»

 

Telle était l’adresse du fils de Daire. Le fantastique de ces propos ne devait pas surprendre Geilt de Losarch, qui ne pesait jamais pour rien les manifestations surnaturelles. Les rites non consacrés n’étaient cependant pas au goût de l’étranger dont l’obédience combattait l’aspect diabolique de certaines pratiques païennes. Keir ne devait pas en faire mention, et Geilt devait procéder à toute pratique nécessaire pour dénouer l’embarras de Ru.

Ce dernier devait posséder quelques effets ayant appartenu à Eithne, que ce fussent bijoux ou fourrures, peignes ou broches dans ses toilettes, qui à l’âme de l’enfant étaient un frayement. Il fallait que le Picte farouche remette un de ces agréments à Geilt par l’intermédiaire de Morag.

Peu après midi, dans l’angoisse non contenue d’être découverts, les trois hommes prirent position dans le souterrain après qu’un second oiseau-tempête eut été relâché vers Dùn Stoirm. Déjouant une fois de plus les surveillances du fort, ils pénétrèrent les remparts ensemble afin d’épargner à Keir de nombreux allers-retours.

Ce ne fut qu’au terme d’une longue heure que la sœur d’Iain vint les y rejoindre, ses pas agités, l’œil porté par-dessus ses épaules. Elle s’enquit rapidement de leurs exigences, avant de remonter vers la surface. Iain guetta longtemps son retour dans l’obscurité humide des sous-sols.

En fin d’après-midi, des pas résonnèrent n’appartenant pas uniquement à un pied de femme. Deux personnes semblaient approcher, leurs chuchotements glissant contre les parois du tunnel. Sur leur garde, Iain et Keir s’étaient levés avant d’accueillir Morag accompagnée de Ru maqq Daire. Ce dernier n’avait pas laissé d’autre choix à la Picte, qui avait dû le faire passer dans la réserve, faute d’attirer l’attention. Égal à lui-même, le fils de Daire était plongé dans un empressement épuisant.

Dans les possessions de sa fille, il avait pris un carré de laine, relique où avait dû reposer le visage d’Eithne, qu’il confia impatiemment au shaman.

Se rapprochant de l’entrée du couloir, Geilt s’accroupit dans le demi-jour sur la terre battue. Il traça dans la poussière quelques symboles avant de s’entailler l’avant-bras. Keir avait déjà été le témoin de cette contrepartie. Les Calédoniens payaient souvent de leur sang ce qui ne leur était pas dû, ou ce qu’ils espéraient advenir et obtenir, en soutien de leurs prières, ou avant le premier jet dans les batailles. Tous les fils de l’Albion portaient ces marques et ils cédaient volontiers leur sang, prenant à témoin le Ciel et la Terre dans leurs serments.

Geilt n’était pas différent de tous les autres. L’intérieur, comme le dessus de ses avant-bras, présentait une série de scarifications faites par des entailles anciennes écaillant sa peau. Les hommes comme les femmes payaient ce tribut et ce geste n’embarrassait guère plus l’étranger, bien que la pratique aurait été qualifiée d’infernale par l’Église.

Le sang de Geilt se déversa mollement sur les motifs au sol, comme sur le tissu de laine apporté par le fils de Daire. Le shaman parut ensuite s’assoupir, les paupières baissées. Il demeura un certain temps dans le silence, tandis que son poignet épanchait un filet de sang étroit sur la terre et la toison tissée.

Lorsque les lignes de poussière eurent toutes été colorées, le sorcier fixa le vide et cracha une litanie dans une voix qui ne semblait plus lui appartenir, faisant presque reculer l’étranger.

 

« Esprits envoyés à la terre sous nos pieds,

Maîtres des royaumes souterrains,

Dans la glaise comme en nos seins

Exempts de toute offense à expier.

Spectres obscurs insoumis au temps,

Princes des ténèbres spoliés du jour,

Délaissés au néant sans nul recours,

Passés et poussières dans les champs.

Entendez ma voix sous vos bas cieux,

Jusqu’en vos terres obscures secrètes,

Prière en humble rappel de nos pertes,

Triste pourvoi de nos frères en ces lieux.

Vous qui demeurez là morts et vivants,

Sans vie ni corps assujettis à l’au-delà,

Témoins du temps en votre amer consulat,

Unis aux Pictes par les brides de ce sang.

Balayez la brume sur nos chairs dépravées,

Cette vase faite de l’essence de nos pères !

Frayez les voies des tombes sous la terre,

Et découvrez ce qu’on ne peut y excaver.

En vos rangs réside-t-il une âme nouvelle ?

De souche bleue, Eithne fut son prénom.

Dans l’asile de votre funeste panthéon,

Est-elle descendue des voies mortelles ? »

 

Sa voix se tut et le silence scella toutes les lèvres. Le shaman semblait désormais dialoguer avec quelques génies invisibles. Geilt était perdu en psalmodies et borborygmes étranges. La patience de Ru s’émoussa et il fut le premier à s’enquérir d’une réponse. Une fois ses yeux ouverts, Geilt se montra hésitant. Keir le vit échanger un regard avec Iain ; dans cet intervalle, il devina dans la pose du sorcier un certain ennui qui lui fit présager une issue violente à l’entrevue. Le shaman n’ayant pas répondu, un fort malaise avait gagné l’assemblée. Devant le silence coupable du sorcier, Ru commanda une réponse, et son ton ne permit plus de contourner la demande. Ses traits s’étaient déformés sous la poussée d’une féroce impatience ; en vérité, Keir ne se souvenait pas l’avoir jamais vu le visage dénué de fâcherie. Ru était un homme dont le cœur avait dû saigner dès ses premières heures, enfanté un soir d’hiver, né sous le baiser d’un vent glacial dans un monde vomissant le péché. À cet instant, l’étranger le prit en pitié, car tous avaient deviné la réponse qu’il s’obstinait à recevoir, mais qu’il ne pourrait supporter une fois proclamée. Sur une dernière injonction, Geilt n’eut d’autre choix que de révéler ce qu’il était le seul à avoir pu entendre ou voir.

 

« Perdue est l’enfant Eithne, soumise à la langueur de la mort.

Dans les limbes séjourne son esprit, dépouillé de son corps. »

 

À cet instant, aucun ne put présager de la réaction de Ru maqq Daire. Les mots avaient déserté la bouche de ce dernier, son esprit pétrifiant son corps entier jusqu’à la pupille de ses yeux, rétrécie sous ses paupières gelées par un vide soudain. Iain intima de façon muette à Keir de se saisir du fils de Daire si sa réaction devait être éruptive. Mais Ru n’avait pas bougé.

Keir hésita. En si peu de temps, le souffle de la vie avait fui le corps vif d’une âme jeune. Il était peu probable que les Norrois aient exécuté si vite une de leurs esclaves les plus enviables. La détresse de ne plus jamais revoir son père avait-elle poussé l’enfant à la mort ? Ou quelque chose de plus impur.

 

« Eithne était pourtant vivante quand elle fut embarquée hier au soir.

Vivante et chaste, intouchée par la main d’un mari ou d’un amant.

Quelle cause a pu faire courber Eithne et la pousser au désespoir ?

Aurait-on si vite outragé la vertu de cette enfant ? »

 

Geilt dévisagea leur hôte. Keir ne se trompait pas ; après avoir enduré plusieurs fronts, un homme n’ignorait pas que l’atteinte à la chair était souvent la créance des victorieux. Cependant, cette conduite était considérée comme punissable sous le climat de Forth[1] . Le droit de cuissage ou les forcements, surtout engendrant un métissage, constituait un crime punissable de mort pour les Pictes de Cait. La vérité allait en coûter au shaman. Ru maqq Daire ne resterait ni dans l’inaction ni dans la rétention de mots. Geilt se résolut à la franchise, dans la crainte d’un coup non retenu du Picte. Eithne avait été souillée, c’était la vérité.

À ces paroles, Ru maqq Daire s’effondra la tête dans ses deux mains. De sa gorge étaient montés des cris et pleurs mêlés, étouffés dans la terre, et pour la première fois, Keir le vit jeté au feu du deuil et de la peine. Dans des larmes de souffrance, il ne s’était pas relevé. La violence subite de cette émotion semblait transpercer jusqu’à la chair humaine, les vibrations de son hurlement étouffé palpitant dans les fibres des hommes présents. L’hystérie gagna ensuite le fils de Daire. Iain vint le maîtriser, et tenta d’étouffer ses éclats de voix, car entre ses vagissements, Ru criait maintenant pour exiger le nom du bâtard qui avait violé sa fille et l’avait poussée au suicide. La rage décuplant sa force, il fallut enfin que Keir le ceinture pour que sous le poids des deux hommes, il cède et mette genoux à terre. Il cracha vers Geilt, et le nom du coupable lui fut donné.

Au titre mentionné, la jeune Morag se figea. Ils avaient tous eu affaire la veille au Guerrier aux Loups. Dans la lutte, Illugi ne combattait jamais seul. Il était entouré de bêtes dressées de sa main et il n’allait jamais sans ces créatures, dont la compagnie inspirait l’épouvante. La puissance de ses coups le rendait redoutable et Morag s’inquiéta qu’il fût celui qu’ils allaient devoir incriminer, compté parmi les berserkir de l’armée d’Ylgar, dont on ne pouvait contrer la menace par simple estoc de paroles. Ils avaient tous vu ces guerriers pris de folie dans la bataille, rendus invulnérables par quelques enchantements.

Il ne restait aux Calédoniens aucun moyen de contrainte, ils allaient sans fourreaux, poignards ni fers. Ils ne pouvaient s’opposer aux Danes sans protection ni mesures de riposte, au risque d’aller droit vers une seconde débâcle. Il leur fallait pourtant bouter les pillards hors de Calédonie, et Ru pressait Iain maqq Baine d’agir, haranguant le seigneur du Littoral afin de le pousser à la révolte.

Pour Keir, le doute subsistait. S’il ne traitait pas la magie de Cait en complète duperie, il ne pouvait prendre comme vérité la délation d’une apparition imaginaire, révélation inventée qui pouvait briser le peu de sécurité dont bénéficiait encore la tribu. Cependant, sa voix n’aurait compté pour rien. Les croyances calédoniennes étant ce qu’elles étaient, basées sur une foi tout aussi forte que le crédo de l’Église, il s’en tint au silence.

Iain tentait de contenir l’emportement de Ru car il ne concevait pas une attaque à mains nues. Morag se rangeait avec bon sens au même avis, implorant leur compagnon de mettre de côté cette impétuosité car il n’y avait pas plus fol aveuglement que celui nourri par la vengeance. Malgré l’affolement, Iain ferma son esprit à l’agitation, rejetant les injonctions du fils de Daire dont l’empressement l’agaçait.

Les Pictes étaient sous la contrainte des hommes du Jylland. Le fort ne pouvait être assiégé par trois hommes libres. Il fallait un plan pour satisfaire à la cause de Ru maqq Daire et de Dùn Stoirm. Le fils de Baine n’entendait pas éveiller les soupçons de l’ennemi. Pour mûrir une idée, il lui fallait un répit. La précipitation du fils de Daire devait être contenue et Iain renvoya Ru à la forteresse, sans autre politesse que l’assurance d’un châtiment à venir. Le père d’Eithne montra toute l’opposition possible à ce report, cependant, ils avaient déjà tous passé trop de temps dans le souterrain et l’absence des deux esclaves serait remarquée. Ils se séparèrent, mais Morag devait garder un œil sur les démarches de Ru maqq Daire dans le fort.

Entre-temps, Iain, Geilt et Keir passèrent une seconde nuit dans le bois de Losarch, le maître de Klett plongé dans les longues réflexions qui l’avaient tenu éveillé la précédente veille. Il s’isola plusieurs heures, et peut-être devait-il à ces moments s’en remettre aux anciens, comme il l’avait fait dans le val. Keir était persuadé qu’il en appelait aux morts dans ce faux mutisme. Et en effet, l’idée qui vint au païen avait dû être suggérée par quelque spectre vindicatif car un sombre plan avait germé dans son crâne, et Keir eut préféré ne rien entendre.

Iain maqq Baine vint faire part de son entreprise. Il parla d’exhumer des armes ensevelies dans les cairns du val. Les défunts des Pictes, enterrés sous des dômes de mousse et de rocs, étaient escortés par le fer dans leurs tombes, et Iain comptait s’emparer de ces lames pour les faire passer aux hommes du fort par le tunnel. Il comptait ainsi réarmer les gens de Klett, afin d’attaquer les Normands.

Si la vue de sang versé sur des signes impies offensait la morale de Keir, mettre à jour des cadavres était un acte immoral qu’il ne cautionnait aucunement. Il ne pouvait se taire sur ce point, prenant cette fois la liberté de parler ouvertement.

 

« Entendez-vous retirer aux morts leurs offrandes et tous leurs biens ?

Profaner la sépulture d’un homme, qu’il fut chrétien ou bien païen ? »

 

Pour Iain, la méthode était indécente, mais très inattendue. Si les Pictes pouvaient soutirer cet armement des sépultures sous le couvert de la nuit, ils pouvaient surprendre les Normands. Il leur faudrait attendre des heures tardives pour n’être ni vus ni entendus, affaire qui nécessiterait plus qu’une seule nuit.

Déterrer les morts répugnait à Keir qui s’opposa très fortement à cette idée. Faire face à des spectres en les halant des ténèbres où ils reposaient était une impiété. Arracher au repos le temple du Saint Esprit était pour un fidèle une profanation crasse. Entacher par un acte impur tout espoir de résurrection à l’âme unie au corps était un péché sans rémission dont Keir ne voulut pas discuter.

De plus, le dessein était hasardeux. En si petit nombre, combien de temps faudrait-il pour fourbir les gens de Klett ? Ylgar n’allait-il pas les démasquer, pour ensuite les mettre à mort ? La vengeance des Pictes serait anéantie, tout comme l’espoir de reprendre Dùn Stoirm.

L’étranger était muré dans la rigidité de ses dogmes. Iain comprenait son désaccord, cependant, ils étaient sans alliés, et il leur fallait reprendre le fort. Peu de ses hommes pouvait se glisser hors des remparts en pleine nuit, creuser la terre, réintégrer le hameau sans attirer l’œil… Le Picte comptait sur davantage de discrétion, d’autant que Morag éprouvait suffisamment leur chance par ses allers et venues.

La fermeté de l’étranger n’en fut pas lézardée. Il se refusa à souiller les dépouilles. Iain lui intima simplement de garder leurs arrières durant la tâche. Iain et Geilt vandaliseraient eux-mêmes les tombes.

Le moyen fut entendu, quoique dans un cruel désaccord. Le plan allait les garder éveillés jusqu’au soir, des dispositions supplétives devant être ajoutées à cette folie.

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