Sebastian, la cuvette des WC et moi

Je pris son bras et l’aidai à se mettre debout sur des jambes passablement flageolantes. Je claquai la portière sans prendre la peine de verrouiller la voiture. Personne ne voudrait la voler de toute façon. Pressée contre Sebastian, je le guidai jusqu’à l’ascenseur qui, heureusement, arriva vite. Une fois dans la cabine, il s’écroula contre la paroi. La tête renversée en arrière, il respirait fort par le nez. Je lui tapotai la poitrine dans un pauvre effort pour le réconforter.

« On y est presque. Tu t’en sors bien. »

Ding, firent les portes en s’ouvrant. J’attrapai Sebastian et le poussai dans le couloir, avant de retenir un juron.

« Tu as la carte de la chambre sur toi? demandai-je.
— Dans la poche arrière, » balbutia-t-il.

Je fourrai ma main dans son jeans pour récupérer le passe et ouvrir - enfin - la porte de la suite. Je tractai Sebastian sans attendre jusqu’à la salle de bain. Nous y arrivâmes juste à temps. Au moment où il s’écroulait au dessus de la cuvette, ce fut le feu d’artifice. Je l’abandonnai une seconde pour aller boucler la suite et vérifier que personne ne nous avait vu. Par chance, la nuit, les vigiles se cantonnaient au hall de l’hôtel, par respect pour la vie privée de la star. La prochaine fois que je le lâcherai des yeux, je le menotterai à un garde, vie privée ou pas!

Je revins à la salle de bain d’un pas lent, soulagée d’avoir passé la ligne d’arrivée sans catastrophe. Sebastian avait toujours la tête dans les toilettes. Autant vous dire que mon acteur avait beaucoup baissé en glamour ces dernières heures… Je m’agenouillai à côté de lui pour lui frotter le dos sans un mot. Il avait encore des hauts le coeur mais plus rien dans l’estomac, ce qui était pire, de mémoire. Au bout d’un moment, les nausées se calmèrent un peu. Il voulut se redresser mais je l’en empêchai.

« Reste là encore un peu, le temps d’être sûr que ça va, » ordonnai-je.

Il reposa la tête sur la faïence sans protester. Ma main remonta sur son dos pour atteindre la nuque. Je massai un peu les muscles noués, mes doigts s’égarant dans ses cheveux au passage. Il soupira.

« Ne bouge pas, » dis-je en me relevant.

J’attrapai une serviette avant de partir vers le frigo du salon. Je vidai le bac à glaçons dedans puis la repliai hermétiquement pour former un petit coussin bien frais que je retournai poser sur sa nuque. Il frissonna mais maintint mon bricolage dans son cou d’une main pas trop tremblante. J’en profitai pour aller fouiner dans l’armoire à pharmacie. Je récupérai sa brosse à dent, un tube de dentifrice et un flacon de bain de bouche que j’alignai proprement sur le lavabo. Ensuite, je me rassis à ses côtés. Il souleva un peu la tête pour me regarder. Ses yeux étaient injectés de sang mais déjà moins dans le vague que quand je l’avais récupéré au bar.

« Ça va aller mieux maintenant. Dans un petit moment, tu pourras te lever. On ira s’installer dans le salon. Tu as sûrement envie d’aller te coucher mais on va attendre un peu. Tu as besoin de t’hydrater un maximum. Et je veux être sûre que tu ne t’étoufferas pas avec ton vomi dans ton sommeil. »

Le réconfort et moi, ça fait deux.

« On dirait que tu as une certaine expérience dans ce domaine…? »

Sa voix croassait mais je fus rassurée qu’il soit capable de sortir une phrase cohérente.

« Je n’ai quasiment pas dessoulé de quinze à vingt ans. Alors oui, on peut parler d’expérience. »

Il marqua le coup.

« Tu es sérieuse?
— Oui, fis-je avec un petit sourire. Tu ne me battras jamais au concours de cuite. 
— Je n’y tiens pas… »

Je crus qu’il allait replonger dans la cuvette mais, au contraire, il s’en éloigna pour s’appuyer contre le mur.

« Est-ce que tu préfères que je te laisse seul, le temps que tu te retapes un peu?
— Non. Je ne sais pas si c’est possible de paraitre encore plus pathétique mais je ne supporterai pas de rester seul. »

Il hésita.

« Ça ne t’ennuie pas de rester là?
— Pas du tout. Les toilettes, c’est the place to be. »

J’espérai lui tirer un sourire mais je fus déçue.

« Tu ne veux pas… me raconter pourquoi tu étais une ado alcoolique? 
— C’est drôlement perso comme question, dis donc. 
— Je pensais… Tu as raison, c’est nul. C’est juste que maintenant que tu m’as vu dans cet état…
— Tu veux égaliser. Malin! »

Il agita la main vers moi pour me détromper mais renonça à l’exprimer de vive voix.

« Je te taquine, repris-je. Ça ne me gène pas d’en parler. Mais c’est d’une banalité affligeante. J’avais - j’ai toujours - des rapports compliqués avec ma famille. Ma mère surtout. J’ai passé mon adolescence à chercher un moyen de faire chier mes parents. Etre torchée quasiment en permanence me paraissait une bonne idée sur le moment. Alors que non, en fait. »

Il fronça les sourcils dans un intense effort pour réfléchir.

« Maintenant que j’y pense, même au bar, tu n’as pas bu une goutte d’alcool.
— Ça peut m’arriver. Mais ma dernière vraie grosse cuite remonte à cinq ans à peu près. Juste après mon emménagement avec Jared.
— Ton petit ami?
— Mon colocataire gay. »

Pourquoi m’étais-je sentie obligée de le préciser? Bref, j’avais assez déballé ma vie privée.

« Est ce que tu es d’attaque pour migrer au salon à présent? »

Il hocha la tête puis entreprit de se hisser contre le mur. Je me relevai la première et lui tendis la main. Un brossage de dents plus tard, nous étions assis face à face dans le salon, chacun dans un canapé. J’avais posé toutes les bouteilles d’eau minérale du frigo sur la table basse. Je les montrai du doigt.

« Tu ne vas pas te coucher tant que tu n’as pas tout bu. »

Il sourit pour la première fois depuis le début de cette nuit pourrie.

« Tu es un vrai tyran. 
— Pas du tout. Tu as droit à la version la plus aimable de moi-même en ce moment.
— La vache, je préfère pas te croiser en rogne. »

Il but toute sa première bouteille à longs traits puis poussa un très long soupir. Après avoir un peu ruminé sur la façon d’aborder les choses, je me lançai :

« Sebastian, je sais que ce ne sont pas mes oignons mais tu ne veux pas me raconter pourquoi on en est arrivé là ce soir?
— On?
— Que tu le veuilles ou non, je suis dans le bain avec toi. Et je veux que ce soit clair entre nous : je ne me fais pas du souci pour toi à cause des intérêts du studio mais parce que, ce soir, j’ai ramassé une loque. Je suis bien placée pour savoir qu’on ne se met pas dans un état pareil pour rien. »

Il resta un moment sans rien dire.

« Tu m’as confié quelque chose de très personnel. Je voudrais te rendre la pareille mais je ne crois pas que tu puisses comprendre…
— C’est ton ex? »

Esmé, professionnelle du saut à pieds joints dans le plat. Sebastian ouvrit une autre bouteille.

« Je suppose que ça a été le déclencheur. Mais je ne vais pas bien depuis un moment. »

Mais encore?

« Je… ne sais même pas par quoi commencer. »

Et, comme si un barrage avait sauté, il se mit à parler sans s’arrêter.

« Tu sais pourquoi je suis devenu acteur? A cause d’un pari à la con. Avec Jax, on est tombé sur une annonce pour un casting et on s’est mis au défi de se jeter à l’eau. On n’aurait jamais cru que ça déboucherait sur quelque chose. Sauf que, le lendemain, j’ai eu un appel : ils voulaient me revoir. J’ai démarré sur un malentendu. »

J’ouvris la bouche pour protester mais il ne m’en laissa pas le temps.

« Après, tout s’est enchainé à une vitesse hallucinante. Les gens ont commencé à me reconnaitre dans la rue, les filles étaient hystériques lors des soirées où je me pointais. Ça devenait fou. J’ai décidé de quitter la série pour faire une pause mais à peine j’étais libre qu’on m’a approché pour faire la trilogie Hunter. J’ai enquillé les trois films presque sans respirer et j’en suis sorti complètement rincé. Je ne voulais plus qu’une chose, c’était disparaitre. Qu’on m’oublie pendant un moment, le temps que je puisse prendre un peu de recul. J’aurais voulu prendre des cours, faire des trucs de gars normal… »

Sa voix s’éteignit, comme s’il s’essoufflait.

« … Et les studios Bellarosa t’ont mis le grappin dessus pour faire LE Film.
— Voilà. Un truc aussi énorme, je ne pouvais pas dire non. C’était l’occasion d’arrêter de jouer les beaux gosses torse nu. »

Il se passa les mains dans les cheveux.

« Mais plus le tournage approche, plus je me dis que je n’ai pas les épaules. Ni le talent. 
— Je ne suis pas d’accord. »

Sebastian releva la tête. Je me penchai vers lui et m’accoudai à mes genoux.

« J’ai vu les trois Hunter. Le premier, pour ton physique, je l’admets. Par contre, les deux autres, je suis allée les voir parce que tu as réussi à créer un personnage intéressant alors que celui du bouquin était à la limite de la caricature. Je ne sais pas ce que donne le scénario de « Retour à Cliff View » mais s’ils ont un minimum gardé l’essence de Derek, je suis certaine que tu as moyen de tirer ton épingle du jeu. Sans montrer tes abdos.
— C’est justement parce que Derek est un personnage plus complexe que le Hunter que je flippe.
— Tu n’as qu’à te dire que Derek est un andouille qui ne sait pas ce qu’il veut. »

Il eut un rire un peu faiblard. Mais un rire quand même.

« Tu sais, continuai-je, si tu veux qu’on bosse sur le script, je suis là aussi pour ça. Quand il s’agit de critiquer et de donner des conseils à la noix, je suis toujours prête.
— Tu ferais ça?
— Plutôt deux fois qu’une, si ça nous évite de nous retrouver à nouveau la tête dans les chiottes. »

Il se remit à boire à la bouteille. De mon côté, je commençai à accuser le coup. Je me débarrassai de mes chaussures de deux coups de pieds et m’installai en tailleur sur le canapé. Je fis mine de cocher une liste imaginaire.

« Nous avons réglé le problème artistique. Voyons le sentimental, maintenant. »

Je savais que j’exagérai. Je m’attendais vraiment à ce qu’il m’envoie promener plus ou moins gentiment mais il soupira profondément avant de reprendre la parole.

« Jasmine m’a largué. Ça fait un mois, un mois et demi. Parce que - je cite - nous n’avancions pas dans la même direction dans nos vies et dans nos carrières.
— Jolie phrase à la con. Je note pour ma prochaine rupture. Ça veut dire quoi, en fait?
— Ça veut dire que Jasmine attendait beaucoup de la notoriété que je pouvais lui apporter. Quand j’ai proposé qu’on s’éloigne un peu de tout ce cirque médiatique, elle n’a pas été emballée. Et puis, elle a eu une proposition d’une compagnie de danse pour une tournée en Europe, un truc vraiment bien pour elle. Je me suis dit qu’on pouvait profiter de l’occasion, voyager tous les deux. Mais ça ne la branchait pas vraiment. Elle a dit qu’elle ne serait pas disponible pour moi et que je devais saisir l’opportunité de « Retour à Cliff View ». Elle a fini par m’annoncer que c’était terminé la veille de son départ. 
— Dur.
— Mouais. Après, je me suis comporté comme un con, je dois le reconnaitre. Je l’ai beaucoup appelée ou envoyé des messages. Et puis, hier, elle m’a téléphoné pour me dire qu’elle avait un nouveau copain. Le directeur de la compagnie. Tu connais la suite.
— Peut-on supposer qu’après ça tu vas tirer un trait sur Jasmine et aller de l’avant? »

Il me jeta un regard incertain.

« Parce que tu penses que c’est aussi simple?
— Plus ou moins. Mais Jared dit que j’ai un coeur de pierre.
— Tu as de la chance. »

J’agitai l’index de droite à gauche.

« Teuh, teuh, teuh, des années de travail acharné, mon cher!
— Et comment tu procèdes?
— J’ai des amis pour l’affection et des mecs pour le sexe.
— Radical.
— Efficace. J’en suis à ma sixième année sans larmes.
— Et avant?
— Avant, c’était la cata.
— Les types en face?
— Profitent de l’affaire la plupart du temps. J’ai eu un ou deux ratés. Mauvaise évaluation du sujet.
— Tu es horrible.
— J’assume. »

Sebastian avait beau jouer les outragés, je voyais bien qu’il appréciait le ping-pong verbal. Il me paraissait bien plus détendu qu’au début de notre conversation. Avec un peu de chance, je pourrais bientôt aller dormir un peu.

« Autre chose, cher patient? demandai-je.
— Je ne sais pas, Docteur Adler. Est-ce que vous voulez qu’on parle aussi de mon agoraphobie, tant qu’on y est?
— Agoraphobie? Il ne faut pas exagérer. Tu arrives à sortir.
— C’est ma psy qui appelle ça comme ça. Mais je n’ai pas peur des gens, en soi. Je déteste juste qu’on empiète sur mon espace. Tu ne peux pas savoir à quel point c’est déstabilisant quand une fille ou un gars te tombe dessus et exige que tu soies disponible immédiatement pour signer un truc, faire une photo… Ou qu’un paparazzi campe devant chez toi dans l’espoir de te  coincer dans un moment particulièrement embarrassant. »

J’hésitai. Et puis zut.

« En fait, si, je sais.
— Comment ça?
— Je sais ce que ça fait les mauvais côtés de la célébrité, » grommelai-je.

Je regrettai déjà d’en avoir parlé.

« Tu en as trop dit ou pas assez, me poussa Sebastian.
— Il se trouve que ma mère était une actrice connue. Non, en fait elle EST toujours actrice mais elle tourne beaucoup moins aujourd’hui. »

Sebastian me regarda avec des yeux ronds.

« Je la connais?
— Sûrement. Mais tu peux courir pour que je te dise qui c’est. C’est vraiment pas la peine de te fatiguer. »

Mais je pouvais presque voir les rouages de son cerveau qui tournaient à toute vitesse. Décortiquer mes traits, chercher une ressemblance, réfléchir à mon nom de famille…

« Ah, et Adler, ce n’est pas mon vrai nom. Je l’ai piqué à Arthur Conan Doyle.
— Tu ne m’aides pas! »

Nous nous regardâmes quelques instants en chien de faïence. Au moins, je lui avais donné de quoi s’occuper l’esprit.

« Qu’est-ce que je gagne si je devine? finit-il par demander.
— Le bonheur de me voir faire la gueule pendant un bout de temps.
— Tu sais motiver les gens. 
— Tu ne voudrais pas aller dormir? Perso, je n’en peux plus. »

C’était moitié pour le faire taire, moitié parce que j’étais vraiment crevée. Pourtant, je ne regrettais pas complètement ma nuit gâchée. L’incident m’avait au moins permis de me rapprocher de Sebastian d’une façon inespérée.

« Tu rentres chez toi?
— Non. J’ai pas le courage et…
— Tu veux être sûr que je ne m’étouffe pas dans mon vomi. Je sais. Je te laisse le lit si tu veux. »

C’était mignon de sa part mais non.

« Pas question. Tu as plus besoin que moi d’être bien installé. Moi, je peux dormir n’importe où. Allez. Pschitt »

Je le chassai d’un revers de main. Il s’exécuta avec un sourire. Je me laissai tomber dans les coussins du canapé avec délectation.

« Esmé? »

Je sursautai.

« Quoi?
— Je voulais te dire bonne nuit. Et merci. »

Je faillis me redresser pour le regarder mais quelque chose me retint. J’agitai la main par dessus le dossier.

« Pas de problème! Je suis là pour ça! »

J’entendis la porte de la chambre se refermer en douceur.

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Trisanna
Posté le 08/11/2021
Re,

Alors alors ! Finalement, il s'est ouvert à Esmé. Il était temps ! Je dois dire que ça fait du bien d'en apprendre plus sur lui. On voit beaucoup Esmé et Seb est un peu effacé derrière elle. J'imagine que c'est une façon de montrer qu'il est fermé sur lui-même.

Dans tous les cas, j'espère qu'il restera ce Seb pas trop cuit le lendemain parce que je ne veux pas retrouver Seb le fantôme xD. Et Esmé non plus.

Bien à toi,
Trisanna.
Aliceetlescrayons
Posté le 10/11/2021
C'est marrant, tu as mis le doigt sur un point qui m'a gêné quand j'écrivais : j'avais - comme tu viens de le dire - l'impression qu'Esmé "bouffait" Sebastian ^^
J'espère avoir corrigé le tir par la suite, tu me diras :)
Alice
Trisanna
Posté le 10/11/2021
Oui totalement !
AnonymeErrant
Posté le 03/07/2021
Re,

Finalement, ça lui a délié la langue. Il ne tient pas si mal l’alcool le bougre, si on oublie sa rencontre avec le trône de porcelaine.

J’espère qu’après décuvage en règle, Sebastian va s’affirmer, parce que sinon, Esmé va le bouffer tout cru xD Pour le moment, on lui pardonne, les vapeurs d’alcool, ça fait pas que du bien, et au moins, il l’a pas mauvais. Mais un bon coup de pied dans le planning millimétré serait un début.

Attention théorie foireuse en approche, mais les propos tenus par Esmé et quelques indices par ci par là, me laissent croire que les scénarios qu’elle griffonne pourraient bien finir dans la lumière. Je dis pas ça parce qu’elle a un acteur sous la main, tout ça tout ça. Mais... et si LE Film n’était pas celui qu’on croit ? hehe

A bientôt !
Aliceetlescrayons
Posté le 04/07/2021
C'est marrant, tu mets le doigts sur une de mes inquiétudes : que le personnage de Sebastian soit "légèrement" débordé par celui d'Esmé -_-'
Tu pourras me dire si ce n'est pas trop déséquilibré ^^'
Hé bien, théorie foireuse intéressante, je dois dire :D Comme, pour une fois, je tente le jardinage plutôt que l'architecture pour ce texte, disons que j'ai des projets pour Esmé et son travail mais que je ne sais pas encore tout à fait lesquels ;p
A bientôt!
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