Scène XVII - Le binoclard qui voulait du temps

Et si le métier d'antiquaire ne me correspondait plus ?

Suis-je réellement amoureux de Danaé ?

Les mains coulées au fond des poches, l'écharpe embobinée quinze fois autour du cou, Julius bravait les rafales hivernales sans parvenir à se défaire de cet abus de réflexions.

Il se rendait à la mine de Fleurisse, située tout à la frontière de Gilding, à mi-chemin entre la gare et la vieille rue du Bibelot Brisé, presque entièrement désertée aujourd'hui. Pour y parvenir, il fallait dévaler le long colimaçon de sentier pelotonné contre la colline de laquelle étaient nées les premières coupoles.

C'était fastidieux à descendre un jour aussi grincheux, mais ayant très récemment développé une haine incommensurable contre les cochers, Julius avait repoussé l'idée du voyage en fiacre comme la peste.

Pourtant, l'antiquaire regrettait de n'avoir écouté que sa fierté. S'atteler à cette lugubre tâche – qui consistait à poser un pied devant l'autre – lui demandait un immense effort tant les bourrasques étaient dévastatrices. Julius avait l'impression de détenir des jambes en porcelaine ou d'être la fragile danseuse d'une boîte à musique. Autour de lui, l'air était si froid qu'il en sentait la fumée. Si froid qu'il cadenassait le village, embrochait les oisillons, striait de larmes le visage du pauvre antiquaire tout penaud.

Pourquoi effectuait-il un si pénible trajet, déjà?

Julius s'arrêta un instant, déboussolé, les yeux lorgnant les réverbères l'entourant sans les voir réellement. Et puis... ah oui, ça lui revenait à présent : il avait pour mission la création de dix nouvelles émotions, comme le voulait traditionnellement chaque début de mois. Au revoir novembre, bonjour décembre. Ce temps arrivé, les ouvriers lui fournissaient une quantité exorbitante d'ingrédients amassés dans les sombres galeries de leur mine. Julius avait enfilé ses gants de soie, ceux qui lui permettaient de choisir ses ingrédients avec une extrême délicatesse, les effleurant à peine et n'y laissant pas la moindre empreinte digitale.

Et si le métier d'antiquaire ne me correspondait plus ?

Suis-je réellement amoureux de Danaé ?

Julius ravala son soupir. Amoureux, vraiment ? Jamais il n'eut autrefois pensé à cette solution, pourtant détonante de simplicité. Pour lui, l'amour n'était qu'un vaste vent aux senteurs de roses, inventé par les poètes dans le vain espoir de rêver davantage. D'aiguiser leur inspiration. Oui, il ne s'agissait que d'une douceur revigorante, enivrante, de laquelle on tire gracieusement notre parfum ; de laquelle on parvient à extraire un petit sourire tout droit, un léger soupir bien frêle lorsque l'on s'habille de son velours depuis quelques temps déjà. Cette étoffe odorante tout près du cœur, on prétexte alors l'Amour comme la source de toutes nos étrangetés : de ces soleils blottis dans nos regards jusqu'à ces impressionnants papillons verbaux qui jaillissent sans cesse de nos bouches.

L'Amour est forcément derrière tout ça.

Julius fut soudain saisi d'un doute affreux. L'Amour était le synonyme même d'absurdité, certes. Mais se pouvait-il qu'en dépit de cette imprécision, l'Amour existât vraiment ? Il serait idiot de croire le contraire, après tout : le binoclard avait été jusqu'à en vendre un flacon fuselé à ce capricieux cocher, et à répondre un « si » affirmé à la Dame Parapluie.

Se pourrait-il donc que... ? L'antiquaire mit rapidement de l'ordre dans les mécanismes de son cerveau, fonctionnant actuellement à plein volume : souhaitait-il connaître davantage Danaé ? Oui, certainement. Souhaitait-il une dose plus commode de complicité ? Il la prendrait bien volontiers. Souhaitait-il l'embrasser ? « Ma foi, je ne dirai pas non » se surprit-il à penser.

Ses joues chauffèrent ; il les enfourna dans son écharpe.

Le contact râpeux du cache-nez se frottant, s'éraflant à sa peau, Julius avait également tout le loisir d'écouter le tissu de ses réflexions se tordre, se tordre encore, se distordre, se défiler.

Si Dame Parapluie était venue jusque dans sa boutique afin de lui soustraire La requête, sans doute Danaé lui avait-elle déjà beaucoup parlé de lui.

Pour dire quoi ?

La buée lui brouillait le verre des lunettes, c'est pourquoi le misérable antiquaire fut obligé de les essuyer dans sa redingote avant de reprendre sa route. Il dut en revanche concevoir que ce nettoyage de bésicles n'arrangeait hélas pas grand-chose à sa vision. En plus du vent, la brume aussi avait engloutie Gilding, qui se voyait avec horreur revêtue du gris-bleu d'un jour mourant, alors que midi n'avait même pas encore sonné entre ses boulevards.

La seule chose que devinait Julius à travers le brouillard, c'étaient les branchages crochus, un peu comme de longs doigts squelettiques qui fusaient à chaque bout de chemin, à la naissance d'un tournant. Heureusement, il était presque parvenu à destination. Au loin se dessinait déjà l'ombre menaçante d'un train – gigantesque sculpture de ferraille qui tenait en fait plus de l'immeuble que du véhicule. Une monumentale calandre d'acier surplombant son phare frontal, le monstre crachait, crissait et ronflait tout en donnant l'ordre à ses roues de s'arrêter tout à fait. Le boucan était phénoménal.

Julius se laissa attirer par ce bruit afin de s'orienter parmi toutes les longues écharpes de brume. S'étant davantage rapproché de la machine à vapeur, il aperçut soudain un jeune homme sur le quai : il lui adressa prestement un signe.

Enfin quelqu'un sur qui foudroyer sa mauvaise humeur.

 -  Quel temps de gnome constipé ! s'écria-t-il à sa hauteur, puis se reprenant aussitôt, stupéfié de son immense juron : tous ces nuages sans saveur, salés à souhait... Tout ce froid répandu dans le vent... J'ai l'impression d'être poursuivi par... d'être poursuivi par un cortège d'aimables fantômes !

Sur cette plainte grandiloquente, l'antiquaire reprit son souffle, claqua des dents, les bras croisés, le front à demi givré. Plus que jamais, son mécontentement était sur le point d'exploser. Cette exclamation filée en une dizaine de postillons ne l'avait pas soulagé tant que ça, avec du recul.

 -  L'essentiel est que les fantômes soient aimables, non ? répliqua l'insensible, mastiquant ce qui semblait être de la gomme.

Julius soupira :

 -  C'est bien la moindre des choses...

Il songea à quitter ce gamin sur ces mots, car déjà un flot de pensées multiples foisonnaient de son esprit. D'accoutumée, le binoclard appréciait beaucoup les nuages, ils étaient d'une distraction bienvenue au cœur de sa routine d'antiquaire. Tantôt de légers plumets blancs qui projetaient une ombre délicate, tantôt des grosses laines épaisses et rosâtres, tantôt – et c'était là que résidait tout le malheur de la chose – des « nuages de pluie » comme on les appelait dans la vallée, lourds et sombres.

Après avoir salué le jeune homme d'un incliné de tête poli, Julius poursuivit son chemin à grandes enjambées. La mine était vraiment toute proche à présent, et croiser des passants devenaient de plus en plus habituel bien que ceux-ci demeuraient en grande partie qu'un vaste bouquet de vieilles femmes fanées.

Elles évoquaient ces orchidées piétinées au sol. Leurs silhouettes squelettiques semblable à des tiges dont la toison échevelée eut été la corolle.

Julius s'accroupit pour récupérer un pétale déchiré, puis le fourra dans un sachet à l'aide de ses gants de soie. Il pourrait lui être utile pour préparer de la Mélancolie, par exemple, ou de l'Extase, ou de la Nostalgie. L'antiquaire eut un hochement de tête pour lui-même : il pouvait partir de cet esprit-là. Ne lui manquait maintenant plus qu'une gouttelette d'encre chinoise, une aile de libellule, un brin d'herbe haché, un reflet capturé, une lichette de larmes de corbeau et un ongle de poisson-fée et il obtiendrait l'entier d'un flacon de Tristesse.

Un soupir. Fin et limpide.

Il n'y arriverait pas.

Ou il lui faudrait rester un sacré bout de temps dans les environs.

Julius se releva, ployant sous le nouveau poids d'une contrariété. Il hissa un regard morne vers le ciel, ouvrit la bouche, avala méchamment une goulée d'air glacé qui lui brûla la gorge. Les nuages épinglés dans la voûte ne s'avouaient pas si pluvieux que ça, finalement. Trapus, bouffis, aussi grisâtres que le teint du professeur des années collège, ils semblaient en fait incarner une représentation absurde de la silhouette d'un vieillard lassé de la vie.

Il s'agissait donc d'une nouvelle race de nuages ? A étudier.

 -  Eh m'cé l'bon vieux Juliéus !

Le minois de Julius était vastement connu parmi les tribus de mineurs. Les mineurs, quelles bien tristes créatures ! La suie de leur visage n'éteignait toutefois pas l'étincelle de leurs regards, vissée bien au fond à l'ombre de leurs casquettes. Il y brûlait continuellement de l'espoir en fusion, des braises d'excitation.

Julius salua tour à tour les ouvriers qui l'accueillaient, comme à leur habitude, d'une poignée de main chaleureuse. C'était étrange de constater combien eux semblaient d'une humeur électrique, enivrante en tout temps en dépit de leur face sans cesse inhumée de poussières. Les doux messieurs aux joues roses, ceux que croisait Julius au tournant d'un beau quartier étaient toujours d'une humeur maussade, grise, jamais sans le moindre sourire imbriqué aux lèvres.

 -  Vous avez pris en compte ma commande ? interrogea-t-il quelques salutations plus tard.

 -  Pour sûr, m'sieur !

 -  Venez donc ! Il ne faudrait pas vous engourdir de froid, m'sieur...

Ce mineur avait une parole d'or. A peine furent-ils à l'abri du vent que la neige se mit à tomber, au dehors, en gros grelots qui font du bruit. Non pas un bruit cliquetant, en revanche, doux, léger et cristallin, mais plutôt quelque chose de compact, de crissant – d'un peu drôle aussi quand on l'entend frôler le parterre.

Très vite, le ciel devint vide ; le sol devint blanc. A croire que c'étaient des restes de nuages, ces cotons écrasés sur le bitume...

Julius se laissa peu à peu tomber dans les bras de l'émerveillement. Les bras chargés de cendres froides, de diamants bruts, de carapaces de scarabées, desdits ongles de poissons-fée et de cheveux de farfadets, il se dit que finalement, aujourd'hui n'était pas une si mauvaise journée. Il n'avait eu le temps de rien, certes, rien que le temps d'accueillir un client mécontent, une cliente excentrique ; rien que le temps de se soumettre à des observations futiles, à bagarrer contre le froid, à s'émerveiller devant le verglas. A contempler introspectivement Danaé.

Mais n'était-ce pas déjà assez ?

Que demander de plus ? La vie n'était pas une machine à exaucer les vœux, ni même une machine à merveilles, ni même une machine tout court. Elle avait du souffle et non du cœur. On ne devrait donc pas s'attendre à quoi que ce soit venu d'elle.

Lorsque Julius revint chez lui, ce soir-là, ses pas produisirent un son ronflant, presque craquant contre les trottoirs. Lorsque Julius revint chez lui, ce soir-là, il portait des pensées bien légères, flottantes, un cœur en montgolfière. Lorsque Julius revint chez lui, ce soir-là, jamais il n'aurait pensé trouver là, sur le perron de la porte, une silhouette aussi familière.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
dodoreve
Posté le 20/01/2022
Bonsoir Pluma ! Tu dois te dire que j'ai disparu mais non, je suis bien là, et depuis la publication de ce chapitre j'espère avoir bientôt le temps de le lire au calme. Je ne sais pas si c'est ce contexte qui me portait à le tirer un peu hors des choses qui a modelé la lecture que j'en ai eue, mais je voudrais commencer par te dire combien je l'ai aimé. Merci merci pour cette douceur mélancolique. <3 Et je ne sais pas non plus si c'est la distance - je ne crois pas, honnêtement - mais je le trouve si différent des autres ? Déjà parce qu'on sort presque de Gilding, et parce que tu nous donnes cet aperçu inattendu de la confection de ses flacons. Inattendu ; ce n'était pas une mauvaise chose mais je croyais jusque là avoir signé un pacte qui laissait à l'onirisme la liberté de penser ces recettes d'émotions sans montrer leur préparation plus que ça. Du coup j'ai envie d'en savoir plus...? Ces ingrédients, ce pétale - sont-ils uniques du fait de ce lieu ? du fait du regard de Julius ? du fait d'autre chose ? Je gourmandise mais si ça restait "inexpliqué", la poésie qui s'en dégagerait ne me déplairait pas non plus.
Ce n'est pas la seule chose qui rende ce chapitre si différent, à mon sens : il y a aussi cette réflexion bien plus introspective du personnage, parce que confrontée à cet absolu qu'est l'amour, alors que jusque là on voyait des petites émotions du quotidien. J'aime beaucoup. J'y vois un tournant, un chapitre essentiel. J'avoue néanmoins me demander ce qui amène cette nouvelle respiration à la fin - "Mais n'était-ce pas déjà assez ?" : est-ce en lien avec l'ouvrier, avec la vie autour du lui ? Bref, je te laisse sur ces questions peut-être sans réponse, mais j'espère qu'elles te témoigneront de l'intérêt que j'ai porté à ton texte ce soir.

Je ne résiste pas à faire quelques relevés :

"Autour de lui, l'air était si froid qu'il en sentait la fumée." Oh je l'ai senti, si senti ! Merci infiniment <3

"Oui, il ne s'agissait que d'une douceur revigorante, enivrante, de laquelle on tire gracieusement notre parfum ; de laquelle on parvient à extraire un petit sourire tout droit, un léger soupir bien frêle lorsque l'on s'habille de son velours depuis quelques temps déjà. Cette étoffe odorante tout près du cœur, on prétexte alors l'Amour comme la source de toutes nos étrangetés : de ces soleils blottis dans nos regards jusqu'à ces impressionnants papillons verbaux qui jaillissent sans cesse de nos bouches." C'est un long passage mais je ne pouvais pas - je l'ai trouvé magnifique. Bravo pour cette délicatesse.

"Le contact râpeux du cache-nez se frottant, s'éraflant à sa peau, Julius avait également tout le loisir d'écouter le tissu de ses réflexions se tordre, se tordre encore, se distordre, se défiler." J'ai trouvé ce passage entre l'écharpe et le tissu des pensées très subtil, bravo !

"La seule chose que devinait Julius à travers le brouillard, c'étaient les branchages crochus, un peu comme de longs doigts squelettiques qui fusaient à chaque bout de chemin, à la naissance d'un tournant." Ooooh mais ça te vient de Hugo ça, non ? <3

"Très vite, le ciel devint vide ; le sol devint blanc. A croire que c'étaient des restes de nuages, ces cotons écrasés sur le bitume..." C'est beau, beau, beau <3

J'espère que tu auras compris combien je l'ai aimé. Merci pour ce chapitre, cette petite goutte d'eau paenne que je me réservais et qui s'est révélée si différente mais pas moins douce (au contraire, peut-être).
Pluma Atramenta
Posté le 05/02/2022
Coucou Dodorêve !

Je m'excuse de te répondre aussi tard, d'autant plus que ton commentaire est adorable et tes lectures si propices au développement de cette histoire. (j'entends par là que grâce à tes messages, j'ai des idées plus neuves qui bourgeonnent quant à la relecture de Dominos.) Donc "pardon" ET "merci" <3
Je pense qu'en écrivant ce chapitre, j'attendais, quelque part, qu'il diffère un peu des autres. Hormis le fait qu'il donne des précisions inattendues sur l'univers de Gilding, (désolée mais je ne crois pas qu'il y aura davantage d'explications par la suite, oups <3) j'ai aussi souhaité qu'il frappe par cette façon plus "frontale" de voir Julius, et ses pensées ébauchées au canif.
Pour l'effet "douceur mélancolique", certainement que c'est voulu ! Je trouve cette ambiance souvent réconfortante à lire chez les autres et savoir qu'elle imprègne aussi mon écriture est vraiment une réussite.

- "La seule chose que devinait Julius à travers le brouillard, c'étaient les branchages crochus, un peu comme de longs doigts squelettiques qui fusaient à chaque bout de chemin, à la naissance d'un tournant." Ooooh mais ça te vient de Hugo ça, non ? <3 - Haha, le pire c'est que j'en lisais vraiment très peu, du Hugo, à l'époque... Une inspiration inconsciente ? :D

A ce "c'est beau, beau, beau" je réponds "merci, merci, merci" en espérant que tu y vois au-delà d'un mot : une réelle reconnaissance <3

Puisse les oiseaux chanter jusqu'aux oreilles de ton inspiration!
Pluma.
noirdencre
Posté le 08/01/2022
Toujours autant de plaisir à déguster ce style inimitable.
Quelle intelligence dans les réflexions sur la vie et les sentiments!
Le travail sur les nuages, leur symbolique par rapport à l'histoire est remarquable!
Pluma Atramenta
Posté le 13/01/2022
Merci infiniment à vous !
Vous lisez