Scène Troisième - Virgule

Notes de l’auteur : Dernière édition le 30/10/23

Virgule n'avait pas fini de vivre. Sa vie s'allongeait encore tandis que son corps se raccourcissait comme un gilet miteux. L'âge lui avait voûté le dos, la nuque. Son visage se craquelait comme une vieille peinture que les enfants grattent mais qui ne part pas tout à fait. Oh, il était certain que jamais cette figure ne s'en irait !

Elle avait entre ses coutures ce tissu de douceur, de chaleur et de bienveillance – ce qui rendait Virgule bien plus que jolie. Il faut dire que ça devenait rare, la bienveillance, et Virgule ne le savait que trop bien.

C'était comme un imperméable à la douleur intérieure. C'était comme devenir immortel.

Les tissus froissés qui constituaient sa peau perçaient cependant sur deux ciels mouillés, très courts, un peu troubles, mais gonflés de cette mélancolie heureuse qui arrache toujours un petit sourire aux Tristes. Ces ciels, tu les voyais de loin. A chaque coup de vent ils se coulaient de profondeurs nouvelles.

Ces ciels uniques ne s'encombraient pas de satellites inutiles ; seule une lourde lune, noire et brillante, les avalait par le milieu.

Ces ciels étaient les yeux de Virgule.

D'ailleurs, Virgule ne s'appelait pas véritablement Virgule : son nom de naissance, c'était Virginie Gudule Taffetas. Or Virgule n'aimait pas ces mots complexes et sophistiqués, trop souvent répétés, usés jusqu'aux cordes et jusqu'aux lettres dans lesquelles les saveurs ne se nichaient plus. Dès qu'on les prononçait, les duretés désuètes, on avait droit à une quinte de soupirs.

Alors on se reculait un peu épouvantés ; alors Virgule se levait dans un craquement de biscotte sous la dent. Puis elle allongeait un pas tremblant sous le clocher, des pigeons sur les épaules. En agissant ainsi, on lui déplaisait, enfin.

Il ne fallait pas déplaire à Virgule.

 

Lorsqu'elle venait de la ville, elle rapportait des herbes qui poussent drues et grasses sur les trottoirs, quelques papiers froissés, des plumes d'oiseaux indéfinis, des chocolats mous qu'elle enroulait dans du papier fin et doré... La centenaire rapportait tout de la ville, elle rapportait toute la ville et reprenait tout, une fois rentrée. Personne ne savait réellement ce que Virgule faisait de tous ses trésors mais si on lui déplaisait, sûr, elle ne nous offrirait rien. On n'aurait pas de cadeaux et la sensation de magie contre notre peau.

En effet, la vieillarde, aussi bienveillante qu'elle était, gardait une aura angoissante, l'ombre d'un sortilège dans son intérieur tassé.

Virgule n'avait plus de cheveux depuis longtemps, et son crâne lisse buvait l'odeur des ruelles. Sa jupe aux fleurs fanées lui battait entre les jambes. Les bosses des enfants s'emboîtaient aux creux de ses vieilles mains. Au sol, son étroite silhouette se déployait en gigantesque flaque noire. Le vent se jetait en pirouettes à ses côtés. Elle attirait les félins du quartier, les pigeons du dernier parc, les ruelles trop étroites, les âpres savants, les orphelins fluets.

Et parmi eux, les bambins ailés.

 

***

 

Ce fut au cœur d'un pénible hiver que les bambins ailés rencontrèrent pour la première fois Virgule. Cela faisait un mois qu'ils vadrouillaient à Terne, patrouillaient dans ses rues et se barbouillaient de larmes quand ils avaient trop faim. Ils mangeaient chacun une fois par jour l'équivalent d'un morceau de pain. C'était loin d'être suffisant. De continuels frissons leur partaient du crâne et coulaient le long de leur colonne vertébrale. Les cernes et les côtes se creusaient. Leurs jambes étaient lasses de courir et leurs mains de voler. Les bambins menaient alors une drôle de vie assez moche, dans laquelle la grisaille avait sa place comme un meuble.

Mais le soir, emmitouflés dans leur vieille courtepointe de l'Orphelinat, ils se mettaient à chanter. Le chant rêvait ; il s’agissait d’un chant aux espoirs et aux sourires vrais qui lézardait les murs et occupait l'air comme un mol flocon. Ça pépiait, ça tintait, ça déboussolait le vent. Quand les musiqueux se taisaient, les murs, autour d'eux, étaient colorés.

Or, un jour qu'ils gazouillaient ainsi de leurs jeunes poumons, une ombre comme celle d'un arbre les recouvrit. C'était à cette mauvaise heure crépusculaire où les choses sont faussées, sont fauchées et se confondent ; le ciel était aveuglément violet d'un bout à l'autre. Les enfants-oiseaux ne comprirent pas de suite que la silhouette biscornue, onduleuse, appartenait à cette passante courbée du trottoir d'en face. Puis, comme la silhouette ne bougeait pas et la vieillarde non plus, les bambins se turent peu à peu et l'observèrent attentivement.

De là où ils se trouvaient, les bambins pouvaient voir sans être vus. Ils se cachaient dans un espèce d'appentis inoccupé, où s'entassaient bûches et fagots, alignés sur une poutre comme des oiseaux sur un fil électrique. Mais évidemment, on pouvait les entendre, et cette vieillarde semblait même les écouter.

Surpris, ils virent avec brusquerie la jupe dans la passante se trousser, son sabot bifurquer dans leur sens tandis que, le visage bas, la vieillarde marmonnait quelque chose. Elle avança vers eux comme sachant parfaitement où ils se trouvaient. L'ombre grossissait à ses pieds et ondulait de plus belle, espèce d'obscure méduse prise dans les fanges des quartiers.

— Vous êtes bien naïfs, momignards.

Une voix qui ressemblait à nulle autre : une voix chaude, une voix rocailleuse, une voix désertique. Dès sa parole prononcée, Virgule leva vers eux son visage articulé en chemins et craquelures, avec en son centre ses merveilleux ciels mouillés. Elle dit :

— Venez.

Les bambins ailés vinrent sans bruit. Elle dit :

— J'ai un foyer pour vous.

Quelques heures plus tard, ils arrivaient devant une chaumière. Virgule connaissait leur existence sur le bout des doigts et ils ne savaient rien de la sienne.

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Louison-
Posté le 05/11/2022
Coucou Pluma !
Et wow, c'est dingue l'atmosphère toute douce et pleine de velour que tu arrives à faire passer avec juste quelques phrases. J'ai découvert vraiment une super plume, très fine et poétique, qui dessine petit à petit, sans se presser, les contours de son histoire. J'aime tellement le prénom Virgule, si tu savais <3
Voilouille, un plaisir !
Pluma Atramenta
Posté le 05/11/2022
Coucou Louison !
Wouah, merci beaucoup pour cet adorable commentaire ! En espérant que la suite te plaise <3
M. de Mont-Tombe
Posté le 04/11/2022
Coucou !
Je suis vraiment tombée amoureuse de ta plume. <3
J'aime moins cette histoire que Dominos (que je continuerai dès que j'en aurait fini avec les HO), mais c'est une histoire qui réchauffe vraiment le coeur, très agréable en ce début novembre ! J'irai peut-être plus loin dans cette histoire après avoir lu celles que je dois déjà lire. J'aime beaucoup, en tout cas le personnage de Virgule. À bientôt !
Pluma Atramenta
Posté le 04/11/2022
Merci beaucoup à toi <3
Herbe Rouge
Posté le 01/11/2022
Un nouveau personnage avec un nom sympathique et un âge canonique.
Et à nouveau cette écriture qui effleure les choses sans rien révéler.
(mais une belle écriture, à la fois fluide et travaillée !)
Pluma Atramenta
Posté le 01/11/2022
Merci beaucoup ! J'espère que tu poursuivras la lecture !
Tac
Posté le 30/10/2022
Yo !
J'avais cru t'avoir déjà lue, mais en fait non, aucun de tes titres ne m'est familier ! Je pense que c'est à force de te voir sur le forum !
Bref.
Je me souvenais d'avoir déjà croisé ta fiction dans les nouveautés et d'avoir été intrigué par le titre, et je suis bien contnt d'être amené à dépasser le stade du titre ! Pfioulala mais que j'aime ce début ! La poésie, le flou artistique réussi sur l'histoire, dans une espèce de vibe de conte éthéré où j'ai l'impression de ressentir une vérité cachée (ou plusieurs) mais qui ne se révélera qu'à la fin de l'histoire ou peut-être même après méditation.... Je suis conquis. En même temps j'adore ce genre d'histoire, je les trouve beaucoup trop rares ! Malheureusement ça veut aussi dire que j'ai maintenant des attentes plus hautes que ce que je n'avais en déboulant sur ton histoire. J'ai hâte de lire la suite pour voir si je suis comblé ou non !
Ah et ton style fait tout à fait le travail aussi, l'histoire le sert et il sert l'histoire, j'adore cette complémentarité. Chapeau car ç'aurait pu paraître kitsch ou forcé ou alambiqué inutilement, mais non, ça m'a paru tout à fait naturel, tout pile les bons dosages.
Plein de bisous !
Pluma Atramenta
Posté le 30/10/2022
Waw, merci beaucoup ! Ton commentaire me fait très plaisir, alors j'espère vraiment que la suite te plaira <3
Edouard PArle
Posté le 29/10/2022
Coucou !
J'aime beaucoup l'incipit, le paragraphe est vraiment très bien écrit ! Je rejoins les autres commentaires : c'est joli et délicat et ton écriture est toujours aussi belle.
J'ai aussi apprécié le dernier paragraphe avant la phrase de chute, la description est très bien écrite.
Un plaisir,
A bientôt !
Pluma Atramenta
Posté le 29/10/2022
Merci beaucoup à toi !
Liné
Posté le 01/07/2022
Haaa mais ce portrait est de toute beauté ! C'est d'une poésie qui fait tellement du bien... Et puis ce patronyme ! Je suis fan !

(commentaire pas très long, si tu me le permets, juste pour te faire savoir le grand sourire que j'ai sur les lèvres à la lecture de ce chapitre)
Pluma Atramenta
Posté le 02/07/2022
Merci à toi <3
Claire May
Posté le 18/04/2022
Joli portrait tout en délicatesse, qui tombe comme une virgule dans ta narration, une respiration. J'ai bien envie de voir quel rôle elle va jouer !
A très vite,
Claire
Pluma Atramenta
Posté le 19/04/2022
Merci beaucoup !
JeannieC.
Posté le 01/04/2022
Hello ! Me revoici plongeant dans ta confiture =)
Quelle douceur qui se dégage de ce portrait et de ce personnage ! Virgule est immédiatement attachante, dans son grand âge, sa fragilité, mais aussi son caractère bien affirmé derrière cette première apparence courbe et frêle. C'est un vrai moment de velours que cette rencontre, tissée autour des sonorités en V et de toutes les associations d'idées qu'amène ce petit mot de "virgule". Tu joues habilement sur ce terme et ceux auxquels on peut le rattacher avec les sonorités.
Le moment sur le gilet miteux m'a fait penser à un vers de Victor Hugo, il parle du manteau troué d'un vieux mendiant dans "Les Contemplations" et le décrit comme laissant voir le ciel, de mémoire "sa bure où je voyais des constellations". J'ai retrouvé un peu de ça dans les tissus et les vieilles coutures autour de Virgule

A bientôt ! <3
Pluma Atramenta
Posté le 02/04/2022
Coucou ! (te revoir par ici me rappelle mon inadmissible retard sur les étonnants chemins de repentir... hum, hum)

Merci infiniment à toi <3
J'aime beaucoup tous ces mots que tu emploies pour décrire ton impression. (et toujours ce champ lexical du vêtement !)
Trop contente, en tout cas, que Virgule te plaise <3
Plus ce chapitre est commenté et plus j'ai confiance en mon personnage. Les avis sur le personnage de Virgule me rassurent beaucoup - j'avais l'impression d'abuser un peu à lui accorder tout un chapitre. Mais si une comparaison avec Victor Hugo est faisable, alors ça va ^^

A très bientôt, j'espère !
Pluma.
Margerie Kremer
Posté le 12/01/2022
Pluma,

Je suis conquise par Virgule et la description que tu en fais. C’est un personnage profond, complexe, fort et attachant, remarquablement mis en mots.

Et j’adore ce type de surnom, la mécanique qu’il y a avec le vrai nom. Particulièrement, je trouve celui de la sorcière très judicieux.

Bien à toi, et bravo !
Pluma Atramenta
Posté le 12/01/2022
Merci pour ce petit commentaire qui réchauffe le cœur <3
Hylla
Posté le 26/12/2021
Salut Pluma !

De retour dans ta belle confiture, je découvre avec plaisir cette belle description de Virgule. Je la trouve très bien menée et poétique ! Belle introduction pour un personnage que je devine devenir important pour les bambins ailés.

Pour le coup, le chapitre est court, essentiellement tourné autour de cette description. Du coup, je suis intriguée : quand est la première fois qu ils l ont rencontrée ? Quand et où la voient-ils ? Mais je pense que ce genre de questions pourra être repris en réécriture sans souci, ne serait-ce que par un redecoupage des chapitres (ou autre, l auteur est maître bien sûr !)

Au plaisir de te lire, bien à toi,

Hylla
Pluma Atramenta
Posté le 28/12/2021
Coucou Hylla !

Merci beaucoup à toi ! <3 Je réfléchirais à ces suggestions une fois cette (petite ?) histoire achevée. Je pense que les réponses à tes questions viendront par la suite ; elles sont claires dans ma tête, mais je ne me souviens pas de les avoir encore compilé dans le roman… A voir lors de la relecture ! J'espère du fond du cœur, en tout cas, que la suite te plaira tout autant !

Encore des mercis à l'eau de lune,
Pluma.
Hylla
Posté le 28/12/2021
Courte histoire ? Tu as prévu quel volume si tu le sais déjà ?

Je suis admirative que tu aies déjà une telle vision. Je découvre toujours le volume au cours de l'écriture... Souffleurs devait avoir du mal à dépasser les 40K dans ma tête (et à 20K j'en étais encore persuadée) pour finalement terminer à 120. Le suivant, je suis tombée des nues en voyant qu'il était plus court que ce que je pensais (30K au lieu de 50) ....

Du coup je suis curieuse :)
Pluma Atramenta
Posté le 30/12/2021
Haha, c'est vrai que parfois, on a plus de choses à dire que ce que l'on croit :) (ou inversement) Tout compte fait, je ne pense pas que La Confiture aux Lucioles sera si courte que ça ; passée la relecture, je dirais... pas loin de 70K ? x) Je crois surtout que c'est l'effet de comparaison qui me pousse à penser qu'il s'agira d'un court roman. Inconsciemment, je le compare à Le Miroir des Univers (à peu près même poids que Souffleurs d'Histoires version finale) ; et du coup, ça engendre une assez grande différence.

J'espère avoir répondu comme il se doit à ta curiosité ^^
Merci encore pour la lecture !
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