Scène Huitième - Le camouflage

Notes de l’auteur : Dernière édition le 11/11/22.

Manger tant de framboises lui avait ensanglanté les doigts.

Brunelle fronça les lèvres devant le miroir. Une convulsion minime, tremblotante se hâta de creuser ses commissures mais la jeune fille même fut incapable de déterminer s'il s'agissait d'un sourire raté ou d'une grimace réussie. Le fait est qu'en aucun cas, elle ne ressemblait à un garçon.

Brunelle se tordit encore dans son corps trop petit, si rond. Il poussait vers l'avant, vers l'arrière, et même par les côtés. Il gonflait comme un nuage avant de déverser ses flots. Il se coiffait de teintes opalines, se cousait de contours douillets – douceur nauséeuse, insupportable. C'était un poids ; il prenait toute la place.

Tel un astre effondré sur lui-même, sa carcasse déformait l'espace. Elle prenait pour elle toute lumière, toute perspective, arrachant et tirant. Tirant fort.

L'étirement se boursouflait ensuite, la chair se rabougrissait soudain, collante, pâteuse, dégoulinante. Visqueuse comme les vilains goûts qui ne partent pas.

Ce corps mordait Brunelle de l'intérieur.

Il n'y avait guère que la tête, les épaules pour lui rendre un peu de robustesse masculine. Dans le choix de ses vêtements, la jeune fille s'arrangeait chaque matin à mettre en valeur cette force de la tête, la large broderie de son buste. De même, elle prenait le soin de dissimuler sagement chacune de ses formes – la poitrine sous le velours d'une immense redingote, les hanches couvertes par les pans de celle-ci.

Les mouvements lents, longs, répétitifs que cela nécessitait lui aspirait tant d'énergie qu'elle en suait énormément, une fois sa tâche achevée. Ensuite, elle se passait la tête à l'eau froide.

 

 

Brunelle inclina la glace sur le côté, à bout de souffle et à bout de pensées. Pour s'inspecter de la sorte, elle avait dû se réfugier dans les toilettes d'Anacyclus, un peu avant la reprise des cours.

C'était d'une constante nécessité. Il fallait continuellement s'assurer la justesse de son déguisement. Car l'école, à Terne, était exclusivement réservée aux garçons.

 -  Bruno, c'est encore toi qui est enfermé ? Ouvre ! Mais enfin, qu'est-ce que tu peux faire ici pendant une heure...?!

L'autre tambourinait à la porte. Les coups tonnaient comme le cri échoué en soupir. Sans se soucier du boucan que les tapements occasionnaient, Brunelle fouilla entre les tissus de son cartable. Elle en extrait une fiole ; ronde, rabougrie, sans doute réalisée en céramique. Son contact était froid ; ses flancs se cristallisaient d'une texture lisse et poussiéreuse qui, comme tout cadeau de Virgule, donnait lieu de s'émerveiller. Un sourire neuf voltigeant contre ses joues, les mains frissonnantes, Brunelle décapuchonna l'offrande et la porta à ses lèvres.

Aussitôt, ses traits fins se tendirent, s'assouplirent, bayèrent sur un reflet de peau plus rude. Sa gorge, elle, se cabossa selon l'ampleur d'une pomme d'Adam. Ses os se ressoudèrent de manière compacte, encore que ceux de son bassin ne se rétractèrent que légèrement.

L'illusion était faite.

Brunelle avait la chair en feu.

Cette fiole, conçue des mains d'une sorcière, avait le pouvoir de « masculiniser » de surface tout corps voulant. Cependant, l’illusion n’agissait que le temps de quelques heures.

 -  Tu as un rendez-vous, c'est ça, hein ? continua Fysème de l'autre côté de la cloison. Sûr que tu vas retrouver une fille !

 -  Peut-être...

Elle hoquetait en essayant d'endormir la douleur.

 -  Ah, j'en étais sûr... ! ça ne peut être que ça, de nos jours... Des filles, des filles, des filles. Je me demande ce qu'elles ont toutes de si extraordinaires... Elle s'appelle comment, la tienne ?

 -  Louison, sourit doucement Brunelle, malgré le supplice qui lui humidifiait l’œil.

Elle organisa ses cheveux de sorte qu'ils jaillissent tels une torsade négligée, bénit de toutes ses forces Virgule et ses remèdes radicaux puis se résolut enfin à sortir.

Fysème l'attendait, le dos bien droit et le cartable vissé sur les épaules. Il était de ces étranges gens portant l'allure fière mais sans l'avoir réellement, ce qui leur retirait ainsi toute contenance ou autorité.

Brunelle, à ses côtés, évoquait un vagabond avec sa tignasse éparse et son œil vif.

 -  Dis... Bruno...

 -  Oui ?

 -  Tu connais une fille, justement, que je pourrais intéresser ?

Un rire lui poussa instantanément dans la gorge, mais le « vagabond » se dépêcha. Une seconde, elle avait pensé à Jo. Jo... ! sa camarade d'enfance ! La personne la plus droite, la plus réfléchie qu'elle n'ait jamais connue.

 -  Non... désolé Fysème, mais je ne crois pas avoir assez de contacts pour te permettre une rencontre... Louison est l'un, euh, l'une des seules filles que je connaisse, en fait...

 -  Oh, murmura Fysème, déçu.

Ils allongèrent le pas jusqu'aux couloirs. En silence, aucun des deux n'étant bavard. Aucun des deux non plus n’entretenait quelconque tissu de popularité au sein de l'école. On se reculait furtivement de leur ennuyeux sillage. L'un avait le cerveau trop rigide et le langage trop trébuchant ; l'autre avait la tête ailleurs, dans un quelque part que nul ici ne saurait atteindre. Les deux en revanche savaient très bien pourquoi ils se trouvaient là, et travaillaient avec assiduité.

C'était pourtant sur Brunelle que se tissaient la plupart des moqueries. Sans être excentrique, fantaisiste ou saugrenue, on persistait à la croire « bizarre ». Différente.

Peut-être l'était-elle, au fond. Même Fysème tombait parfois d'accord avec ce raisonnement. Il la traitait de troubadour – les Gris exécraient les troubadours.

 -  Contrôle demain ?

 -  Non, aujourd'hui.

 -  Tant mieux, alors…

 -  Tant mieux… ? Pourquoi ? Pour Louison ?

 -  Pour Louison.

Ce soir – et elle n'avait pas menti à Fysème – elle prévoyait de passer plus de temps encore avec Louison ; et si cela pouvait se faire l'esprit délivré de ses examens, c'était vraiment une chance. Sans doute pourra-t-elle aussi accorder une importance redoublée à Jo, Morve et Bleu dans ces conditions. Voir un peu où ils se situaient, de leurs côtés.

Combien de Gris prévoyaient-ils de « contaminer » ?

Combien l'étaient-ils déjà ?

Brunelle sentit soudain comme un long mouvement de ressort qu'on détend dans son dos : trop penser à ses camarades lui dépliait inconsciemment les ailes. Ses chairs se distendirent. Craquement de vertèbres. Les plumes cherchaient à se piquer un passage à travers sa peau.

Pour faire diversion, s'évertuant à se remplir la tête d'air, la jeune fille se hâta dans les promenoirs au détriment de Fysème qu'elle laissa derrière.

 -  Que fais-tu ? lui cria celui-ci.

 -  Grouille-toi, Fys ! Tu sais bien que... qu'monsieur Colifichet aura tou-toujours au moins dix minutes d'avance... A mon... mon a-avis, le simple mot « retard » lui ferait… lui ferait vo-vomir ses tripes !

Elle haleta une dernière chose intelligible avant de se faufiler dans la cage d'escalier. Ses genoux cognèrent le sol ; ses poumons s’essoufflaient. Heureusement, ses ailes se refermaient enfin, le poids de son sac dans le dos leur bouchant la sortie.

Resté à l'arrière, Fysème marmonna :

 -  J'espère que pour la retraite aussi, il aura de l’avance, le vieux.

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Liné
Posté le 19/11/2022
Oh. Magnifique petite pâtisserie de début de journée, ce chapitre... Comme tous les autres, d'ailleurs !

J'ai adoré le rapport au corps, évidemment (moi qui suis très portée sur ce motif). On pense à la puberté, à l'apprivoisement de ce nouveau corps, et puis bim ! tu nous présentes un personnage perdu entre deux genres pour se fondre parmi les autres. Je la comprends, je la plains et j'espère qu'elle saura se défaire de tout ça et réussir à être elle-même...

Merci beaucoup !
Pluma Atramenta
Posté le 23/11/2022
Hiii merci pour ton commentaire ! Tes mots me touchent beaucoup <3 J'avoue qu'avec Brunelle, je ne pensais pas d'abord aborder la question du genre, mais le sujet est venu naturellement, ses questionnements aussi - alors je trouve ça encore plus beau.

Merci à toi, et à très vite ! <3
Pluma.
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